Le 25 octobre 2008, à l’occasion d’une «Journée d’étude sur la réinformation» de la fondation Polémia, son fondateur Jean-Yves Le Gallou, ancien adhérent du Front National puis du MNR de Bruno Mégret et farouche partisan de la «préférence nationale», énonce ses «Douze thèses pour un gramscisme technologique». Influencé par les théories du communiste italien Antonio Gramsci, qui a théorisé l’idée que toute révolution sociale doit être préparée par une bataille idéologique afin d’arriver à une hégémonie culturelle sur les masses, le programme de l’ancien cofondateur de l’ulra-libéral Club de l’horloge se lance dans un éloge vibrant du réseau Internet, «instrument de mobilisation de la majorité silencieuse contre les élites et moyen de s’affranchir de la tyrannie médiatique et de contourner la diabolisation (sous-entendu celle de l’extrême droite)».
Egalité & réconciliation, premier site politique français
Pour dynamiser l’audience des droites extrêmes, l’ancien énarque donne ses conseils clef en main pour «livrer la bataille de l’information équitable»: «Beaucoup d’actions – individuelles à effectuer depuis son ordinateur – sont possibles dans ce domaine: nourrir de commentaires les articles des grands journaux, ou compléter l’encyclopédie collaborative Wikipedia», précise-t-il. Il propose aussi de développer les synergies de la mouvance et rêve de créer «un site de réinformation professionnel sur le modèle de Médiapart ou Rue 89». Pour financer de tels projets sur la toile, il ambitionne de trouver des mécènes, de faire appel aux dons et abonnements volontaires, d’utiliser les liens Google commerciaux ou de recourir à la vente de produits dérivés (notamment des livres). Pour accroître sa visibilité, la Fondation Polémia a elle-même lancé depuis 2010 une cérémonie publique destinée à dénoncer «les journalistes du système et le politiquement correct»: les Bobards d’or.
Cette offensive de l’extrême droite pour prendre d’assaut le Net porte ses fruits. Etudiant les 30 sites politiques français ayant le plus d’audience, le sociologue des médias, Antoine Bevort montre que sur les dix premiers sites, 7 appartiennent à l’extrême droite. Le site d’Egalité & Réconciliation de l’antisémite Alain Soral est ainsi le premier site politique français. Fdesouche (ouvert en 2005 par l’ex-frontiste Pierre Sautarel), qui aligne des faits divers triés sur le volet imputés à des étrangers afin de créer un climat anxiogène et xénophobe, arrive en deuxième position avec 4,5 millions de visites mensuelles. Le Front national est au douzième rang, mais le premier des sites des partis politiques français. Leurs ennemis: la gauche et le progressisme, le multiculuralisme, l’islam pour certains, le «lobby judéo-maçonnique» pour d’autres et les médias mainstream.
«Ce n’est pas une sphère, c’est une nuée», estiment les journalistes français Dominique Albertini et David Doucet, qui viennent de sortir un livre pour dresser le plan de cette fachosphère, qui comprend aussi bien des identitaires et des maurassiens, des frontistes et «disciples du gourou, Alain Soral», des néofascistes et des cathos traditionalistes. Ainsi en va-t-il du site «Le Salon beige», fondé en 2004 et géré par un militant connu sous le pseudonyme «Michel Janva». Foncièrement hostile à l’avortement, au mariage homosexuel et à la théorie dite du genre, le site a atteint des pics de popularité lors des manifestations de 2012-2013 du «Mai 68 conservateur» contre le mariage gay en France. En 2010, le site est racheté par le royaliste Guillaume de Thieulloy, spécialiste de la levée de fonds et patron de GT éditions, qui regroupe des titres au nom évocateur comme Christianophobie Hebdo, Nouvelles de France ou Les 4 vérités, «journal libéral et chrétien», qui, dans ses dernières actualités, réclame l’avènement d’un «Trump français».
Un observatoire tendancieux
Fondé en 2012, l’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (OJIM), qui a pour président, Claude Chollet, ancien président «durant six mois dans les années 80» du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), est plus pernicieux, car plus subtil. Proposant «un décryptage critique des médias», le site cherche à éclairer les censures et les autocensures des grands médias. Cela passe par des analyses «alternatives» sur les viols perpétrés par des migrants à Cologne, sur la «véritable situation» des médias en Pologne, sur l’influence du milliardaire et fondateur de l’Open society Georges Soros auprès des médias américains ou sur Arte, «chaîne européiste peu regardée et surfinancée».
