Quinze ans après 501 Blues, spectacle joué par d’anciennes ouvrières de l’usine Levi’s à La Bassée (région Nord-Pas-de-Calais-Picardie), Bruno Lajara (Compagnie Viesàvies) présente un impressionnant triptyque alliant témoignage, théâtre et documentaire sur l’économie textile mondialisée. Tour à tour mis en scène et réalisé par cet homme protée, Je ne vois que la rage de ceux qui n’ont plus rien est un spectacle en trois parties. S’y pressent des témoins et actrices de la globalisation économique ainsi que des personnages théâtraux que tout le réel appelle pour frotter à la toile abrasive du monde leur visage, ici de madone triste, là de « consommactrice » en herbe dépassée par un système de production multipliant les exactions. Le crime économique gagnerait-il ici à accéder au statut de crime contre l’humanité ?
Temps tourmentés
Sur écran vidéo d’abord, défile Mains d’œuvres, un monologue de l’ancienne mécanicienne en confection Thérèse Flouquet. Elle évoque la désindustrialisation et le régime profondément inégalitaire creusé par le funeste pouvoir d’achat. C’était le 12 mars 1999. Le site de La Bassée (près de Lille), délocalisé en Turquie, est fermé. La direction de Levi’s déclare à ses ouvrières : « Prenez vos affaires, votre mois sera payé. » De restructurations en fermetures de site et délocalisations, la filière textile française aurait perdu 160’000 emplois sur 170’000. L’ouvrière licenciée est devenue comédienne. Concernant les délocalisations, c’est aux politiques à stopper ce mouvement : « Je me pose souvent la question. Est-ce qu’il y a une solution ? Je ne pense pas », souligne-telle. Les yeux plongés dans le monde, elle interroge les rapports Nord-Sud : « Là-bas on meurt parce que l’on travaille et ici l’on meurt parce que l’on a plus de travail. »
Abordé par un moyen métrage documentaire en ultime partie, Oporajeo (Les Invincibles), cet ailleurs ou « là-bas » se déroule le 24 avril 2013, au Rana Plaza situé à Savar, un quartier de Dacca, capitale du Bangladesh. L’écroulement d’une usine de textile faisait 1 131 morts, auxquelles s’ajoutent 322 disparu-e-s et près d’un millier de blessé-e-s. Après que l’industrie textile ait tué 1700 personnes depuis 2005, cette affaire étale enfin au grand jour un des aspects les plus cruels de la mondialisation. Les victimes sont essentiellement des femmes. Et le film d’aligner les témoignages hallucinants de rescapées de la tragédie. « Le cerveau d’un homme coulait sur moi », explique l’une d’entre elles, les deux jambes amputées. N’aurait-elle pas préféré mourir ou opter pour le suicide plutôt que de survivre au cœur d’une société qui ne laisse guère de perspectives aux êtres handicapés ? On y découvre aussi un journaliste, seul lanceur d’alerte à avoir tenté de prévenir la catastrophe en dénonçant les monumentales carences du bâtiment. Des fissures et risques que minimise le propriétaire de l’usine textile quelques heures seulement avant le drame en évoquant des chutes de plâtre. Il a été condamné depuis à une dizaine d’années d’emprisonnement selon le metteur en scène et cinéaste documentaire Bruno Lajara.
Sans changer de manière significative leur stratégie et pressions sur les prix, les marques travaillant avec le Rana Plaza, cet atelier de confection pour le monde entier avec des forçats du textile : Bonmarche, C&A Foundation, Loblaw, BRAC USA, The Children’s Place, Walmart, Asda and the Walmart Foundation, Camaieu, El Corte Ingles, Gueldenpfennig, H&M, Inditex, KiK, LPP SA, Mango, Mascot, Premier Clothing et Primark ont fait un don au fonds d’indemnisation des victimes. Mais ce dernier s’avère doté de moins de la moitié des sommes nécessaires pour indemniser correctement les victimes. De plus, la reconnaissance du statut de « victime » est encore très problématique, comme le souligne le documentaire projeté, tant les preuves à apporter sont souvent impossibles à réunir matériellement pour les personnes lésées.
Drame mondialisé dans la filière textile
Entre le monologue initial et le documentaire final, le spectateur assiste à Des Robes sous mes pieds, comédie dramatique et Lehrstück (pièce pédagogique) sous influence brechtienne signée Christophe Martin. La pièce pose une chaîne de la grande distribution française, bien réelle au demeurant, avec ses personnages qu’on croirait en tête de gondole du teaser d’un film de frères Dardenne, d’un docudrame à la Michael Moore ainsi que d’un bain pertinent d’étude sociologique et de communication de crise. Une communication rendue délicate par l’écroulement de l’usine textile du Rana Plaza au nombre de victimes croissant de scène en scène et dans laquelle la chaine française sous-traitait, tout en l’ignorant, les vêtements de sa griffe.
