En effet, depuis le XVIIème siècle, on a assisté à une répartition du pouvoir au bénéfice de couches toujours plus larges. Après la dispersion des pouvoirs au Moyen Age, les débuts du capitalisme s’étaient accompagnés d’une concentration de plus en plus grande de l’autorité entre les mains des monarques absolus. Un mouvement inverse de redistribution commença lors des Révolutions d’Angleterre au profit de classes souvent riches et influentes que le pouvoir des rois contrariait. La pensée de ces classes fut le libéralisme qui conquit des avantages dont en premier lieu seules des minorités, notamment la bourgeoisie, profitèrent. Mais les gains libéraux en terme de liberté (de conscience, d’expression, d’association) dépassèrent la liberté économique et allaient plus tard jouer en faveur de toute l’humanité. Au XVIIIème siècle, avec le développement des classes moyennes, un nouveau mouvement de diffusion du pouvoir vers un plus grand nombre commença. La pensée de ce mouvement est la pensée démocrate. Elle revendiqua le suffrage universel pour remplacer le suffrage censitaire limité aux plus riches défendu par les premiers libéraux. Après des débuts difficiles à l’initiative des Jacobins sous la Révolution française, ses succès se multiplièrent depuis 1848 jusqu’à ce qu’au début du XXème siècle, le suffrage universel masculin se soit généralement imposé en Occident, après le ralliement des libéraux. Dès le XIXème siècle, le mouvement de partage du pouvoir sembla connaître une nouvelle étape. Il s’agissait dans la société de donner désormais toute sa place à la nombreuse et croissante classe ouvrière, dont le travail produisait toutes les richesses alors qu’elle était condamnée à la pauvreté et à l’exclusion politique et sociale. Ce sont les diverses formes de pensée socialiste qui assumèrent ce nouveau combat. Le grand apport de ces pensées fut la mise en relation de la situation politique et de la situation économique, avec l’affirmation que la collectivisation des moyens de production était la seule façon d’accorder réellement du pouvoir à ceux qui travaillent. Les réussites du socialisme seront nombreuses de la fin du XIXème siècle à la fin du XXème siècle. A travers de puissants syndicats, de grands partis, l’attitude parfois favorable des progressistes démocrates, de certains libéraux, de gouvernements voulant le prendre de vitesse, le mouvement ouvrier remporta de grandes victoires. Dans certaines régions, les marxistes-léninistes accédèrent au pouvoir et bâtirent des Etats ouvriers. Dans d’autres régions, les sociaux-démocrates (parfois alliés aux marxistes-léninistes) obtinrent des augmentations de salaires, la mise en place d’un Etat-Providence efficace, le développement des services publics, et, dans le meilleur des cas, la nationalisation de secteurs clés de l’économie et la cogestion dans les entreprises capitalistes.
Depuis les années 1980, alors qu’heureusement les libertés individuelles ne sont d’ordinaire pas remises en question et que le suffrage universel est avec raison promu par l’Occident comme un progrès nécessaire, les acquis du socialisme sont battus en brèche. La fin du bloc de l’Est a bien sûr permis aux réactionnaires d’assimiler plus ou moins tous les progrès sociaux au socialisme dit réel: et bien sûr il y avait beaucoup à dire sur le socialisme soviétique qui dans un pays conservateur avait instauré une nouvelle classe dominante bureaucratique pour contraindre le peuple qu’il prétendait servir. Mais ce n’est pas seulement le socialisme de l’Est qui est attaqué: la social-démocratie a aussi enregistré, avant de l’approuver souvent, la division et l’affaiblissement du salariat, le démantèlement plus ou moins prononcé de l’Etat-Providence, la libéralisation et la privatisation des services publics, la liquidation du secteur étatique et les remises en question du droit du travail. Ce violent retour de manivelle démontre qu’à l’évidence, dans les pays occidentaux, malgré les importantes améliorations survenues après 1945, le pouvoir est bien resté aux mains de la bourgeoisie capitaliste. Celle-ci défend les libertés individuelles qui lui sont globalement favorables (mais sait les faire suspendre à l’occasion par des dictateurs fascistes ou non). Elle défend aussi le suffrage universel: en maniant la carotte du consumérisme pour certaines catégories, le bâton des suppressions d’emplois, l’outil d’une propagande surabondamment relayée par les médias, elle peut la plupart du temps en recevoir la confirmation de ses positions. Elle admet les augmentations de salaire si le marché les exige, un certain Etat-Providence et un minimum de service public pour qu’il n’y ait pas trop de mécontents, mais rejette tout ce qui va au-delà et rapporte plus aux salariés qu’aux grands patrons. Si l’on en est arrivé là, la social-démocratie porte une grande part de responsabilité: tout à la griserie de gouverner et d’avoir obtenu ce qui momentanément satisfaisait certaines revendications matérielles pour le grand nombre, elle a oublié le socialisme qui ne conçoit pas de vrai transfert de pouvoir pour les travailleurs sans la collectivisation (de façon étatique ou coopérative) d’une part déterminante des moyens de production. Sans cela, la classe bourgeoise maîtresse du capital reste dominante, et en un tournemain elle reprend le contrôle des opérations, comme nous l’avons vu et le voyons chaque jour.
En cette veille du 1er Mai, il est clair que si les libertés individuelles et le suffrage universel, approuvés par la bourgeoisie, sont des acquis sur lesquels on peut compter, les droits pour le grand nombre des travailleurs se voient réduits ou menacés. La Fête du Travail permet à la fois de reprendre conscience de tout ce qu’il reste à faire pour que l’exploiteur «rende gorge» (L’Internationale), et de retrouver confiance en voyant le grand nombre de ceux qui luttent dans le monde entier. Très encourageants aussi, outre les nombreuses mobilisations, sont des événements inattendus, comme l’accession de Jeremy Corbyn à la tête des travaillistes britanniques et les succès de Bernie Sanders lors des primaires démocrates américaines.