Picasso peintre français? En effet, il a résidé et œuvré continûment à Paris depuis 1904, tout en conservant jusqu’à sa mort sa nationalité espagnole. La France lui ayant refusé une naturalisation qu’il sollicita le 3 avril 1940, alors que la Deuxième Guerre mondiale avait éclaté, le suspecta, dès 1901, car son compatriote catalan Pierre Mañach (marchand d’art) qui l’hébergeait, était «surveillé». Un policier relève plus tard que le suspect a peint un «tableau représentant des soldats étrangers frappant un mendiant à terre», et conclut qu’il faut le considérer comme anarchiste.
Mais au-delà de cette suspicion «républicaine» qui ne fera que croître dans les années 1930 et conduira le peintre à adhérer à «l’anti-France» communiste en 1944, la France cultivée est-elle, aujourd’hui lasse de Picasso? Il y avait eu «Picasso et les choses», il y maintenant Picasso et les femmes, Picasso et Matisse, Picasso et Giacometti, Picasso et les maîtres, Picasso primitif (…et les arts premiers)… Cet abus de la conjonction n’est-il pas l’indice d’un certain embarras?
Une expression puissante de la guerre moderne
Telle n’est pas en tout cas la situation en Espagne où le musée Reina Sofia propose en ce moment une formidable exposition autour de Guernica (jusqu’au 4 septembre), qui dit toute la puissance esthétique et politique de Picasso et l’actualité de cette toile d’autant plus fameuse qu’elle appelle à sortir du champ clos de l’art sur un tout autre mode que la déclinaison des conjonctions. «Pitié et terreur chez Picasso, le chemin vers Guernica» expose la cinquantaine d’études préliminaires et 180 œuvres du peintre conduisant à ce «renversement» qu’est la toile de 3,50 sur 7,70m réalisée pour le pavillon espagnol à l’Exposition de 1937 à Paris à la demande du gouvernement républicain en lutte contre les fascismes franquiste, hitlérien et mussolinien sur son sol.
Timothy J. Clark (co-commissaire) parle d’une peinture «anachronique» car appartenant à une tradition picturale «révolue» à l’époque du photomontage et du cinéma. C’est à voir: songeons au muralisme mexicain alors en plein essor, comme aux peintures «monumentales» dans l’espace public des Delaunay et surtout de Fernand Léger. Aux murs d’images photographiques des Soviétiques Lissitzky et Klutsis. On a souvent voulu opposer Picasso et Léger sur la question de la «contemporanéité» de leurs motifs sinon de leurs esthétiques. John Berger notamment qui parla, comme Anthony Blunt, d’«échec» à propos de Guernica. Un peu différemment Carlo Ginzburg a récemment encore interrogé cette «œuvre antifasciste qui ne montre pas le fascisme» dans un essai d’iconologie politique et ne l’a «justifiée» que par un détour conjectural par Georges Bataille. Quoi qu’il en soit des atermoiements de spécialistes, l’histoire a tranché et Guernica – qui circula après Paris dans onze pays et quarante expositions entre 1937 et 1940 avant de se fixer à New York sur la demande du peintre –, s’impose aujourd’hui comme l’expression la plus puissante de l’horreur de la guerre moderne. Celle qui tue instantanément hommes et bêtes dans l’éclair d’un bombardement au phosphore et dont l’actualité nous donne journellement de nouveaux exemples.
Le chemin vers Guernica commence en 1925
Du «massacre des innocents» de Guernica (Blunt, spécialiste de Poussin, finit par en convenir) aux Massacres en Corée puis à l’immense composition la Guerre et la paix de Vallauris, il y a une évidente logique que double celle, déplacée, métaphorique des femmes qui pleurent, des corridas, des Minotaures ou de l’Enlèvement des Sabines, et que précèdent les collages cubistes où les éclats du réel historique (journaux quotidiens: «La bataille s’est engagé», «Un coup de thé») déchirent les paisibles compositions (guitare, pipe, compotier). C’est ainsi qu’à Madrid la genèse de la toile est envisagée. Outre les esquisses, les essais, les variantes, il y a les séries antérieures où la violence faite aux corps et la déploration ont succédé à la phase «néo-classique» de l’après-cubisme et au cubisme «décoratif». Pour Anne Wagner (co-commissaire) ce chemin vers Guernica commence en 1925 où s’introduisent dans son art la peur, la terreur et la difformité. Il y aura peu après le Peintre et son modèle (1926) qui, comme Guernica, ne joue que des gris, des blancs et des noirs, un Baiser (1926), des Figures au bord de la mer (1931) s’entre-dévorant, une Crucifixion (1930) où un picador porte sa lance sur le corps du Christ.
La toile, enfin, est mise dans son contexte historique: non seulement le bombardement de la petite ville basque, non seulement l’exposition parisienne où le pavillon espagnol est comme menacé par l’aigle germanique perché au sommet du pavillon allemand et encouragé par le couple de la kolkhozienne et du prolétaire de Moukhina qui, de ses 17 mètres d’aluminium, incarne, sur le pavillon soviétique, l’élan révolutionnaire. Mais aussi les œuvres contemporaines, les affiches «staliniennes» du puissant photomonteur et graphiste qu’était Josep Renau (à qui une salle est dédiée dans le musée en permanence), ministre de la culture de la République. Mais aussi Mirò, Calder qui sont eux aussi dans le pavillon espagnol. Une documentation non pléthorique, choisie, accompagne et résonne dans un accrochage constamment intelligent: magazines, journaux, brochures, photos – celles de Capa et de Chim dans Regards -, témoignages (Koltsov, correspondant de la Pravda, Carl Einstein, historien de l’art, Aragon, Elie Faure entre autres).
Faut-il rappeler ici que la tapisserie reproduisant Guernica dans le hall d’entrée des Nations Unies à New York fut voilée quand en février 2003, le général et secrétaire d’État Colin Powell vint lire à la presse la déclaration de guerre des Etats-Unis à l’Irak?