Et la tension de monter entre les deux cadres supérieurs du groupe familial, cousins à la vie et concurrents dans l’entreprise (Cyril Brisse et Mathieu Lagarrigue). Ils mettent en avant une charte éthique et déontologique supposée exemplaire et vite mise à mal notamment par le refus de reconnaître ses responsabilités chez le directeur du groupe. Fusible désigné, la chargée de communication de l’entreprise ( (remarquable Céline Dely) navigue entre situation de couple façon vaudeville et communication sous impulsion psychorigide directoriale qui la verra in fine se faire licencier. Le tout sur fond sonore épisodique du titre Bangladesh (version concertante) de Georges Harrison qui fut notamment chanté en août 1971 lors du premier grand concert humanitaire de l’histoire du rock, à la demande de Ravi Shankar, sitariste indien, pour aider la population du Bangladesh victime de la famine (1,5 millions de morts).
Arrive le grain de sable régional sous la forme d’une jeune et d’abord naïve demandeuse d’emploi du Nord sinistré de l’hexagone qui achète une petite robe rouge à prix sacrifié (Fanny Chevallier très juste dans le désarroi et la révolte contre les injustices qui la mènera à un engagement aux côtés de Femen France). Sur l’étiquette « Made in Bangladesh » du vêtement, la chômeuse relève un SOS dénonçant des conditions laborieuses de production inacceptables. Elle s’engage, proteste, mène l’enquête flanquée d’une sœur caissière d’abord récalcitrante (superbe Perrine Fovez au caractère en mode survie aussi buté que la Rosetta des frères Dardenne), qui veut conserver son emploi dans le groupe de distribution français au sein d’une région très durement touchée par la crise et vote frontiste.
Cette affaire des étiquettes à messages de lanceuse d’alerte est controversée. La méthode des étiquettes rappelle une action de guérilla marketing. Cette technique de marketing non-conventionnelle et à petit budget est de plus en plus utilisée par des activistes, des groupes de pression et des ONG pour attaquer des marques et créer le buzz. Reste aussi à s’interroger sur l’éthique des méthodes de guérilla marketing qui, tout en dénonçant des situations réelles, peuvent utiliser des messages fictifs, ruinant la réputation d’entreprises et passant sous silence leurs efforts (suffisants ou insuffisants) pour améliorer la situation de leurs travailleurs.
On apprend que le vêtement acheté 10 euros par la jeune femme a été produit au Rana Plaza avec le sang des ouvrières sacrifiées sur l’autel des bas prix et de la rentabilité des grandes marques. Relevons ici que H&M se paye pour ses campagnes de pub l’image de stars du R&B (Beyonce) et de la pop (Lana del Ray, Katy Perry) et collabore pour ses collections avec des stylistes de renom (Karl Lagerfeld, Stella McCartney, Lanvin, Sonia Rykiel). La multinationale se paye aussi des surfaces de vente pharaoniques notamment dans les centres villes les plus onéreux de la planète, comme à Genève, notamment sur le dos des ouvrières asiatiques et africaines que ses sous-traitants pressurent au mépris des droits humains les plus élémentaires. Dans le documentaire, une membre active de la société civile au Bangladesh veut croire que si les consommateurs occidentaux étaient d’accord de payer quelques euros de plus par vêtement bon marché, la pression diminuerait sur les ouvrières de l’industrie textile.
La scénographie ? Des vêtements accrochés en tableaux d’art brut et qui bientôt jonchent le sol. Toutes proportions gardées, le dispositif n’est pas sans rappeler l’installation de l’artiste plasticien français Christian Boltanski en février 2010, sous la nef du Grand Palais à Paris. Sur l’immense surface au sol, des tonnes de vêtements récupérés sont alignés presque à perte de vue en carrés, des luminaires en néon sont suspendus à des traverses verticales. On peut y voir quelque chose de la mondialisation, ici des vies volées des ouvrières textiles, quelque chose de l’organisation industrielle de l’extermination, hier dans les camps aujourd’hui dans l’industrie.
