Le populisme est-il l’avenir de la gauche?

Débat • Podemos ou la France Insoumise se réfèrent ouvertement au «populisme». Sur la base d’un diagnostic de l’évolution de la société, ils affirment que la nouvelle force collective qui accomplira une «révolution citoyenne» n’est plus la classe ouvrière, mais le «peuple».

En 2012, Jean-Luc Mélenchon était candidat à la présidentielle avec son «parti de gauche», dans le cadre du Front de Gauche. Aujourd’hui, il rejette la forme parti. (photo: Blandine Le Cain)

Par Jean-Marie Meilland

En ces temps de néolibéralisme triomphant et d’urgence écologique, on entend certains dire que l’avenir de la gauche réside dans le populisme. En France, Jean-Luc Mélenchon illustre cette nouvelle tendance. Il serait faux de voir dans sa conduite parfois surprenante une simple expression de son ambition personnelle. Il se comporte en pleine cohérence avec une vision «populiste» du monde et de la politique qu’il a clairement exposée dans un bref ouvrage intitulé L’ère du peuple (Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2017).

Modification de la situation des salarié-e-s
Le leader de la France insoumise justifie ses positions à partir d’un diagnostic réaliste sur les évolutions récentes: accroissement rapide de la population mondiale, importance des ressources maritimes, réchauffement climatique, nécessité écologique, financiarisation et globalisation (interconnexion généralisée) des activités économiques, hyperconcentration de l’argent dans les mains d’une «oligarchie», urbanisation, importance des nouveaux moyens de communication. Dans ce nouveau contexte, la situation des salarié-e-s s’est aussi profondément modifiée: «Sous statut précaire, dans des entreprises de plus petite taille, avec une syndicalisation continuellement frappée ou criminalisée, menacé en permanence de licenciements collectifs, le salariat vit sous la pression du chômage de masse, de la délocalisation et de l’obsolescence des productions».

Conformément à toutes ces évolutions, Jean-Luc Mélenchon affirme que la nouvelle force collective qui accomplira une «révolution citoyenne» n’est plus la classe ouvrière affaiblie, mais le «peuple» ainsi défini: «Le peuple est le sujet de l’histoire contemporaine. Le peuple, c’est la multitude urbanisée prenant conscience d’elle-même à travers des revendications communes enracinées dans les soucis quotidiens de l’existence concrète». Le peuple est constitué de la grande majorité qui se dressera contre la petite minorité oligarchique. Cette majorité dynamique vient essentiellement des villes, et fédère de multiples oppositions.

Parlant du mouvement social brésilien, et contrant l’idée que les salariés y jouaient un rôle déterminant, le député de Marseille écrit: dans la rue, les salariés «(se) trouvaient au milieu des chômeurs, des précaires, des intermittents, des retraités, des femmes au foyer, des jeunes lycéens et étudiants, des sans-papiers, des sans-abri, mais aussi des professeurs et des ingénieurs, des avocats et des médecins. Ensemble ils forment le «peuple»». Dans ce mouvement, la classe moyenne est appelée à jouer un rôle clé: «… la classe moyenne oscille entre le conservatisme des positions acquises et la rage civique. La peur du déclassement la pousse aux solutions radicales de toute nature».

Une nouvelle forme d’action: le mouvement
A situation sociale nouvelle correspond bien sûr une façon inédite de faire de la politique. Jean-Luc Mélenchon estime que la forme partidaire a vécu, et que la nouvelle forme de l’action est le «mouvement». Quand le «peuple» a remplacé la «classe», quand la mentalité des habitants des villes éclatées est devenue plus individualiste, quand Internet permet à un grand nombre d’être sans cesse en relation horizontale, il n’y a plus de besoin (et plus d’espace non plus) pour un parti centralisé et verticalement organisé. Les partis sont aujourd’hui un frein à l’action: «On constate alors bien des cas où la «forme parti» et son appareil sont d’autant plus âprement défendus que (leur) situation est mise en cause dans la vie de la société… La conservation de ce qui est peut conduire à une momification de moins en moins capable de faire illusion».

Quels sont donc les caractères du mouvement succédant aux partis? C’est un «organisme à bord flou, totalement inclusif, point de rencontre de gens entrant et sortant au fil de leurs états de conscience et de leurs disponibilités changeantes». Il fonctionne grâce aux plateformes internet. C’est sur ce modèle que la France insoumise est conçue: «La France insoumise n’est pas un parti parmi les autres. Il ne peut ni ne doit l’être. C’est un label commun pour une action commune». Ses membres, individus, groupes et même partis, y entrent et en sortent librement, s’y engagent comme ils le souhaitent, sont incités à éviter les décisions majoritaires créant des perdants.

Pas de similarités avec l’extrême droite
Le leader de la France insoumise dissipe sans ambages le soupçon que son «populisme» puisse s’apparenter au «populisme de droite». Il ne prétend pas, comme l’extrême droite, que le peuple réconcilie «exploiteurs et exploités … au nom d’un marqueur transcendant commun». Le peuple dont il est chez lui question assume la dimension contemporaine du conflit et lutte pour l’égalité, en continuant le combat socialiste pour l’émancipation de la personne humaine.

On ne peut nier que les analyses de Jean-Luc Mélenchon soulèvent un certain nombre de questions essentielles. Le populisme de gauche a d’ailleurs remporté des succès ces dernières années qui montrent qu’il est en phase avec les problématiques du moment. Cette manière d’aborder la politique n’est sans doute pas étrangère aux magnifiques 20% de la gauche radicale française au premier tour de l’élection présidentielle 2017, ni aux 20% remportés par Podemos aux législatives espagnoles, le mettant presque à égalité avec les socialistes. Pourtant, quand on lit L’ère du peuple, on ne peut éviter de se poser certaines questions.

