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C’est incontestablement un mérite d’Antonin Scherrer de rappeler, dans le livre qu’il a écrit sur les 75 ans de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, que l’aventure humaine et musicale lancée par Victor Desarzens n’a pas été seulement musique, concerts et succès, mais aussi organisation, administration, salaire et parfois conflits. Manque, hélas, un index des noms propres pour que ce livre soit vraiment un ouvrage de référence.
Certes, les pages qu’on lit avec le plus de plaisir sont celles où souvenirs, témoignages des musiciens d’hier et d’aujourd’hui, anecdotes et photos racontent l’audace presque insouciante des débuts, l’enthousiasme des années fastes, la persévérance fidèle dans les aléas prévisibles ou inattendus et surtout l’amour de la musique partagé entre musiciens, chefs et public.
Un orchestre non concurrent de l’OSR
Il y eut d’abord les débuts un peu chaotiques et nébuleux, dans les années 30, d’un ensemble musical qui devait se rattacher au tout nouveau studio de la Sallaz et y apporter essentiellement une musique de divertissement, alors qu’à Genève l’orchestre d’Ernest Ansermet s’était déjà fait sa place sur les ondes. On parle de guerre des orchestres qui seraient en concurrence. Or, quand Desarzens dirige le premier concert de ce qui deviendra l’OCL, un certain 10 novembre 1942, c’est une complémentarité qu’il souhaite et que du reste soutient de ses vœux Ansermet, un autre répertoire propre à une formation dit de Manheim et non symphonique.
On voudrait que l’OCL aujourd’hui encore s’en souvienne, mais il est vrai que la question de la grenouille qui rêve de devenir bœuf va se poser régulièrement, comme on le découvre au fil des pages et des goûts des chefs qui vont se succéder lorsque Victor Desarzens déposera la baguette en 1973. Si Jesus Lopez Cobos l’affirme d’emblée: «Je désire que l‘OCL s’en tienne au répertoire pour orchestre de chambre», Christian Zacharias, après lui, se fait plaisir (et se fait la main) en dirigeant des œuvres symphoniques dont Brahms, la 9e de Beethoven – que reprend du reste cette saison Joshua Weilerstein, le jeune chef américain qu’on est allé chercher à New York.
A partir de Armin Jordan, à qui il ne fallait pas trop demander de diriger de la musique contemporaine, on nommera des chefs invités permanents pour diversifier le répertoire, dont Holliger, Okko Kamu, Ton Koopman, Bertrand de Billy et, cette année, une femme cheffe d’orchestre, Simone Young. Mais les compositeurs du pays ne seront plus soutenus comme ils le furent du temps de Desarzens, qui estimait avec raison qu’ «il n’est que stricte justice que ces auteurs suisses soient joués par un orchestre œuvrant dans une ville suisse…. Notre orchestre faillirait à sa tâche en renonçant à ces auditions.» A noter l’initiative heureuse, entre-temps abandonnée, de Lopez Cobos (encore lui), qui avait institué un concours de composition, avec un prix du public.
Menace de grève en avril 68
Mais n’oublions pas, et le livre s’emploie à nous le rappeler, derrière la musique il y a des hommes et des femmes qui doivent gagner leur vie, des budgets à tenir, des aides financières à trouver: mécènes, sponsors, politiciens sont mêlés à l’aventure et le livre d’Antonin Scherrer révèle tout un pan d’histoire locale qui est à certains égards dépendante de ce qui se joue hors frontières. On s’amuse de découvrir qu’avant le fameux mai 68, il y eut à l’OCL l’avril 68 avec menace de grève! Entre les débuts héroïques, où les musiciens, amis et collègues dont bon nombre étaient liés à l’Institut de Ribaupierre, sont payés au cachet («On ne comptait pas les heures, on avait peu d’argent, mais beaucoup d’enthousiasme») et les contrats et conventions de travail d’aujourd’hui, il y aura d’innombrables discussions et divergences à dépasser.
