Avec ses images bleu mélancolique et contemplatif tournées en eaux toujours changeantes, Mère Océan (The Journey) est un documentaire étonnant. Liquide amniotique ? Quête de la «paternitude» ? Mal de mère ? Idéal marin avec cétacés mis en écho avec le fait de donner la vie ? On peut tout mettre dans cette abstraction bleutée ; c’est sans doute ce flou qui est l’un des attraits de ce poème sincère, mais incertain. Il n’est pas sans évoquer, par certaines dimensions, la fiction phénomène de Luc Besson, Le Grand bleu. Ce, notamment dans le rapport creusé et nettement plus développé ici entre plongée en apnée, mélancolie extrême, tentation de disparaître de soi et maternité d’une vie en gestation dévoilée, du cinquième au neuvième mois de grossesse. Le film fait de la présentation du fœtus et de l’enfant à l’élément marin et ses créatures (baleines, cachalots, dauphins) son dessein apparent. Cette complicité avec la vie sous-marine se déploie encore au sein de «plusieurs communautés de cétacés qui nous accompagneront pendant nos premières années de parentalité», comme le souligne Jean-Marie Ghislain, compagnon de l’apnéiste et future maman. Il ajoute que «le sonar des cétacés est une formidable machine à échographier, capable de détecter la présence d’un bébé dès les premières semaines de grossesse. Le fœtus, quant à lui est très sensible à l’environnement extérieur; dès le 3e mois, son développement sensoriel lui permet de s’imprégner de la richesse symphonique et des vocalises des cétacés. Nous imaginons déjà toutes les interactions possibles entre ces derniers et notre enfant… (écholocation des dauphins, chant des baleines…)».
A mille lieues de ce que dévoile les pédagogiques et ennuyeux Thalassa ou la filmographie antédiluvienne du pro-nucléaire Commandant Cousteau et de ses descendants, on suit donc, avec un intérêt flottant mais bien ancré, ce périple sous-marin et terrestre à interrogations existentielles immenses et minuscules. Il se déploie du côté des baleines à bosse à Rurutu, en Polynésie Française, des dauphins sténelles de Hawaï, chez les dauphins tachetés de Bimini aux Bahamas et en compagnie des cachalots à l’île Maurice. Avec cette interrogation non dénuée d’inquiétude, voire d’irrésolution : Comment donner la vie et l’accueillir, la partager en ce monde volontiers égotiste et prédateur ? sans oublier que dans de nombreuses cultures, l’eau symbolise un intermédiaire entre la vie et la mort. Ainsi pour l’écrivain sénégalais Birago Diop, les défunts se tapissent dans les eaux ou le crépitement d’un feu. Le documentaire, lui, suit, dans son meilleur, les plongées de l’apnéiste menue et filiforme dont le corps est prolongé par de grandes palmes carbone effilées, masque et tuba.
Place incertaine de l’homme
Photographe de requins renommé (la série et l’ouvrage Peur bleue), Jean-Marie Ghislain témoigne sur son site de cette aventure unique : «Leina et moi nous sommes retrouvés autour de notre amour pour l’océan. Leina est apnéiste ; depuis un an, nous voyageons ensemble à la rencontre des dauphins, des requins et des baleines dans l’intention de capturer des instants d’harmonie entre l’être humain et le Vivant. Nous commencions à imaginer une nouvelle approche dans notre travail, davantage axée sur la communication inter-espèces, lorsqu’un événement est venu bouleverser notre vie. La grossesse de Leina… fait naître un rêve partagé : transmettre notre passion pour la mer et ses habitants à notre enfant – avant, pendant et après sa naissance.» Insérées dans le cours du film, les images photographiques sous marines qu’il réalise en noir-blanc sont dotées d’une gamme étendue de gris. Elles épousent par instants les contours d’estampes surréelles d’une infinie douceur de textures et matières, comme polies par les cendres du temps.