Réels en scène
« Pour que le théâtre advienne, il faut qu’il y ait quelque chose qui ne va pas ». Ainsi s’exprimait il y a quelques années, à l’occasion d’une conférence intitulée « Théâtre et bonheur » (2007), Michel Vinaver, l’un des auteurs dramatiques français les plus importants de la scène contemporaine. Il poursuit ainsi son propos : « (Pour que le théâtre advienne,) il faut qu’il y ait une catastrophe, un crime, une promesse non tenue, une passion contrariée, un conflit, une offense, un déni de justice, un malentendu, un abus de pouvoir, une attente déçue, la violation d’un interdit, un travers, un accident, un déficit, une trahison, un reniement, une exclusion, une tromperie, une machination, un empêchement… » « Accroc dans le tissu de la vie », « rugosité dans la surface plane du réel », l’accident est bien un événement perturbateur. Il constitue le pivot de toute Lehrstück, comme l’est, pour partie, Je ne vois que la rage de ceux qui n’ont plus rien.
Présenter des éclats du réel, dénoncer la réalité. Aspirer à explorer le réel avec l’écriture, parfois multiforme, comme instrument de fouilles. Saisir l’Histoire, celle des délocalisations, des concentrations économiques destructrices d’emploi, la petite aussi, à l’aune d’un théâtre du quotidien. Essayer d’écouter la parole qui circule au cœur de climats sociaux, quitte parfois à la reconstituer en la rendant abstraite et musicale comme du côté du dramaturge français Michel Vinaver. Un mélange qui suscite dans le public la sensation de voir une même situation selon des points de vues multiples et contrastés. Dans une seule réalisation, on peut ainsi passer du témoignage le plus brut, au pur naturalisme, à la théâtralité la plus exacerbée, à la farce, au mélodrame social, à la comédie de mœurs, au drame psychologique en parcourant une large palette de formes théâtrales et de témoignages documentaires ou non.
Si depuis les années 1990, les pratiques théâtrales d’inspiration documentaire ne cessent de gagner en visibilité en divers points du globe, elles comptent en France de grands dramaturges. Ainsi le vétéran et ancien directeur d’une usine de 800 personnes appartenant au groupe américain Gillette près d’Annecy à la fin des années 70, Michel Vinaver, né en 1927 (Par-dessus bord, La Demande d’emploi, Les Travaux et les Jours), Ses personnages vivent des situations de crise liées à des conjonctures économiques et politiques concrètes. Ils les éprouvent sans emphase, dans une tentation de reconstitution dramatique de « la matière, du tissu du quotidien » qu’accompagne une mise en exergue du « non-dit » et une prédilection pour un théâtre a-dramatique et non discursif.
Un souci de déchiffrer et de décrire son temps que l’on retrouve, avec d’autres préoccupations formelles, chez François Bon (Daewoo), qui se fait le sismographe l’échec de la reconversion du bassin minier lorrain en y suivant l’installation du groupe coréen Daewoo bénéficiant de fortes aides publiques et qui transférera après dix années d’implantation seulement ses activités vers la Pologne et La Chine au prix d’une « dilution méprisante des responsabilités humaines », comme le souligne le metteur en scène de Daewoo, Charles Tordjman.
Chez François Bon, le tandem Bruno Lajara et Christophe Martin ainsi que Michel Vinaver, il y a une manière, à chaque fois singulière, cinglante et empathique pour les laissés-pour-compte, de faire le procès du fonctionnement de la grande machine capitaliste et ultralibérale de notre époque. Avec un minimum d’intrigue, se développe une recherche sur la simultanéité des lieux et des actions. Sans oublier cette manière de passer du cadre supérieur à l’ouvrière, comme pour développer une vue par strates sociales des affres de la mondialisation.
Les damnées du low cost, le théâtre et la politique
Les conditions de travail des travailleuses textiles au Bangladesh sont dénoncées par l’association Sherpa depuis 2001, les qualifiant de « crimes économiques ». William Bourdon, son fondateur, veut combattre la volonté des entreprises multinationales de se déresponsabiliser du contexte dans lequel sont produites leurs marchandises. « Le 20e siècle a permis de légiférer sur les grands crimes de sang, le 21e siècle devrait être celui qui responsabilise les privés. ». Mais dans le documentaire Les Invincibles, il est souligné que « le travail à la chaîne aide à l’émancipation des jeunes filles au Bangladesh ». On y apprend que le moteur du développement dans ce pays est la femme dans un secteur textile qui utilise 14 millions de personnes payées 30 à 60 euros hebdomadaire et dont le profit ne concerne que les élites du pays et les multinationales. Or ce dur labeur semble toujours préférable au quasi esclavage qui touche les femmes aux champs ou dans les briqueteries de Province.
