Pour faire face à l’invasion de divisions allemandes décidée par Hitler, de nombreuses jeunes filles rejoignent les rangs de l’Armée rouge. De 1941 à 1945, plus de 800’000 femmes ont combattu comme volontaires sur le front. La guerre n’a pas un visage de femme, ce mémorial de papier, devient sur scène un chœur de récits mêlant de nombreuses voix off de comédiennes passant des fragments de témoignages, impressions et sensations. Elles se mêlent à celle, seule présente sur le plateau, de la comédienne et metteure en scène Cécile Canal. C’est par un tuilage de voix off amplifiées que s’ouvre significativement ce récit polyphonique : «Si l’on considère la guerre avec nos yeux de femmes, de simples femmes, elle est plus horrible que tout ce que l’on imagine. C’est pourquoi, on ne nous pose jamais de questions», entend-on.
Nulle part l’individu ne se révèle autant que dans la guerre
A l’origine, les paroles sont celles de femmes vétérans âgées que le Prix Nobel de littérature 2015, S. Alexievitch écoute près de 40 ans après les faits. Elles évoquent la solitude, la peur des hommes, la violence et les formes du mal. Mais avant la chute de l’Empire soviétique. Soit avec une certaine naïveté, presque sans distance critique. Loin d’être un livre d’histoire, voici une matière documentaire brute, unique, mise en forme, qui a servi aux historiens, aux romanciers et gens de théâtre. Un livre non dénué d’humour noir, où les morts se mettent à parler.
Pour son auteure, «nulle part l’individu ne se montre autant, ne se révèle autant de lui-même que dans la guerre, et aussi peut-être dans l’amour. Il y dévoile ses secrets les plus intimes. On le voit jusqu’à travers la peau. Son enveloppe de banalités se déchire, découvrant un abîme que lui-même n’est pas prêt à affronter. Qui étaient-ils ces gens, des Russes ou bien des Soviétiques ? Non, ils étaient soviétiques, mais ils étaient aussi russes, biélorusses, ukrainiens, tadjiks… Mais je les aime. Je les admire. Oui, ils avaient le goulag, mais ils ont eu aussi la Victoire. Et ils le savent…»
Au plateau, les témoignages deviennent notamment des personnages qu’incarne successivement la comédienne. La simplicité de son interprétation tranquille et déterminée, expressive et ductile, évolue entre de nombreux noirs de scène. Elle culmine dans le récit de cette vielle femme d’aujourd’hui, hébétée, le regard absent. «A la guerre, j’ai tout oublié. J’ai oublié aussi l’amour.» Entre les voix juvéniles d’alors et celles des personnes âgées rencontrées par Svetlana Alexievitch, la comédienne distille ces bouleversements de l’être et la dimension visuellement inédite que la guerre charrie dans son sillage.
Aux yeux de l’auteure, «la guerre est une épreuve trop intime. Et aussi interminable que l’existence humaine». Lestée du poids de toutes les batailles, souffrances et sacrifices, la vérité d’êtres ordinaires se scelle dans l’ouvrage par ce témoignage bouleversant : «On était pourtant à Stalingrad (un million de morts de juillet 42 à février 43, ndr.)… Aux heures les plus effroyables de la guerre. Et malgré tout, je ne pouvais pas tuer… abandonner un mourant… On ne peut avoir un cœur pour la haine et un autre pour l’amour. L’homme n’a qu’un seul cœur, et j’ai toujours pensé à préserver le mien.»
Laisser entendre des choses secrètes et petites
Entre deux samovars, le décor figure une loge d’actrice, mêlant le rouge, le noir et le blanc. Le rouge pour dire le sang versé. Et celui, théâtral aussi, des gélatines posées comme une gangue carmin sur le mobilier. Le noir du deuil évoque le sang séché. Le blanc, lui, se souvient autant du linge intime que de la poudre d’os imprégnant si fort ces poignants récits. Ce sont aussi les trois couleurs dont la comédienne est revêtue. On sent ici que la parole doit être mise en action par la volonté de réparation, de résilience, de souvenir ou celle d’esquisser une forme de «pédagogie» à l’égard des générations d’après-guerre.
Aux yeux de Cécile Canal, il faut laisser entendre au théâtre des choses secrètes et petites, des pertes ou des révélations intimes, inavouées et violentes, éminemment proches de ce que l’on a au plus profond de soi. Les détails colorés sont partout faisant lien entre passé du vécu ressenti et présent du témoignage devenu récit: «Lorsqu’on coupe un bras ou une jambe, il n’y a pas de sang. On voit de la chair blanche bien propre. Le sang ne vient qu’ensuite. Aujourd’hui encore, je ne peux pas découper un poulet si sa chair n’est pas blanche et nette», détaille une ancienne militaire.
Des «romans de voix»
Parfois tout juste sorties de l’enfance, ces femmes engagées dans l’Armée Rouge avaient entre 16 et 25 ans. Elles s’enrôlent sans trop d’états d’âme dans la Grande Guerre Patriotique alors que les divisions allemandes déferlent sur le sol tant aimé de la Patrie semant la désolation et la mort avec une violence inouïe au fil de la désastreuse opération Barbarossa, facteur crucial de la défaite du Troisième Reich. Au prix de 20 millions de morts. Les « Einsatzgruppen » massacrent systématiquement les Juifs et multiplient les atrocités dans le cadre d’une guerre d’anéantissement.