Pour Henri Maler, fondateur en 1996 de l’Observatoire des médias Acrimed, marqué à gauche, le positionnement politique du site de l’OJIM est limpide. «Alors, l’OJIM, observatoire impartial ou sous-marin de Polémia? Sans doute moins marqué à droite que d’autres, l’OJIM fait cependant partie de la même sphère, et peut-être de plus en plus clairement», écrivait-il en 2015.
Dans leur livre, Dominique Albertini et David Doucet suivent aussi le parcours de «trois youtubeurs de l’extrême»: Vincent Reynouard, Hervé Ryssen et Boris Le Lay, naviguant entre admiration pour le régime nazi, négationnisme et antisémitisme, ont trouvé, dans la chaîne de vidéos en ligne, l’exutoire à leurs haines. Tous condamnés en vertu de la loi Gayssot qui réprime depuis 1990 tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, ceux-ci font profil bas ou sont en cavale, au Japon en ce qui concerne le dernier.
Du porno nationaliste
Constat des deux journalistes: «L’évolution de la fachosphère ressemble beaucoup à celle du marché pornographique. Avant l’explosion du numérique, la représentation de la sexualité à l’écran était rare et contrôlée. De la même manière, les idées d’extrême droite ont quitté les petites boutiques obscures pour toucher le grand public. La fachosphère y prospère, affranchie de bien des contraintes d’antan», note le duo. La comparaison n’est pas fortuite. Les auteurs présentent ainsi le parcours d’une Nancéenne, connue sous le nom d’Electra dans le milieu, une hardeuse qui ambitionnait de réaliser des films pornographiques nationalistes avec des partenaires blancs ou Français de souche. Cette «nouvelle Jeanne d’Arc», anti-Femen, admiratrice de Vladimir Poutine s’est retirée du circuit à la fin 2015.
Face à ces dérives, les auteurs estiment que les condamnations judiciaires ont une certaine efficacité pour lutter contre cette prolifération d’abomination et de fanatisme. Ils relèvent aussi l’importance de produire des contre-discours, comme le fait le youtubeur français et ancien membre de la LCR Usul dans ses vidéos ludiques et engagées à gauche. Mais face à ce regain d’activité de l’extrême droite, c’est la vigilance de tous, alliée au sursaut culturel et idéologique, qui reste l’arme la plus efficace.
Dominique Albertini et David Doucet, La Fachosphère, comment l’extrême droite remporte la bataille du net, Flammarion, 2016, 314p.
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La droite dure s’installe sur le net suisse
En Suisse aussi, la droite dure prospère. Lancé en 2012 par le sociologue de l’Université de Genève, Uli Windisch, le site les observateurs.ch propose plusieurs rubriques dont l’une est intitulée «Les brèves», qui agrège, sous couvert de «réinformation», des faits divers très orientés sur le modèle du site Fdesouche. Certaines nouvelles proviennent même directement du site d’extrême droite français. La rubrique présente aussi des informations télévisuelles tirées de TV Libertés, fondée en 2014 par des cadres du FN dont Jean-Yves Le Gallou.
A leur lecture se dégage l’impression d’une Europe menacée aussi bien par l’islamisme radical que par un déferlement migratoire ou le socialisme intégral. Régulièrement, on y dénonce le monopole étatique sur l’information de la RTS. Sous les brèves, les internautes se déchaînant contre les «médias merdias», la «pianiste et dame pipi, Simonetta Sommaruga» ou les migrants. Les papiers et prises de position d’Yvan Perrin, Oskar Freysinger ou Dominique Baettig y sont régulièrement repris. Ce qui ne lasse pas d’étonner, c’est la présence assez massive de publicité commerciale sur le site, signe de sa popularité et donc d’intérêt pour les annonceurs.
Avec ses vidéos et sa radio web, le site Lapravda.ch, lancé en 2015, fait aussi partie de la galaxie de droite. Emmené par Joseph Navratil et Alimuddin Usmani, spécialistes des relations internationales, il se veut aussi «une alternative aux médias institutionnels». Au fil des pages, on peut ainsi y trouver ainsi une interview exclusive d’Alain Soral avant sa venue avortée à Genève, d’Alain Escada, le président ultra-conservateur de l’institut Civitas ou de Vaclav Klaus, ancien président tchèque sur la «crise migratoire». Y apparaît assez régulièrement Thomas Mazzone, frère de la présidente et conseillère nationale écologiste, Lisa Mazzone et présenté comme «polémiste genevois».
Plus à droite, Philippe Brennenstuhl, président du Parti nationaliste suisse (PNS), interdit récemment de conférence à Lausanne, tient un fil d’actualité sur Facebook, où il commente à tout berzingue les actualités suisse et internationale. JDr