«Comment, lorsque l’on traite au quotidien des drames sociaux,
se remobiliser et remobiliser les autres?» (site allocine.fr)
La revue Politis (23-29 mars 2017) a publié deux articles sur le journaliste et militant culturel français François Ruffin, qui s’est fait récemment connaître par le film Merci patron! Sa démarche me paraît particulièrement intéressante et exemplaire. Je me propose dans cet article d’évoquer cette figure de la gauche française.
François Ruffin est né en 1975 à Calais, mais a grandi à Amiens, où son père travaillait à la conserverie de légumes Bonduelle. Après le lycée, il a obtenu une maîtrise de lettres à l’Université de Picardie. Que François Ruffin vive en Picardie n’est pas sans signification: cette région connaît la désindustrialisation (Goodyear, Whirlpool), un chômage de 11,5 % et une forte présence du Front National.
C’est en 1999 que François Ruffin s’est lancé dans le journalisme, quand il a créé le journal Fakir. Le point de départ de cette publication, devenue nationale en 2009 et tirée actuellement à 29’000 exemplaires, est le silence du Journal des Amiénois face à la délocalisation d’une usine Yoplait. A propos de son journal, François Ruffin dit: «Notre but affiché était de détruire (le Journal des Amiénois) qui était exclusivement celui du maire. Mais dès le premier numéro de Fakir, je me suis dit que critiquer le média qui se trouve dans toutes les boîtes aux lettres était insuffisant. Il fallait aussi produire de l’information pour montrer ce qui n’est pas montré, le mensonge le plus classique étant le mensonge par omission».
Après avoir fréquenté le Centre de formation des journalistes (CFJ), François Ruffin a publié en 2003 un livre intitulé Les petits soldats du journalisme, où il critique le maljournalisme consistant à «recopier l’AFP, produire vite et mal, imiter les concurrents, critiquer les livres sans les lire, ne surtout plus penser, trembler devant sa hiérarchie». De 2005 à 2012 il a également travaillé comme reporter de radio.
Il a cependant continué de s’occuper de Fakir, «Journal fâché avec tout le monde. Ou presque». C’est un trimestriel édité par une association, rédigé par des bénévoles, indépendant des partis et des syndicats, mais orienté à la gauche de la gauche, qui «se situe comme un média de reportages et d’enquêtes sociales» et traite de questions diverses (économie, écologie, politique), sans publicité, non sans humour et avec un souci d’illustrations de qualité. Dès 2013, Fakir est aussi le nom d’une maison d’éditions publiant des livres sur des sujets sociaux.
En 2016, François Ruffin présente son documentaire Merci patron!, tourné à la manière du grand Michael Moore. Le film raconte les péripéties de l’auteur et de différents employés licenciés pour essayer de se faire entendre par Bernard Arnault, le PDG de LVMH. Les principaux concernés sont les Klur, un couple d’ex-ouvriers du textile, mis au chômage par la délocalisation de leur usine en Pologne, et qui risquent de se retrouver à la rue parce qu’ils ne peuvent rembourser les dettes de leur maison. A défaut de pouvoir régler collectivement le problème des délocalisations, François Ruffin choisit d’aider les Klur à prendre leur destin en main et, sous peine d’ébruiter le tort qu’ils ont subi, à obtenir d’Arnault la somme dont ils ont besoin, ainsi que pour le père, un emploi chez Carrefour.
En caméra cachée, François Ruffin a filmé la négociation, consentie par le grand capitaliste à condition que personne n’en sache rien. Soutenu par les milieux hostiles au néolibéralisme, ce film a été très bien reçu par la critique, avait été vu par 300’000 spectateurs en avril 2016, et a obtenu le César du meilleur film documentaire en 2017. Bernard Arnault n’a pas vu le film, mais a dénoncé la constante hostilité de l’extrême-gauche à son égard!
François Ruffin a entamé l’an dernier une troisième étape, politique, de son action. Après avoir participé à Nuit debout, il est aujourd’hui candidat de gauche, soutenu de manière unitaire par le PCF, la France insoumise et EELV (Verts), dans la première circonscription d’Amiens, face à deux PS, à la droite et au FN, qui a réalisé 42% des voix dans la région. Pour justifier sa candidature, François Ruffin livre à Politis un certain nombre de réponses qui valent d’être citées. «Je n’ai jamais dissocié la rue et les urnes», dit l’auteur de Merci patron!, «j’ai toujours pensé que les élections influaient sur la vie des gens, sur le mouvement social, et inversement». Des députés, il affirme: «Mais, même si on peut critiquer durement la question de la représentation nationale au Parlement- l’absence de députés issus de la classe ouvrière, par exemple-, je suis conscient que la politique «politicienne» est un mal nécessaire».
Précisant le fondement de son engagement, il indique: «Certes, je n’ai pas fait Science Po, je n’ai pas vingt ans de parti politique derrière moi, mais, comme reporter, cela fait dix-huit ans que j’écoute les gens, que je lis des livres d’économie, de sociologie, d’histoire…». Il explicite aussi sa démarche: «A partir de cas concrets, je me demande ce que je changerais si j’étais élu. Ca fait presque un programme, à la fin!» et, parlant des syndicalistes guadeloupéens de l’UGTG dont il se réclame, «ils ne parlaient jamais du colonialisme, mais des cannes à sucre et des loyers des maisons. C’est-à-dire qu’ils cherchaient la revendication qui paraissait concrète, accessible». Pour finir, ce propos sert à définir aussi bien son objectif politique que le sens de Merci patron!: «La vraie bagarre à mener, ce n’est pas l’union entre les partis, c’est de sortir les gens de l’indifférence!»
La manière de mener campagne du reporter-candidat est aussi originale. Il y a des affiches, bien sûr, mais aussi des gâteaux et des crêpes offerts sur les parkings, 20’000 heures de porte-à-porte prévues d’ici juin, la référence à Lafleur, le sympathique héros des marionnettes d’Amiens qui «botte le cul des puissants», auquel Ruffin bien sûr s’identifie, et l’idée de créer une équipe de foot de campagne et d’organiser des projections à domicile de Merci patron! S’il n’a pas (encore) convaincu tout le monde, le candidat est bien connu dans le secteur et sa première réunion publique a rassemblé 600 personnes.
On ne peut que s’enthousiasmer de la «fidélité absolue au monde ouvrier» et du dynamisme de François Ruffin, un dynamisme qu’on peut sans doute situer dans le contexte du large élan pour la vraie gauche qui a marqué la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. Espérons que le disciple de Lafleur soit élu député en juin, mais qu’il n’abandonne pas pour autant le remarquable combat culturel qu’il mène depuis des années comme journaliste et cinéaste!