L’uniforme, ce fut pour ces femmes, un moyen, de mettre à distance, un temps, la violence conjugale, la disparition d’une mère, les mariages forcés, les viols, la faim et autres sévices sans nom qui marquaient souvent si forts leurs jeunes destinées. Ces femmes furent infirmières, brancardières. Mais aussi snipers, aviatrices, fantassins, tankistes ou sapeurs. « Saturée de détails », la guerre au féminin, c’est aussi un archipel de « surcharges physiques et morales », comme le souligne Alexievitch, vécu par des femmes contraintes de subir « le mode de vie masculin de la guerre ».
Passés les premiers moments d’exaltation, on assiste au fil des témoignages à un changement de ton. Le corps s’épuise dans des marches interminables menées en piétinant le seigle des champs traversés tant les routes subissent d’incessants bombardements. « L’herbe verte et un soleil splendide. Et des corps étendus par terre. Le sang. Les cadavres d’hommes et de bêtes. Les arbres abattus. » Aux voyages dans des wagons à bestiaux, succède la faim qui hante jusqu’aux rêves des jeunes recrues. L’épreuve des combats, ensuite, accompagnée de son lot d’interrogations et de tiraillements intimes. Deux soldats allemands surgissent de derrière une chenillette détruite. En une seconde, ils sont abattus en légitime défense par une femme ramenant un blessé. « Après le combat, je me suis approchée d’eux. Ils gisaient les yeux ouverts. Je me rappelle encore ces yeux. L’un, je me rappelle, était un très beau garçon. C’est dommage. Même si c’était un fasciste, c’est pareil. » Et cet aveu : « Quand on essaie soi-même de tuer, c’est horrible. »
Ce qui marque, c’est bien un acharnement d’Antigone ou de brechtienne Mère Courage à ramener les corps des blessés juchés sur un chariot. « Voilà le tableau », entend-on à plusieurs reprises. Comme dans Les Cercueils de Zinc, autre opus signé Svetlana Alexievitch, qui recueille les paroles de soldats et infirmières engagés dans le conflit afghan de 1981 à 1989, c’est la vérité des témoins ordinaires qui affleure. D’où une notion de sacrifice souvent centrale dans la constitution d’une identité combattante, résistante. Enfin, c’est la stupeur du retour victorieux, lorsque la troupe défile dans les villages et n’est saluée presque exclusivement que par des femmes.
Une écriture du témoignage
Voici plus de trente ans que Svetlana Alexievitch – journaliste et écrivain, jadis soviétique, ukrainienne, aujourd’hui biélorusse – s’est mise à l’écoute des sans voix. Recueillant les récits des autres, tous témoins ordinaires de leur temps, pour composer ce qu’elle appelle des «romans de voix» souvent adaptés au théâtre.
Son travail d’écriture consiste à lier entre elles les paroles recueillies, en préservant, outre les faits égrenés, les hésitations, les omissions, l’émotion contenue ou éclatante, la vitalité de chaque voix. Elle réécrit parfois tout ou partie de certains témoignages relativement à des personnes qui n’ont souvent jamais été entendues ou n’ont pas l’habitude de parler, tant leur parole est empêchée. Cette réécriture fait de son approche du réel une dimension parfois interrogée voire questionnée par des journalistes et des historiens.
Il y eut des voix de femmes soldats et d’enfants, se souvenant de la guerre entre l’URSS et l’Allemagne nazie (La guerre n’a pas un visage de femme, Derniers Témoins). Des voix de jeunes recrues soviétiques engagées et brisées en Afghanistan, mêlées à celles de leur mère, de leur veuve (Les Cercueils de zinc). Les voix des témoins et victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (La Supplication). Une Histoire tissée à partir d’expériences individuelles, écrite par Svetlana Alexievitch et centrée sur le vécu, le ressenti où l’émotion prend le pas sur la chronique historique. Quitte à entrer dans des catégories métaphysiques, voire théologiques, aux contours possiblement flous : «Mes livres sont des réflexions sur le Mal qui nous guette aujourd’hui et qui nous guettera toujours», confie-t-elle en 2005 au critique de théâtre Jean-Pierre Thibaudat.
Au fil de la préface à La guerre n’a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch explique : «Je n’écris pas sur la guerre, mais sur l’homme dans la guerre. J’écris non pas une histoire de la guerre, mais une histoire des sentiments.» Son dernier ouvrage, La Fin de l’homme rouge, est moins le récit de l’effondrement de l’URSS son basculement dans l’âge capitaliste, mais plutôt de l’auscultation du coeur et de l’âme de ce « type d’homme particulier, l’Homo sovieticus ». Un individu passé sans transition de l’Ere soviétique à une nouvelle forme de nihilisme confortée par des inégalités sociales et une violence endémiques. Son approche semble parfois rappeler celle de l’histoire littéraire des mentalités sensible aux témoignages et paroles d’anonymes : « L’histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne. Je suis étonnée par l’être humain », comme elle l’écrit dans La Fin de l’homme rouge.
La guerre n’a pas un visage de femme. Chapeau rouge Théâtre, 34-36 Rue du Chapeau Rouge, Avignon. Du 7 au 30 juillet 2016. Rens. : wwww.chapeaurougeavignon.org