Ressemblant étrangement à l’acteur britannique Terrence Stamp dans le personnage du visiteur en possible Christ de la chair, révélateur du moi profond des personnages croisés, dans le film Théorème de Pasolini, l’homme en a concilié le magnétisme et le mystère ainsi que les qualités d’écoute empathique et d’apaisement. Voyez ces scènes où il réajuste une pèlerine sur le corps en dépressurisation, éperdu et fragile de Leina posé à la tranche d’un bateau à moteur après une plongée. Une présence jamais pesante ni infantilisante, minérale et insondable de passeur à la voix toujours égale et veloutée. Econome en parole si ce n’est taiseux, n’exprimant nul sentiment ni cheminement intime, Jean-Marie Ghislain rejoint aussi un autre personnage incarné au cinéma par Terrence Stamp, Billy Budd. Cette figure angélique imaginée par Melville est portée à l’écran en 1968 par Peter Ustinov qui en ramène à la surface tout le fondement métaphysique. Un héros ambigu et d’une belle modernité, tant il est frappé de mutisme dès qu’il doit exprimer ses sentiments ou son bon droit.
Comme presque tout homme au fil de la grossesse de l’être aimé ayant connu une dépression, dont on perçoit les échos assourdis, Ghislain cherche sa place de père. Et le film de faire le récit d’un homme souvent à la marge de l’image, silencieux, qui fait l’expérience de la paternité dans un pertinent jeu d’échelles de représentations physiques. Sa main immense recouvre ainsi pour partie le nouveau né. Scène à laquelle répondra, comme en écho inversé, la mère portant son enfant à bout de bras dans le sillage d’une énorme baleine plongeant dans les profondeurs. Une image arrêtée et redoublée par un cliché noir-blanc du photographe subaquatique. Comme une double exposition de la vie qui se présente et file à l’infini ainsi qu’une mise en abyme de l’image d’une vie dont maternité et paternité se partagent la transmission.
Troubles en surface et sérénité en apnée
«On peut se souvenir d’une chose merveilleuse, si on la laisse à l’abri des regards elle finira par disparaître. Soi même on est incapable de saisir la vraie nature. Il ne reste aucune preuve. Mais est-ce vraiment souhaitable, comme vous le dites, de forcer les choses disparues à réapparaître ?», s’interroge un personnage du roman Cristallisations secrètes dû à Yôko Ogawa. Une grande partie du film semble osciller entre silence vibrant des évolutions aquatiques des cétacés, oubli, interrogation sur la nature de ce qui advient et souvenir incertain, notamment d’une dépression.
Le film se mue en sismographe souvent pertinent de l’ambivalence du silence au sein du couple et dans les scènes sous-marines. S’il en dit parfois plus long que toute parole, le silence cerne simultanément l’impossibilité du langage à tout dire. Il permet aussi que de ce vide naissent l’interprétation, le commentaire : toute création. S’il est des silences lourds, il est aussi des silences légers, libérateurs. Ceux-là nous ravissent, nous élèvent, nous donnent l’illusion de toucher l’impalpable, d’entrevoir l’invisible. Expérience de l’inouï comme dans cette rencontre entre deux signes décrivant des ellipses (la nageuse et la baleine), il semble alors qu’il écoute. Mais tout peut s’éteindre, retourner à la nuit. Le silence alors, métaphore du réel, nous renvoie à la limite.
De retour à la surface, malgré les mélopées méditatives, transcendantales et « chamaniques » passées par le couple à l’unisson, un côté bohème luxueux et classieux à effluves New Age, la petite piscine mise dans le living, l’entourage de sages-femmes ressemblant à des figures de Parques antiques dévidant la naissance et la destinée à venir, c’est l’intranquilité qui domine chez la femme enceinte. Elle semble alors rejoindre certaines pensées et considérations de la narratrice de La Grossesse, récit signé de l’auteure japonaises contemporaine la plus célèbre, Yôko Ogawa. Une narratrice qui couche dans un journal intime les plus infimes transformations physiques de la future maman qu’est sa sœur. On y lit : «Je n’arrive pas à réaliser que l’être qui est en train de grandir à son rythme à l’intérieur de mon ventre est mon bébé. Je le ressens d’une manière abstraite et confuse, et je ne peux absolument pas y échapper.» Comme parfois chez Ogawa, le récit de Mère Océan laisse voir des états d’être en apesanteur, qui cachent des fêlures de toutes sortes, parfois inexplicables et inexpliquées suite notamment à une longue dépression. On danse ainsi à un moment au bord d’un abîme où la vie, de l’aveu même de la mère en devenir, menace d’engendrer la mort. Même s’il ne s’agit que d’un rêve ou d’une pensée fruit de l’anxiété qu’elle révèle assise sur le lit où elle accouchera plus tard.
