Les cinéastes fustigeaient alors l’aliénation par le travail, la monotonie de l’existence bourgeoise et l’hypocrisie des rapports sociaux. Cependant, leur ambition filmique était tout aussi poétique que politique. La mélancolie traverse ainsi autant leurs films que l’utopie révolutionnaire. Les œuvres de ces artistes se situent dans un rapport étroit, même si critique et souvent contrarié, à leur pays d’origine. Le pionnier Henri Brandt a collaboré avec la direction de l’exposition nationale de 1964. Tout comme lui, Alain Tanner et Claude Goretta étaient très attentifs aux enjeux liés à l’identité culturelle. Ils ne souhaitèrent toutefois pas être cantonnés au rôle de commanditaires de l’administration culturelle fédérale. A l’instar de Michel Soutter, Francis Reusser, Daniel Schmid, Fred Murer et Thomas Koerfer, tous deux aspiraient à un cinéma d’auteur qui s’ouvre au registre de la fiction. Jonas qui aura vingt ans en l’an 2000 (1976) de Tanner sera un grand succès commercial. Du même réalisateur et aussi programmés dans le cadre de la rétrospective du Spoutnik Charles mort ou vif (1969) et La Salamandre (1971) reçurent un accueil très positif à leur sortie. L’audace du jeune cinéma suisse ne tarda pas être récompensée.
Nouveau paysage cinématographique
Progressivement, un nouveau paysage du cinéma émerge en Suisse. Le critique Freddy Buache, directeur de la cinémathèque et co-directeur du Festival de Locarno entre 1967 et 1970, se bat notamment pour l’avènement, en 1962, d’une première loi fédérale sur le cinéma. Il croit en cette nouvelle génération de réalisateurs. Freddy Landry, ami d’Henri Brandt, a fondé la maison de production Milos Film en 1966, en hommage au réalisateur tchèque Milos Forman, primé à Locarno en 1964 pour L’As de Pique. Il soutient une partie des films du futur Groupe 5 (Tanner, Goretta, Soutter, Roy, Lagrange) qui s’est formé au sein du creuset de la Télévision suisse romande.
Filmer l’audace révolutionnaire
Grâce à des témoignages en direct, Alain Tanner et Jean-Pierre Goretta scrutent les événements de mai 68 dans Le Pouvoir dans la Rue (1968). Plus jeune qu’eux, Francis Reusser témoigne dans ses films de la farouche volonté de changement qui anime la jeunesse ainsi que de l’extraordinaire effervescence dans laquelle elle baigne. Alice Riva, co-programmatrice du cinéma Spoutnik, se réjouit du traitement réservé à certaines de ses œuvres. «Quatre d’entre elles (1970) et Vive la mort (1969) viennent de faire l’objet d’une restauration de la Cinémathèque suisse, avec le soutien de Memoriav et la RTS. Le public genevois pourra voir les deux versions restaurées de ces films en présence du réalisateur Francis Reusser le dimanche 30 septembre». Quatre courts-métrages, réalisés séparément mais en mutualisant financements et matériel, constituent le film Quatre d’entre elles (1970). Il évoque quatre destins de femmes âgées de 16, 22, 31 et 72 ans, Sylvie, Patricia, Erika et Angèle. Mélangeant fiction et documentaire, ce film connut une gestation complexe de deux ans pour aboutir avec une sélection à la Semaine de la Critique à Cannes, en 1968, de l’épisode, particulièrement poignant, réalisé par Yves Yersin au sein de l’asile pour personnes âgées d’Apples.
Dialectique de l’engagement
Dans Les Printemps de notre vie (fragments) (2003), Reusser revient avec tendresse et lucidité sur son engagement révolutionnaire de jeunesse. Trente ans plus tard, sa caméra a retrouvé ses anciens compagnons de lutte. Ceux qui étaient réunis au sein de «Rupture pour le communisme», un groupe maoïste associé au journal lausannois Rupture. Il sonde avec eux et leur famille l’impact de cet épisode de jeunesse soixante-huitarde en essayant de formuler, grâce au recul du temps, une réflexion à propos des forces et des faiblesses de la mobilisation. Il raconte subtilement, avec eux, les idéaux partagés, mais explore aussi la variété des réactions et destins individuels. En arpentant les lieux de la contestation menée alors par le Groupe Rupture, par Le Collectif action cinéma (CAC) et plus tard, dans les années 1980, par le collectif Lôzane bouge, il rappelle que l’héritage des luttes passées alimente l’espoir toujours vivace d’une émancipation collective future.