Andrée Wachsmuth-Loew, qui fut premier violon solo, se souvenait que, après la guerre, les quelques musiciens étrangers engagés avaient besoin de contrats fixes et qu’eux, les anciens, n’avaient même pas l’idée d’en demander autant. Quand Victor Desarzens, tout fier, leur annonce qu’ils auront tous des contrats, c’est la consternation. «On allait devenir des fonctionnaires! C’était un tournant que nous sommes allés noyer dans quelques verres.»
Le souvenir émouvant de Victor Desarzens
De longues pages sont consacrées à Victor Desarzens, un portrait aussi perspicace qu’émouvant d’une personnalité certes tourmentée, mais d’abord passionnée, et entièrement dévouée au service de la musique. Il y a les heures de travail, il y a les moments de détente, ces sorties, ces fêtes avec les musiciens, pleines d’imprévus, de blagues, de camaraderie et d’estime partagées; il y a les premières tournées, les premiers disques. Et puis des tensions vont naître, des déceptions, des incompréhensions. «Il y a eu des moments difficiles, disait, à la mort de Victor Desarzens, l’altiste Simone Beck, une musicienne de la première heure, mais ce que je garde, intact, c’est beaucoup d’affection, beaucoup d’admiration pour lui.» Et c’est précisément ce qu’on lit dans le chapitre écrit par Antonin Scherrer. Il ne manque pas de rappeler aussi les deux chefs assistants, Jean-Marie Auberson et Arpad Gérecz, des personnalités douées et attachantes, mais à qui on ne confia pas la succession que reprend Armin Jordan avant Lawrence Forster, Jesus Lopez Cobos, Christian Zacharias et aujourd’hui Joshua Weilerstein.
Deux chapitres sont consacrés aux tournées de l’orchestre, de plus en plus prestigieuses, l’occasion de renforcer la cohésion entre tous, d’accroître la notoriété; et aux disques, indispensables cartes de visite, dont certains sont couronnés Grand Prix du disque ou Diapason d’or. On sourit de voir qu’il fut plus facile de s’imposer à l’étranger…qu’en Suisse allemande! Opéras, chorales du canton s’ajoutent au programme de l’OCL. La liste des chefs et solistes invités est impressionnante, celle des 123 créations et premières auditions que Desarzens a inscrites à ses concerts entre 1944 et 1973 interpelle et les photos, les anciennes un peu floues mais si vivantes, les récentes parfois plus sophistiquées, parlent autant que les mots.
Imaginer l’avenir
Imaginer, c’est le titre du dernier chapitre. Imaginer l’avenir de l’OCL en particulier, des concerts dits classiques en général, c’est à quoi s’emploient l’ancien flûtiste et président Pierre Wavre, le directeur exécutif Benoît Braescu et l’actuel directeur artistique Joshua Weilerstein dont la maîtrise des nouvelles technologies semble avoir joué une part importante dans sa nomination. «L’orchestre tel qu’il s’est développé jusqu’à aujourd’hui a vécu», déclare M. Braescu. Vraiment? J’avoue être quelque peu choquée des propos de Pierre Wavre qui «veut éviter de créer des publics …qui finissent par ne venir que pour l’entracte…en espérant que le concert soit aussi court que possible» ou de cette proposition de M. Braescu de «briser la règle qu’on s’est imposée au siècle passé…d’une interprétation forcément intégrale de chaque œuvre», de procéder à des mises en scène, d’offrir des concerts d’abonnement «comme ceux proposés aux enfants». De la musique de divertissement pour un public retombé à un niveau infantile? A l’occasion pourquoi pas, si nécessaire. J’ose pourtant espérer qu’on aura encore dans l’avenir des exigences musicales dignes des compositeurs d’hier, d’aujourd’hui et de demain. La réponse de Joshua Weilerstein, qui clot le livre, est en cela rassurante: «Notre orchestre doit être un membre à part entière de la communauté, se faire le missionnaire de la meilleure des musiques non seulement auprès de son public traditionnel, mais également des populations qui n’y ont a priori pas accès, donner une dimension citoyenne au concert.»
Orchestre de chambre de Lausanne 1942-2017, une épopée humaine et artistique en 7 tableaux, par Antonin Scherrer, éditions infolio, octobre 2017