Sur la terre d’une rave tellurique, free party secouée par une bande son électro minimaliste et répétitive, les danseurs au ralenti de leurs mouvements en mode slow motion se dirigent-ils vers une évocation en creux de l’attentat du Bataclan ? Ainsi par ces corps juvéniles éclatés, inanimés au sol, la déploration d’une jeune femme, ou l’imperceptible progression d’une danseuse les mains pleines de terre pour une cérémonie de deuil menée sur un être-poupée inanimée proche des tableaux de Hans Bellmer.
Etirement temporel
La durée étendue des gestes déréalise les scènes solitaires ou de groupe représentées au plateau : battle héritée du hip hop, adoration, pietà ou postures de saints héritées de l’iconographie religieuse, affrontements sporadiques, jets de liquides depuis des bouteilles, production de brouillard par le corps même, ensemble choral une fois quasi à l’unisson évoquant l’atmosphère de rituel religieux ou païen du Sacre de Printemps … Le ralentissement des mouvements produit l’étrangeté, tout comme une logique du rêve ou du spectral de laquelle elle peut participer. Elle décale et bouleverse l’activité perceptive du spectateur.
Le pianissimo gestuel permet aussi l’accès à une visibilité accrue du mouvement. Crowd explore les obscurs mouvements de l’âme qui échappent aux danseurs adolescents Mais surtout les régimes émotionnels qui sont les nôtres : anxiétés flottantes, égarements chroniques, jubilation passée comme masques de théâtre grec…
Jusqu’à cet épisode silencieux où les corps sont immobiles, étendus au sol. Ils re-posent. De cette mort possible, les voilà qui renaissent, toujours en mode pédale douce, empruntant le destin post-apocalyptique de zombies. Visages baissés, maculés de terre, cheveux cascadant devant le visage comme souvent chez la chorégraphe. Une nouvelle aube de morts vivants pour une nouvelle humanité, meurtrie, plus grave, revenue de tout, dont un couple féminin qui se serre comme des blessées sororales.
Baisers et caresses
Mutations hypnotiques des codes de représentation de l’amour et du désir aussi. En témoignent ces séquences de baisers doux, souvent pudiques et organiques entre partenaires du même sexe. Ils imposent des présences qui, paradoxalement, jouent sur leur propre suspension ou dilatation.
Comme dans les errances et dérives, où les lieux sont des espaces psychiques hantés d’un mal-être, des Américaines Kathy Acker et Sarah Schulman ou du côté du romantisme noir cher à la Britannique Sarah Kane, la quête incessante de l’amour comme absolu (du latin absolutus ou «détaché de tout») se fait néanmoins jour. La pièce s’en fait le sismographe disséquant une émotion aussi par la caresse et le toucher plutôt qu’un sentiment. Qui ne défend ni de l’instabilité, encore moins de la versatilité. Entretien.
Les interprètes de Crowd repassent souvent par le même mouvement, parfois conduits en avant puis en arrière, l’immobilité, le corps somatique étudié par Charcot à la fin du 19e s …
Gisèle Vienne : A mon sens, c’est la pièce la plus complexe réalisée dans l’écriture à ce jour. Les arts de la marionnette, des corps retouchés, artificiels, du mouvement des androïdes sont sources d’inspiration depuis toujours dans mon travail. Pour Crowd, il est essentiel de saisir que les danses urbaines dont le hip-hop sont largement structurées par la musique électronique, la house et la techno. Soit les sonorités et la manière dont sont montées ses musiques.
Les effets parfois délirants de filmage et de montage des corps dans l’espace que permet le cinéma d’animation ou le jeu vidéo ouvrent à cette fascination qui «inquiète le voir» avec ces corps si retouchés, remontés, augmentés par la lenteur. Qui sont de l’ordre de l’excitation, du vertige. Il y a toujours eu plaisir à danser de manière quasi artificielle et qui ne va pas dans le sens de la naturalité des évolutions du corps humain. Ainsi dès Showroom Dummies créée en 2001, on peut déceler l’influence des corps artificiels et de ces danses retouchées.