Autre faible « lueur d’espoir », le film suit la destinée d’une coopérative qui fait de la confection notamment pour une chaîne de fast food américaine très présente en France, KFC devenue le centre de nombreuses critiques, y compris de son fondateur qui a passé la main, Robert Allen, sur le désastre diététique de ses produits. Cette coopérative confectionne des sacs pour les ONG, mais elle n’a pas de commandes pour le secteur des chemises et t-shirts. Ce qui la plonge dans la crise alors que les bénéfices sont redistribués entre les travailleuses. En entretien, le metteur en scène et cinéaste Bruno Lajara souligne que cette coopérative née suite à la catastrophe du Rana Plaza s’est maintenue jusqu’à ce jour notamment grâce à une importante commande émanant d’une ONG helvétique.
Mais face à un patronat bangali tout puissant bénéficiant de très nombreux relais au sein du pouvoir la tâche est immense. Alors que les manifestations se multiplient périodiquement au Cambodge et au Bangladesh, le collectif Éthique sur l’étiquette lance périodiquement en France des campagnes de sensibilisation, telle la campagne « Soldées », qui visent à sensibiliser l’opinion sur les salaires de misère offerts aux ouvrières textiles en Asie. La conjonction entre les luttes sociales des ouvrières asiatiques et la pression des consommateurs occidentaux peut-elle entraver la logique de moins-disant social et salarial qui gouverne depuis des décennies le développement du secteur textile international ?
D’autres réflexions s’opèrent au niveau européen, notamment en Autriche et en Suède où l’on commence à débattre de la responsabilisation des entreprises. Une idée avancée par le député européen écologiste Pascal Durand est d’interdire l’entrée sur le territoire de biens dont la production ne respecte pas les normes de l’Organisation internationale du travail. Fort du propos rapporté, « derrière les étiquettes se cachent nos vies », le metteur en scène et cinéaste documentaire Bruno Lajara, insiste en entretien sur la traçabilité des produits textiles par des étiquettes détaillées permettrait au consommateur de faire ses choix en connaissance de cause. Avant de rêver à un changement de paradigme au plan international selon le leitmotiv écologiste et environnementaliste des années 90 : « Penser globalement, agir localement ».
« Dans ce monde formaté, il est essentiel de redonner du sens aux utopies collectives et d’encourager le désir d’inventer, de créer des imaginaires… », écrit en 2006, l’acteur et réalisateur natif du Creusot, Robin Renucci, qui dirige Les Tréteaux de France-Centre Dramatique National, dont la mission première est de partager les grandes œuvres théâtrales avec tous les publics, et surtout les moins favorisé. Ni une ni deux, ce fils d’une couturière et fervent défenseur de la tradition d’une éducation populaire, ayant notamment mis sur pied un Festival de théâtre et d’ateliers dramatiques en Haute-Corse, territoire souvent délaissé, apporte son soutien au tryptique, Je ne vois que la rage de ceux qui n’ont plus rien prêtant aussi sa voix au documentaire Oporajeo (Les Invincibles) réalisé par Bruno Lajara.
Lajara fut par ailleurs conseiller municipal de l’opposition d’Arras avant de démissionner en janvier dernier, y dénonçant la « dérive monarchique » du maire UDI Frédéric Leturque. Il reprenait ainsi, à l’en croire, sa liberté de citoyen estimant « fondamentale » la question des réfugiés pour lesquels il s’engage ainsi qu’un système d’échange local. Or Je ne vois que la rage… n’a reçu aucune aide de la part de la Direction régionale des affaires culturelles du Nord Pas-de-Calais. La « pertinence et la crédibilité artistique » du projet d’alors (avril 2015) agitant des vérités qui dérangent seraient-elles de peu de poids face à une politique du déni qui fait sans doute le lit de tous les populismes et du règne délétère de grandes dynasties familiales économiques au plan régional ?
Bertrand Tappolet
Je ne vois que la rage de ceux qui n’ont plus rien. Festival off d’Avignon. Espace du spectateur, 5 Place Louis Gastin. Jusqu’au 30 juillet. Rens : +33 (0)6 24 42 17 07. Site de la Compagnie de Bruno Lajara avec extraits du spectacle : https://viesavies2013.wordpress.com.
A voir sur le sujet, le film documentaire : Les Damnés du low cost (2103) d’Anne Gintzburger sur youtube (www.youtube.com/watch?v=WinWfOyVL4c). Site du Collectif Ethique sur l’étiquette : www.ethique-sur-etiquette.org