Didactisme militant
L’imagerie de la vidéo, tout comme d’autres moyens de mobilisation (affiches, tracts,…) évoqués en détail dans Les Printemps de notre vie (fragments), souligne l’importance jouée par les moyens de communication dans l’expérience militante. A ce titre, le film Histoire d’A. de Charles Belmont et Marielle Issartel, aussi programmé au Spoutnik, est particulièrement riche d’enseignements. Ce film de 1973 est à la fois une arme de lutte et un document sur la lutte. Introduit par une membre du Mouvement de libération des femmes genevois le 27 septembre, 29 septembre, 1er et 3 octobre prochain, Histoire d’A. a contribué, au même titre que d’autres actions comme les pétitions, les procès, ou encore les manifestations, à la lutte pour la légalisation de l’avortement menée en France par les organisations Choisir, Groupe information santé (GIS) et Mouvement de libéralisation de l’avortement (MLAC). La scène cruciale du film montre des images d’un avortement pratiqué selon la méthode par aspiration, dite méthode Karman, par un membre du GIS. La deuxième partie du film tisse un lien entre le contrôle par les femmes de leur sexualité et la conquête de l’égalité hommes-femmes. La volonté des réalisateurs est visiblement de lier le thème de l’avortement à une problématique plus large: la place des femmes dans la société française. L’interdiction du film fut levée seulement en octobre 1974, juste avant l’ouverture des débats sur la question à l’Assemblée nationale. Le film a bénéficié d’une très large distribution au sein des réseaux militants, mais aussi d’une diffusion commerciale. Les médias s’en sont fait l’écho dans de nombreuses régions de France. Ainsi, il a pu incarner deux causes distinctes: la cause de l’avortement dans l’espace public et la lutte contre la censure dans le milieu du cinéma.
Dérision et mélancolie
Dans un registre d’une portée moins didactique, mais tout aussi controversé pour l’époque, la belle rétrospective sur le cinéma suisse de 1968 du Spoutnik, à Genève, offre l’occasion de redécouvrir deux long-métrages de fiction, empreints de dérision et de mélancolie, de Claude Goretta (Le Fou (1970)) et Michel Soutter, cinéaste très talentueux qui fut également écrivain, poète et auteur-compositeur (Haschich (1967).
La période de mai 68 à Genève au Bâtiment d’art contemporain
En parallèle du cycle consacré aux films suisses durant la période de mai 1968 du Cinéma Spoutnik, le collectif Rosa Brux, composé de Jeanne Gillard, Clovis Duran et Nicolas Rivet, présente au Bâtiment d’art contemporain de Genève (Le Commun), en collaboration avec les Archives contestataires, «Essayer encore, rater encore, rater mieux», une exposition exceptionnelle de documents inédits en relation avec les années 68 à Genève: vidéos, sérigraphies, documents imprimés, livres à l’édition limitée, pièces artistiques, tracts, affiches et photographies. Un mur didactique a été conçu par l’historien, acteur et témoin engagé de l’époque Charles Magnin. Il relate la formidable lutte des étudiants pour la démocratisation des études à Genève ; d’autres sections sont consacrées notamment aux différents aspects du combat du Mouvement de libération des femmes (MLF) ainsi qu’aux luttes pour la reconnaissance menées par les mouvements lesbiens et homosexuels.
L’exposition évoque l’occupation de la Maison des jeunes de Saint-Gervais par la troupe de théâtre les Tréteaux Libres tout comme la grève déclenchée au Musée Rath en 1980 par l’association d’artistes «A26N» ainsi que les luttes du Collectif Etat d’Urgence et de l’Usine. L’exposition se fait ainsi l’écho des principaux mouvements et épisodes ayant jalonné l’histoire de la contestation à Genève depuis le milieu des années 1960. Elle ne néglige pas non plus l’actualité en incluant différentes propositions d’artistes, notamment à partir d’articles découpés et de manchettes de journaux épinglant des sujets politiques actuels.
Les préoccupations du présent rejoignent celle du passé aussi par la présence d’une table dédiée aux activités de la libraire indépendante La Dispersion, à des informations sur le bâtiment culturel Porteus et la mobilisation contre la détention administrative des migrants.
Jeudi 20 septembre, au Cinéma Spoutnik, à 19h. Le pouvoir dans la rue (1968) d’Alain Tanner et Jean-Pierre Goretta présenté par Rosa Brux