Qu’apporte et qu’implique comme travail le ralenti dans le mouvement qui caractérise la chorégraphie de Crowd ?
Pour les danseurs la pratique d’entrer dans le corps de manière lente contribue à activer les facultés kinesthésiques des spectateurs. Soit faire «corps» avec le spectacle et sensations de son propre corps activées par la création scénique. Cette approche passe chez l’interprète par un exercice singulier de la méditation. Loin d’être une méditation de relaxation, elle est une pratique favorisant l’ouverture, la disponibilité et l’hypersensibilité. Les interprètes s’immergent ainsi dans un état d’hyperprésence sensible.
Le ralenti est à la fois d’une précision selon les règles compositionnelles de la pièce et d’une très grande liberté également. Il y a ainsi aussi la place pour l’imprécision et l’aléa. C’est une des grandes de forces de la pièce : la manière dont le réel aléa ou imprécision non calculée, qui est disponibilité aux autres et à la situation, peut s’inscrire dans une forme éminemment précise et faite de jeux de contraintes qui en est de fait transcendée. Enfin, le fait de bouger ainsi génère un très grand plaisir au sein des groupes de danseurs.
Comme dans la musique baroque, la «basse continue» de la pièce est d’abord cet état de chaque interprète au plateau. Ensuite la temporalité singulière de la lumière. Elle nous fait traverser la pièce tout à la fois avec une grande tension et une ouverture extraordinaire sur le temps. Ceci avec une richesse et une densité de sonorités importante qui s’étend à la lumière.
Parmi vos influences théâtrales, il y a celle du metteur en scène français Claude Régy.
Oui. La lenteur est liée au théâtre nô et à celui de Claude Régy qui comprend chez ce dernier un travail virtuose de la lumière et des gestes en apesanteur, un jeu sur la lenteur du débit du texte et du mouvement. Cette manière d’agencer une tension souterraine, ces flux secrets qui sous-tendent une histoire loin de l’habituelle grille psychologique. Désenchaîner le corps et le faire irradier, charger les corps, juste avant une zone d’explosion. Ce que Régy tente de montrer, c’est une manière vivante, fluide qui se tisse entre les personnes et circule dans un espace où sont inclus les spectateurs.
J’ai découvert La Mort de Tintagiles, pièce radicale en forme de contes pour enfants de Maeterlinck mise en scène par Claude Régy. Sous le terme «marionnettes», Maeterlinck ne désigne pas nécessairement des pantins ou poupées. Il est à la recherche d’un théâtre où «l’absence de l’homme (lui) semble indispensable». Il souhaite la remplacer l’acteur par «une ombre, un reflet, une projection de formes symboliques ou un être qui aurait les allures de la vie sans avoir la vie».
Vous utilisez différents types d’incarnations corporelles…
Comme dans mes pièces Kindertotenlieder ou The Pyre, le travail se concentre sur les différents types d’incarnation et de désincarnation du corps. Outre différents types de mouvements (saccadés, figés, ralentis, en défilement arrière puis avant…), il existe des corps ici très présents, psychologiques. Prenez l’entrée de la danseuse Katia Petrowick, qui se déploie dans un mouvement de temps réel, psychologique. Puis des corps qui modulent une série de variations entre la présence et l’absence : la poupée, le pantin, la marionnette humaine, l’avatar…
Pour mener vers un corps désincarné, un corps d’images, une sorte de tableau arrêté avec des variations lumières conséquentes. Notre perception vacille face à des corps comme photographiés ou filmés. Au Japon, on m’avait tenté de définir mon travail en deux mots. J’ai répondu que je pensais faire du «théâtre hanté». De fait pour Crowd, j’ai demandé aux quinze danseurs de jouer par les regards, corps, déplacements et attitudes avec de multiples présences non visibles sur la scène.
Il y a un double mouvement. L’état bizarre dans lequel peut être plongé le spectateur, qui trouble sa vision. Mais lui donne aussi l’impression de voir avec une plus grande acuité qu’à l’accoutumé, en étant plus sensible aux détails et son désir de précision.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Crowd. Tournée en Europe. Rens. : www.g-v fr/fr/