Par nombre de traits, Leina peut donc ressembler à certains protagonistes des romans et nouvelles d’Ogawa dont parle le sociologue et anthropologue français David Le Breton, auteur de Disparaître de soi. Une tentation contemporaine : «Les personnages de cette romancière et nouvelliste sont en eux-mêmes évanescents. Il est rare qu’ils possèdent une identité bien tangible. Ou s’ils ont une identité concrète, celle-ci s’efface au fil du temps rendant les personnages énigmatiques. D’emblée, ils peuvent d’ailleurs nous paraître insolites, à l’image de ce protagoniste qui se dissout progressivement. C’est une auteure impressionniste qui me touche énormément dans la mesure où l’on a plus à faire des figures réalistes, mais des protagonistes qui sont dans une sorte d’impression, flou ou brouillage et qui accentue la brume autour d’eux.»
D’une matrice à l’autre
Intelligemment la réalisation contraste le liquide amniotique de la mer, qui est lissé comme un lavis de sérénité zen avec celui de la surface, dans la maison du couple filmée en nocturne par le filtre de tons granuleux à dominante brun-jaune. On songe ainsi aux vidéos d’installation plasticienne proche d’un Bill Viola, artiste visuel américain fasciné par les immersions et pour qui l’eau est cet élément matriciel source de toute vie. «L’eau et la lumière sont les éléments qui définissent, à la naissance, notre entrée dans le monde», relève le vidéaste plasticien. Porteuse de vie, l’eau est aussi un instrument de connaissance.
Mère Océan est un documentaire aux images somptueuse et vibratiles façon National Geographic Magazine, une plongée dans des eaux mythologiques. Et surtout peut-être le récit de la (re) naissance d’une femme à travers une maternité de neuf mois vécue, pour partie, en apnée, et immersion dans des images amniotiques à terre avec l’accouchement proprement dit qui se déroule à la maison entouré de deux sages-femmes et du compagnon. Le résultat peut surprendre. Surtout parce que la réalisation est cosignée par le cinéaste d’origine néerlandaise Jan Kounen, faiseur d’images possiblement naufragé par ses tics d’effets visuels. Un réalisateur controversé s’étant fait une réputation de misanthrope et de contempteur de la critique de cinéma. On se rappelle ainsi de son esthétique pub peinant à masquer une vacuité parfois abyssale derrière la critique sociale (Doberman, 99 Francs). Mais aussi de la très libre adaptation de périples plus intérieurs qu’épiques d’un personnage de bande dessinée créé par le tandem Giraud et Charlieet sortie sous le titre, Blueberry, l’expérience secrète. L’opus se concentrait, dans son meilleur, sur la vie, les croyances et les pratiques magiques des Indiens. Pour Coco Chanel et Igor Stravinsky, Kounen convoquait avec pertinence des outils visuels et sonores pour illustrer la tourmente passionnelle et artistique de cette rencontre intellectuelle et physique entre un compositeur et une styliste dans un univers confiné au huis clos. Il est depuis passé notamment au documentaire.
