Sur un no man’s land de terre battue cerné de déchets, se déploie un étrange rituel de corps aux mouvements pianissimo proches de ceux du théâtre nô. Un théâtre contemplatif et vécu cher à la chorégraphe, metteuse en scène et marionnettiste, Gisèle Vienne. Voyez cette jeune danseuse en k-way, figurant une revenante ou fantôme. Elle parcourt comme un compas une diagonale, levant les bras au ciel, étrange jubilation décomposée par la lenteur. «Le théâtre nô, c’est quelqu’un qui vient», écrivait Claudel.
Archaïsme et minimalisme
Pour cette rave aux allures archaïques de Sacre du printemps, les danseurs sont animés de mouvements dits «retouchés». Les effets utilisés mêlent ralenti, découpage et montage. Ils sont inspirés par la musique drone, ses sons et notes, maintenus et repris. Mais aussi par la refiguration de mouvements en boucle ou jouant d’allers et retours inspirés du cinéma d’animation, du jeu vidéo ou des capsules filmées et diffusées sur les réseaux sociaux. D’où des micromouvements fluides, enveloppés, déstructurés comme ces dos devenant des arches , figés ou saccadés. Que l’on ne s’y trompe pas! L’humain n’est pas qu’un concentré d’automate, une «hyper-marionnette», voire une poupée à taille humaine ou un mannequin articulé, comme ceux qui ont traversé nombre de pièces de Gisèle Vienne depuis 1999. Mais un corps rendu lisible comme rarement aux émotions qui l’animent. Des émotions exacerbées, rendues visibles parfois jusqu’au grotesque mimographique, par la fragmentation et le ralenti.
Selon Gisèle Vienne rencontrée pour un entretien, le processus à l’œuvre est «une altération douce par des jeux d’optique et de rythmique avec certains ressorts de l’hypnose» visant à changer l’état de corps et d’être du spectateur, comme le fait, à sa manière de trip halluciné, le cinéma de Gaspard Noé (Enter the Void, Climax). L’idée est de placer le public face à des formes de tableaux vivants rythmés par les nappes des musiques électro répétitives (Jeff Mills, Underground Resistance, KTL…) . Ce, en partant de l’intuition qu’un tableau n’est jamais immobile, «puisque l’œil a toute liberté, en se déplaçant, de déjouer sa perspective, de nuancer ses lumières; le tableau attend toujours que l’œil le dramatise», avance l’homme de théâtre français Olivier Py.
Etats seconds et émotions
Les raves sont animées d’une utopie communautaire alternative à la société néolibérale et de «la recherche du religieux sans la religion», soutient Gisèle Vienne. Elle n’a pas oublié que ces «fêtes collectives répondant aux besoins de nouveaux rituels et à une quête de spiritualité» furent souvent sauvages et clandestines, anarchistes, libertaires, hédonistes et égotistes. Fidèles à des logiques immédiatistes, elles disqualifièrent institutions, pouvoirs et politiques prétendant à la gestion de l’avenir socio-économique.
En une nuit sur terre hantée, la scénographie lumineuse (signée Patrick Rioux) en clair-obscur, floutant les ombres des protagonistes évoque aussi «le passage des saisons», selon l’artiste. Quinze danseurs s’inspirent du slow motion cinéma, une technique décélérant radicalement le geste. Cette approche virtuose permet de mixer des sources dansées variées. Des chorégraphies urbaines, waacking, voguing, krump, hip-hop aux danses de possession, telles celles de sorcières indonésiennes. Sans taire une magnifique ode à la caresse, l’effleurement et le mouvement délicat des mains inspirées, de loin en loin, par le kathak indien, danse narrative et rituelle. L’ensemble réveille, non sans troubler, en chacun, des souvenirs souvent inavouables et inavoués.
Pas de texte audible, même si pas un geste ne porte l’empreinte, la trace de 15 histoires imaginées par les danseurs et l’écrivain américain Denis Cooper aux univers psycho-cliniques, portant souvent sur une jeunesse nihiliste perdue, corps et âme. Pour le cinéaste américain Douglas Sirk, «l’émotion, c’est le mouvement». Emotion donc devant la précarité de chaque mouvement suspendu au fil de Crowd qui permet une métamorphose du regard. Ainsi aux yeux de la chorégraphe, la lenteur accentue une émotion (colère, peur…), la dissèque, image par image. S’ensuit que, par le biais de l’imagination, le spectateur peut se mettre à la place d’un interprète. Et penser endurer les mêmes tourments ou sidérations.
Selon un mécanisme qu’a mis en lumière le psychologue Bernard Rimé – dont l’essai, Le Partage social des émotions est à la base théorique du spectacle, une fois partagés, les récits et émotions augmentés grâce au ralenti (timidité, agressivité, sidération, joie…) se propagent dans les groupes. Leur cohésion en est affectée. A chaque niveau de la transmission, l’entreprise de production de sens se régénère et se métamorphose.
Du côté d’Akerman et Proust
Gisèle Vienne a reconnu une part de son travail sur Crowd dans le cinéma de la Belge Chantal Akerman. Singulièrement, Toute une nuit (1982), mosaïques de fragments de vie d’anonymes au rythme très lent. En l’espace d’une nuit étouffante, des amants se croisent, fuient s’attendent, se déchirent, se magnétisent, quasiment sans paroles et en plans fixes. Un film travaillé, comme la chorégraphie de Crowd, d’un suspense extraordinaire, doté d’une puissance imprévisible sur la manière d’arracher du sens aux événements, mouvements et détails les plus ténus, qui au gré de ce temps prospectif propre au film, et ici à la pièce dansée, en deviennent inquiétants, palpitants.
«L’existence, écrit Proust, n’a guère d’intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident devient un ressort romanesque.» Crowd est un spectacle qui exerce un pouvoir unique sur le spectateur. Ce, par sa seule manière de se concentrer sur certaines choses en des amorces de fiction où papillonnent, avec langueur, des possibles. Du crochet du droit incroyablement décéléré à l’embrassade compassionnelle et féminine, l’opus affirme une éthique singulière des émotions et ressentis. Crowd installe une indécision entre l’animé et l’inanimé, la représentation du corps et son abstraction sculpturale, sous forme de tableaux vivants et performés, dont l’unique refuge est le présent.