Dans Si la démocratie fait faillite, l’intellectuel italien Raffaele Simone, malgré de regrettables passages anti-immigrés, pose certains constats sur la démocratie représentative actuelle qui méritent l’examen: «La démocratie perd inexorablement son crédit, son mordant et son prestige…».
Assurément, la période actuelle se caractérise par une crise de la démocratie représentative: rejet du politique, abstentionnisme, repli sur la vie privée, individualisme consumériste chez les citoyens, populisme, recours à la politique-spectacle, manipulations de l’opinion, dans certains pays corruption éhontée chez les politiciens.
La tendance présente est même à l’intervention directe des riches hommes d’affaires dans le processus politique, comme on l’a vu avec Christoph Blocher et Silvio Berlusconi, et comme on le voit ces derniers temps avec Donald Trump. On peut se limiter à une analyse strictement politique de ces phénomènes en les envisageant seulement comme des dysfonctionnements d’institutions démocratiques idéales. Mais on peut aussi tenter de définir les liens qu’ils entretiennent avec l’évolution du système capitaliste.
Une convergence momentanée des intérêts
Il est un fait que la démocratie représentative qui s’est mise en place progressivement du milieu du 17ème siècle à la fin du 20ème siècle a correspondu au développement progressif du capitalisme industriel. La démocratie et le suffrage universel ont été établis pour satisfaire les classes moyennes d’employés, de cheminots et de fonctionnaires peu fortunés, indispensables à l’extension de l’industrie et du commerce. René Rémond écrit: «La révolution économique ne limite donc pas ses effets à la production des biens, elle suscite parallèlement d’autres activités, génératrices à leur tour de changements dans la composition de la société. C’est par millions qu’il faudra bientôt dénombrer ceux qui exercent ces nouveaux emplois».
Le suffrage universel est ensuite devenu le véhicule de l’affirmation de la classe ouvrière, elle aussi centrale pour le fonctionnement d’une société soumise au capitalisme industriel. A travers la démocratie représentative, ses institutions (élections, parlements), ses partis, ses orientations souvent progressistes du fait de l’influence des classes moyennes et populaires, le capitalisme, industriel au plan de la production et consumériste au plan culturel, s’est installé dans un contexte national durant le 20ème siècle. Après 1945, cette forme de capitalisme a fait converger pour un temps les intérêts du patronat et ceux de la classe ouvrière.
Un capitalisme qui n’a plus besoin de consultation
La fin du 20ème siècle a été marquée par une rupture. Au capitalisme industriel surtout national a succédé un capitalisme financier postindustriel mondialisé, générateur de chômage, de précarisation du travail, d’affaiblissement des classes moyen-nes et ouvrière, se réclamant d’une idéologie néolibérale de baisse des impôts et de réduction des dépenses publiques. S’il existe un rapport entre les évolutions économiques et politiques, il n’est pas surprenant que cette nouvelle donne entraîne une crise dans le système politique.
C’est un fait que le capitalisme financier mondialisé n’a plus besoin de la consultation et de l’approbation des peuples à l’échelle nationale, et que ces procédures lui apparaissent plutôt comme des obstacles. D’où l’instauration et la montée en puissance à l’échelle mondiale ou supranationale d’organisations comme le FMI, l’OMC ou l’UE, échappant au contrôle démocratique. D’où aussi dans chaque pays des évolutions nouvelles.
Les milieux d’affaires mondialisés qui mettent les travailleurs de chaque pays en difficulté sont critiques à l’égard d’une démocratie permettant aux citoyens d’exprimer leur mécontentement, et ils nourrissent parfois de l’attirance pour le régime chinois associant capitalisme consumériste et autoritarisme. Quant aux petits patrons nationaux et aux milieux populaires, ils n’adhèrent plus comme avant à un système démocratique qui a peu fait pour défendre leurs intérêts, et ils soutiennent souvent des politiciens populistes prenant la démocratie représentative et ses partis traditionnels pour cibles (le fameux UMPS du FN). Des hommes d’affaires se mêlent eux-mêmes de politique, suppriment la classique division du travail entre milieux économiques (donneurs d’ordres) et classe politique (exécutrice de ces ordres), et prétendent défendre à la fois les intérêts des patrons et ceux des salariés, utilisant en fait le domaine public à des fins privées.
La déroute de la gauche
Tout cela arrive dans un contexte où la gauche ne propose pas d’alternative claire. En effet, la pseudo-gauche sociale-libérale appuie le capitalisme mondialisé et la mise à l’écart des classes populaires, alors que la vraie gauche peine à évaluer correctement la nature des évolutions économiques actuelles (pensons au débat sur le revenu de base) et à trouver des stratégies efficaces pour les affronter (pensons à la survivance des divisions historiques du 20ème siècle, au conflit entre les adeptes des partis et ceux du mouvement social).
Dans ces conditions, la démocratie représentative est fortement contestée. La tendance est aujourd’hui à l’évolution vers des régimes populistes limitant le contrôle des parlements, renforçant le pouvoir personnel de dirigeants charismatiques, et endoctrinant la population par une propagande mensongère. Ces régimes combinent le néolibéralisme réduisant les dépenses publiques et diminuant les impôts des riches et une idéologie nationaliste xénophobe mêlée de conservatisme moral.
On voit bien que la xénophobie et le conservatisme sont destinés à faire accepter la croissance des inégalités en usant de la stratégie du bouc émissaire et de l’appel réactionnaire aux anciennes valeurs. Il est peu de pays occidentaux (Espagne, Portugal, Irlande) qui échappent actuellement à ce phénomène, certains l’expérimentant déjà (Hongrie, Etats-Unis), d’autres n’étant pas si loin de le faire (France, Italie), d’autres voyant seulement une avancée dans cette direction (Allemagne, Royaume-Uni, Scandinavie).
Une évolution un peu différente en Suisse
La Suisse, avec son économie relativement prospère et son réseau de PME assez dynamiques coexistant avec des secteurs mondialisés, mais aussi à travers la démocratie directe et le fédéralisme rapprochant électeurs et élus, connaît cette évolution de manière un peu différente. L’UDC modifie pourtant le fonctionnement de la démocratie suisse et sert à gérer les problèmes du capitalisme actuel en rejetant tous les torts sur les étrangers.
Le cas d’Oskar Freysinger est particulier: représentant typique de la tendance populiste à la personnalisation et à la théâtralisation du pouvoir, il est élu dans un canton où le capitalisme est encore assez primitif. Il est un chef de clan d’un nouveau genre, permettant à une région ultraconservatrice de croire qu’elle conserve ses traditions intactes alors qu’elle est en train de profondément changer.
Seule la gauche pourra fournir, avec un système économique donnant plus d’influence aux salariés ou dépassant le capitalisme par un essor de la propriété collective, de nouvelles institutions politiques permettant une implication réelle des citoyens. A gauche aussi, les critiques sont d’ailleurs vives à l’égard de la démocratie représentative, à preuve le succès des mouvements hors parti qui veulent entreprendre la transformation de la société en dehors du cadre d’un système établi jugé inerte et dépassé.
Nous sommes assurément à un moment critique: mais comment l’habit des institutions politiques pourrait-il ne pas craquer quand l’économie à laquelle elles correspondent s’est depuis vingt ans si profondément transformée? Souhaitons seulement que de patientes luttes populaires consacrent finalement des évolutions positives: vers une démocratie étendue et non démantelée.