La grande bleue et matrice
C’est maintenant le neuvième mois pour Leina et les premières contractions apparaissent. Depuis le rivage, elle nage avec son compagnon. Face aux dauphins, sa voix off médite : «L’écho de leurs chants stimulent tes sens». Un élargissement des portes de la perception qu’elle adresse aussi à son enfant à naître, appelé «petite étoile», car elle ne veut savoir le genre ayant acheté de manière conventionnelle un petit masque liseré de bleu pour garçon et rouge pour fille. En voix off, la future mère dit lentement en anglais sur des plans de cachalots en plongée : «Petite étoile nous allons te présenter aux cachalots, le plus gros cerveau de la biosphère. Un jour un ami m’a dit que les cachalots étaient les bibliothèques vivantes de l’histoire du monde. Je me prépare à notre voyage. J’imagine les battements de ton coeur, qui signalent ta présence au monde extérieur. D’une matrice liquide à l’autre.» Ce rituel de l’exposition ou plutôt de présentation de l’enfant dans le ventre de sa mère à d’autres espèces se perd dans la nuit des temps, entre la mythologie et les récits des origines auxquels se mêlent des rites de passage.
Par petites touches impressionnistes, le récit filmique finit par imposer une écriture où la ténuité, la pudeur, le silence, en disent plus que les mots. Il introduit un déséquilibre infime qui se poursuit jusqu’au vertige de la tentation de disparaître de soi dans le bleu immersif. Le documentaire s’attache à la sensation et entreprend de la disséquer. Seul compte le cours d’une narration où la perception sincère des pensées et des sentiments aussi bien que la saisie précise des impressions les plus ténues exercent sur nous une action émouvante et véritablement formatrice. En témoigne cette scène, d’une extraordinaire puissance graphique, qui voit la plongée simultanée de plusieurs cachalots comme traitée dans une esthétique d’eau-forte.
L’humain et la baleine ne se fréquentent guère sur le mode pacifique depuis Moby Dick et le mythe d’une menace létale et blanche tel un suaire. La rencontre si elle existe est travaillée par la mort à l’œuvre déclinée en cétacés échoués, scènes de chasse marquées par une incroyable inégalité logistique en défaveur de l’animal, dépeçage dans des flots sanguins, la vie des baleines se déroulent largement hors de notre vue. Rien de tout cela dans Mère Océan, l’exact inverse du documentaire expérimental Léviathan de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Ce trip visuel intense et éprouvant suit la pèche en chalutier nordique comme un massacre mécanique répété ad nauseam. Il est ponctué de nombreux dommages collatéraux et a des allures de toile expressionniste tourmentée ainsi que de poème rimbaldien.
Pour Mère Océan, le regard suspendu dans un bleu céruléen irréel, contemplez l’incroyable rencontre suspendue mettant en scène la parturiente en apnée et le cétacé. Entre la femme en espérance, sorte de moderne Thétis, nymphe marine chez les Grecs, magnifiée par la photo noir-blanc de son compagnon, et la baleine préexiste un lien immémorial, une vibration singulière. A l’écran, le cétacé suscite «une empathie spontanée, l’image de quelque chose d’imprécis, doux, paisible, enveloppant… une présence énorme et apaisante», comme l’avance François Garde au fil de son ouvrage, La Baleine dans tous ses états. Fasciné et intrigué, on en vient presque à oublier que les baleines, ces créatures douces et sociables sont des proies convoitées. Au siècle dernier, la traque menée de l’Arctique à l’Antarctique par des flottilles hollandaises, basques, norvégiennes puis américaines, s’est transformée en un impitoyable massacre au 20e siècle. Malgré l’interdiction, le Japon chasse les baleines en divers lieux, exploitant une faille dans le moratoire mondial de 1986 qui tolère la recherche létale sur les mammifères, alors que la viande de ce géant des mers finit au menu des tables nippones. Mère Océan qui approche pacifiquement ces animaux marins, exceptionnels et fragiles, est une ode bienvenue au fait que l’humain doit protéger toute vie plus que jamais en sursis.
Bertrand Tappolet
Visions du réel, Nyon. Jusqu’au 23 avril 2016. Rens : www.visionsdureel.ch. Site de Jean-Marie Ghislain : www.ghislainjm.com