D’abord, comment penser qu’au-delà de combats communs sur des objets particuliers, on puisse durablement unir un «peuple» constitué de catégories aux intérêts inévitablement divergents? L’alliance circonstancielle à géométrie variable, comme elle a toujours été pratiquée, semble suffire pour gagner sur certaines questions (environnementales, culturelles notamment) sans qu’il faille envisager l’effacement des différences de classes.

Une autre question concerne l’organisation: comment compter qu’un mouvement évolutif, dont les membres entrent et sortent à tout moment et ne prennent part qu’aux actions qui les intéressent, puisse se structurer efficacement en vue de mener à bien une transformation profonde de la société? Comment aussi parvenir à faire de ce mouvement le seul représentant de la gauche, réduisant les partis existants à s’y fondre en tant que simples membres? Quoi qu’en pense le dirigeant de la France insoumise, son mouvement n’a pas encore dans les faits remplacé les partis: si c’était le cas, il aurait fait élire sur ses listes autant de députés ou plus que l’ensemble des élus de la gauche radicale, alors qu’il n’a pu gagner qu’un nombre de sièges équivalent à celui obtenu par le PCF et ses alliés1. Comme le rappelait éloquemment Olivier Besancenot, présent à Lausanne le 13 novembre dernier, ce dont la gauche radicale a actuellement besoin, c’est de l’unité de toutes ses composantes, et non de la prétention d’un seul mouvement à englober toutes les autres.

On peut encore regretter que L’ère du peuple n’aborde pas la question de l’importance attribuée à la personne du tribun. Enfin, les positions de Jean-Luc Mélenchon reposent un peu trop sur l’enthousiasme face aux nouvelles technologies: peut-on à la fois se plaindre des excès du productivisme et célébrer avec exaltation l’un des principaux rejetons du productivisme actuel, dont, s’il a des qualités, on connaît aussi l’énorme potentiel d’aliénation?

Le populisme de gauche de Jean-Luc Mélenchon apporte certainement d’utiles éléments au débat sur la constitution d’une nouvelle gauche radicale adaptée au XXIème siècle. Mais il semble malaisé de le suivre dans sa volonté souvent arrogante d’être seul à avoir (déjà) trouvé toutes les solutions.

(1) Suite aux élections législatives de 2017, à l’Assemblée nationale, le groupe de la France insoumise réunit 17 députés, et le groupe de la Gauche démocrate et républicaine (PCF et alliés) en comprend 16.

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«La forme parti fait obstacle à un mouvement de masse»

Danièle Obono, l’une des 17 députés de la France Insoumise à l’Assemblée nationale française, était récemment de passage en Suisse à l’invitation de solidaritéS, où elle a donné une conférence.

Par Juliette Müller

La visite de Danièle Obono a été l’occasion pour le public, composé de nombreux militants, d’échanger sur les conceptions véhiculées par le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, qui s’inspirent largement des théories des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Ainsi, la députée a été questionnée sur la référence au «peuple» et le rejet de la «lutte des classes». «Pourquoi ne pas utiliser le terme socialiste, qui redevient populaire même aux Etats-Unis?», demande quelqu’un. «C’est un choix stratégique, car nous voulons rassembler au-delà de la gauche, notamment ceux qui ne votent pas», explique-t-elle, précisant toutefois que «si on parle de l’oligarchie ou du président des riches, on parle toujours de classe mais plus comme il y a 50 ans». Interrogée sur la figure (trop) centrale de Mélenchon, elle répond qu’ «il s’agissait d’une stratégie médiatique que de mettre le focus sur lui, mais aujourd’hui, il y a d’autres figures dans le mouvement».

Dans le public, un syndicaliste se dit interpellé par «les drapeaux français plutôt que rouges et noirs dans les manifestations et le remplacement de l’Internationale par la Marseillaise». «Nous ne nous adressons pas qu’à la gauche. Il s’agit de réinvestir les symboles nationaux avec un contenu progressiste. Mais c’est un élément qui fait débat», déclare-t-elle, estimant pour sa part qu’au final, «c’est le contenu des idées qui compte», et que «cela a permis de sortir de l’opposition entre les courants souverainistes de gauche et internationalistes d’extrême gauche». L’alliance ne s’avérera-t-elle pas fragile? «La gauche a toujours été hétéroclite et multiple», rétorque Danièle Obono, qui considère qu’il ne s’agit pas d’homogénéiser tout le monde mais «qu’il faut trouver des convergences sur des actions concrètes».

Manque de drapeaux rouges et noirs
La question de la collaboration avec les autres mouvements taraude également le public: «Est-elle envisageable ou faut-il se fondre dans FI?», comme le suggèrent différentes prises de positions du mouvement. Se référant à la campagne présidentielle, où FI s’est imposée sans consulter la gauche radicale, la députée estime que «les discussions sur une alliance avec le PS s’éternisaient, il fallait rompre pour regagner l’hégémonie sur la gauche face au PS. Cela a été salutaire». Et d’ajouter que «dans le cadre du Front de gauche, les intérêts de parti ont trop prédominé sur la stratégie commune et nous passions plus de temps à discuter entre nous qu’à se tourner vers les salariés. La forme parti est un obstacle à un mouvement de masse». Elle souligne toutefois que «le programme de FI est un compromis, une synthèse de ce qui existait dans les différentes tendances de la gauche radicale».

Mais en quoi FI se distingue-t-elle véritablement d’un parti? «Lors de la campagne présidentielle, des gens ont pu mener des actions sans avoir participé à des réunions avant. Tout le monde peut se sentir FI sans avoir suivi de formation», répond-elle, précisant que le mouvement est en perpétuelle expérimentation. De toute évidence, les débats ne font que commencer.