«Le Capital» en scène: un show débridé

Scène • Comédie musicale rock et pop déjantée, «Das Kapital als Musical» intègre certains constats marxistes dans le contemporain social et performatif. Cruellement actuel et déroutant.

«Das Kapital als Musical» aborde le vampirisme du «nécrocapitalisme» sous la forme d’une réflexion autour du cannibalisme, stade ultime de l’ultralibéralisme. (DR)

Faire du Capital, un ouvrage de 2000 pages réputé peu lu, un théâtre chanté, dansé, performatif évoquant tant l’opérette que le mélodrame social et la tragédie est une idée déjà présente dans l’avant-propos du germaniste français Jean-Pierre Lefebvre à l’édition française de 1993 de l’ouvrage. Il affirme que le magnum opus de Marx est «un insolite opéra, à mi-chemin de Büchner et Wagner, autant que de Shakespeare et Brecht, qui met en scène le vampire occidental dans sa force historique, sa violence organique, ses ruses infinies ou, si l’on veut, sa ‘nature’, entendons: sa prodigieuse aptitude à épouser, jusque dans les catastrophes inconcevables, l’apparence de la nécessité naturelle, à renaître de ses cendres, à vivre si goulûment de la mort elle-même». Côté musique, on voyage en 21 chansons-chapitres, de la marche circassienne funèbre, chaloupant entre Kurt Weil et le pop-rock d’Element of Crime (La Valeur d’usage) à la magnifique ballade éthérée et déglinguée (Le Monopole capitaliste).

Vampires et consentants
De passage récemment au Théâtre de Vidy, Das Kapital als Musical aborde ce vampirisme du «nécrocapitalisme» sous la forme d’une réflexion autour du cannibalisme, stade ultime de l’ultralibéralisme. Sur le plateau, ressemblant à celui d’une émission de tv-réalité, une énorme fausse truie est apportée par un possible éleveur paupérisé et claudiquant. La truie est fourrée par des liasses de billets de banque. Et les performeurs de s’abreuver frénétiquement aux tétines de cette manne, avant de se métamorphoser en vampires.

Dans une mise en abyme interrogeant les artistes qui participent d’un système de subventionnement comprenant en son sein des fondations controversées (Nestlé, Loterie romande…), l’opus en vient à réveiller en chaque spectateur les contradictions d’une vie à la fois consumériste et critique. Ou comment la dynamique mondialisée et «destructrice» du capitalisme parvient à créer des complices jouisseurs selon Marx et le trio d’artistes à la racine de l’opus. Soit Michel Schröder, qui a collaboré avec de grandes figures du théâtre germanique (Christophe Marthaler et Frank Castorf), la dramaturge et musicienne Trixa Arnold, auteure ici d’une remarquable synthèse du Capital en courts extraits, formant un libretto d’opéra, et le compositeur et musicien estonien Ilya Komarov.

Est-ce un hasard si le PDG de Nestlé de 1998 à 2013, Peter Brabeck, est cité dans ses propos autour de la nécessité de privatisation de l’eau, sans doute la marchandise la plus convoitée hier et comme aujourd’hui ? En 2005, Brabeck estimait que la question de la privatisation de l’eau pouvait être abordée de deux manières : «L’une est extrémiste, défendue par quelques ONG qui considèrent que l’eau est un bien public.» Alors que pour lui : «L’eau est une denrée alimentaire comme les autres et doit avoir une valeur marchande. » (Documentaire : We Feed the World). Cet exemple illustre, pour partie, le chapitre consacré sur scène à la valeur d’une marchandise.

«Le Capital» dans ta gueule?
Sur fond de guitare lourde et déchirante oscillant en boucle et de chant choral mélancolique, la pièce s’ouvre sur la préface du Livre I du Capital, évoquant la volonté commune de ne pas s’extraire d’un manteau de brume. «Persée se couvrait d’un nuage pour poursuivre les monstres; nous, pour pouvoir nier l’existence des monstruosités, nous nous plongeons dans le nuage entier, jusqu’aux yeux et aux oreilles». Puis une citation en italien: «Allez votre chemin, et laissez les gens parler!». L’ensemble de la comédie musicale oscille entre ces deux pôles: aveuglement volontaire face aux réalités «monstrueuses» et réinvention de la parole démocratique émancipée, comme le mouvement citoyen «Nuit debout» en fut l’illustration. La fable offre un échantillonnage d’êtres meurtris et marginalisés (danseur blessé au chômage, femme de ménage…) et d’«exploiteurs arrivistes et indignés.»

La forme de cette comédie sociale et politique peut rappeler le théâtre néo documentaire de Stefan Kaegi (Airport Kids), le collectif théâtral et performatif Gob Squad (Before Your Very Eyes) ou les Bâlois du Theater Klara naviguant entre traité scientifique et biopic auto-fictionnel (DNA-Une Histoire de famille). Cette pièce chantée et dansée n’a pas oublié la force poétique de l’immense travail marxiste sur les origines et structures de la société industrielle qui voisine en parenté avec des fleurons littéraires signés Melville, Dante ou Balzac.

De manière souvent pertinente, quelques lignes sont retenues sur 21 chapitres sélectionnés. Traduites en surtitre d’opéra, elles sont proférées, jouées, parlées ou chantées. S’y esquisse le capital comme système économique, dans son fonctionnement «technique». Sous nos yeux, les interprètes reconduisent la volonté marxiste de démontrer comme on le ferait d’un traité ou d’un théorème les mécanismes réels du capitalisme, souvent masqués, dissimulés ou travestis par les discours des économistes.

Toute l’organisation scénique repose sur une volonté démonstratrice et critique fidèle à l’esprit du Capital. En partant de situations contemporaines bien réelles ou  allégoriques, surréalistes voire dadaïstes, le spectacle parvient à concrétiser, les premiers chapitres abstraits du Capital. Ceux qui abordent la monnaie et la marchandise, la survaleur et le surtravail, la forme moderne de l’exploitation, et d’en exposer les «exemples» concrets. Certaines séquences ont l’aspect adopté parfois par Marx d’un «tract syndical virulent, compilant explications, justifications et protestations des travailleurs de tous pays condamnés à vivre et travailler dans ces conditions-là», comme l’écrit Jean-Pierre Lefebvre .

Ainsi, dans le sillage des acteurs qui monologuent doucement sur eux, il y a le personnage timide de Philippe. A 44 ans, chaussettes jacquard remontées sur pantalon, il reconnaît vouloir «apporter quelque chose de personnel sans que cela soit de l’exhibitionnisme». C’est possiblement un héritage brechto-marxiste invitant les comédiens à s’interroger, critiquer ou défendre leur personnage face au spectateur. Et de poursuivre: «Qu’est-ce qui compte le plus? C’est une reconnaissance de ce que l’on fait.» Tout Marx, qui ne toucha comme capital que 85 marks sur le Livre I du Capital, la vie en société, en scène et écriture précaire sont là.

Rens. et chansons du spectacle à écouter sur:
http://freiesmusiktheater.com/kapital.html