Cinq ans après la fin brutale du Printemps de Prague suite à l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie et au cœur d’une société montrée comme divisée, frustrée, violente, désespérément individualiste, la première fiction cosignée par les cinéastes Tomáš Weinreb et Petr Kazda est une plongée dans l’esprit d’Olga Hepnarová, dont la mémoire collective tchèque garde un souvenir douloureux et controversé. Abusée dans sa jeunesse par son père, en rupture partielle avec son milieu familial, travaillant un temps dans un garage, fan de trabant, cette homosexuelle kamikaze solitaire de 22 ans tua huit passants anonymes choisis au hasard en projetant le camion qu’elle conduisait sur un trottoir, dans la Tchécoslovaquie de 1973.
«Le chacun pour soi» devient une règle sans pitié pour celle, comme Olga, qui souffre d’un manque d’être, de reconnaissance, d’identité, d’existence. Paradoxalement ou non, la mort devient alors l’unique moyen d’exister, de faire, au moins une fois, entendre sa voix dans l’indifférence sociale. Plus de quarante ans «après les faits, notre vision du personnage d’Olga résonne avec des situations contemporaines», relève Petr Kazda. Que l’on songe à certains massacres perpétrés par des solitaires et à une réflexion sur le mal conduite par la jeune femme au fil du dialogue avec son avocat: «Les gens ont le choix mais ils choisissent toujours le mal», affirme-t-elle.
Victime ou bourreau?
La plupart des suicidaires cherche quelqu’un quelque part pour être entendus. «A travers ce crime je me suis suicidée. Après tout, qu’est-ce que la vie aurait à m’offrir? Si je suis pendue, mon crime n’en aura que plus de valeur. Cela fera de moi une victime exceptionnelle», confie l’accusée à son avocat.
Un crime? Non, pour elle un acte de liberté, un geste pour sortir d’un monde irrespirable qu’elle accuse de l’avoir brutalisée. Avant aucune de ses paroles n’atteignait l’autre, maintenant tout d’elle devient mémorisable et tristement mémorable. A l’en croire, cet acte visait la société dans son ensemble, dont elle pensait être victime. Un argumentaire que met en doute l’homme de loi questionnant la posture de victime, qui se double d’une démiurge «se prenant pour Dieu». Reste qu’elle souhaitait que ce meurtre soit raconté dans les livres d’histoire et serve d’avertissement. Néanmoins, aujourd’hui, son nom évoque seulement une criminelle de masse et la dernière femme à avoir été pendue en Tchécoslovaquie. Une vision réductrice que les cinéastes vont s’efforcer de densifier en suggérant des tentatives d’explications biographiques, psychologiques et sociales. Le scénario se mue alors en possible enquête qui ne résiste pas à la tentation de trop révéler et trouver un sens dans ce qui tient sans doute aussi du ressenti émotionnel et de l’irrationnel.
Les réalisateurs ont construit leur récit comme une disparition progressive, sans laisser d’autres traces que les brèches qu’Olga Hepnarová a ouvertes en chacun. Son comportement autodestructeur, velléitaire, mais aussi généreux et passionnée en amour, s’étend de sa tentative de suicide avortée qui ouvre le film jusqu’à la tragédie de sa mise à mort par pendaison courte. C’est alors le troublant réflexe humain et animal de rester en vie et résister chez un être malade et diminué qui domine. «Face à sa tentative de suicide, sa mère la réprimande et l’humilie en lui affirmant qu’elle n’est pas assez courageuse pour accomplir sa mort volontaire. Elle développera avec elle une relation ambiguë, continuant à la soutenir financièrement malgré leur rupture», souligne Tomáš Weinreb.
Nihilisme et attention post mortem
S’agissant d’une vie humaine face au crime, tout se complique, tout est jeu de volonté, de désir, d’espérance, de souffrance, de crainte, de rage. D’une certaine manière, le parcours d’Olga montre en creux que nous passons une bonne partie de notre vie à tuer ce que nous sommes et ce que nous voulions être. L’usage du noir blanc avec une gamme étendue de tons gris, peu de contrastes et de parcimonieux mouvements de caméra, rapproche le film d’autres drames psychologiques en forme de quête d’identité, tel Ida de Pawel Pawlikowski, qui fait le choix d’un noir et blanc classieux, dont il module les transparences. Mais aussi parfois, dans son atmosphère fataliste, du Bouc de Fassbinder et son regard d’entomologiste doublé d’une sensibilité accrue.
La jeune femme est incarnée par une Michalina Olszańska, au physique de garçonne rappelant la star Natalie Portman, fragile et provocatrice, revêche et déterminée dans expression intense parfois proche du fantastique à la David Lynch. Désireuse de ne pas trahir la rage partiellement nihiliste de «se créer soi-même» comme dirait Nietzsche, en entraînant huit personnes dans la mort et un suicide différé, Olga a l’individualisme paradoxal d’une solitaire. Moi Olga est ainsi le récit d’un être qui a désiré s’abstraire du grand jeu de la société. Elle choisira donc de laisser ses congénères pour glisser dans le néant, passer dans l’état intermédiaire où la société l’efface tout en étant consciente que son crime même la rendra éternelle et la vengera de sa condition autoproclamée de «souffre-douleur».
Moi Olga. Cinéma Bellevaux, Lausanne. Jusqu’au 17 juin 2016. Rens: www.cinemabellevaux.ch