Primé au prestigieux Festival Sundance, Sonita de la cinéaste iranienne Rokhsareh Ghaem Maghami met en exergue une société patriarcale et traditionaliste disloquée par des décennies de guerre, où la femme est réduite dès l’enfance à l’état de bien. Dans sa chanson Brides for Sale (Mariées à vendre), l’Afghane Sonita Alizadeh, 18 ans, visage tuméfié par le maquillage, code barre sur le front, susurre contre la réduction d’une jeune fille à une «poupée avec laquelle chacun peut jouer», selon ses dires: «On ne doit pas entendre ma voix, car elle est contre la charia. Les femmes doivent rester silencieuses, c’est la tradition de notre ville.» Et aussi: «Je crie pour un corps épuisé et enfermé dans sa cage. Peut-être que la fuite et le suicide sont terriblement stupides. Mais que faire quand on n’a pas de soutien?»
On retrouve dans le film, par instants, l’esprit d’On connaît la chanson d’Alain Resnais. Ainsi, les paroles scandées a capella des chansons traduisent réalités et aspirations de juvéniles Afghanes et Iraniennes face à leur vie empêchée. Mais ses textes abordent d’autres sujets tels l’enfer répétitif des enfants au travail (Child Laborers): «Il est possible de nous éloigner du travail, afin que nous puissions ressentir une enfance, au moins pour une fois. Nos jours et nuits sont des répétitions de noir et blanc. Ils ne savent pas quoi répondre et affirment: vous devez.»
Rappeuses malgré tout
Même si elle imagine par un collage de son visage sur une photo de Rihanna soulever les foules en concert, son public se limite d’abord aux autres juvéniles pensionnaires du centre qui l’a recueillie à Téhéran. Sonita est abonnée moins à son rêve qu’à exorciser par le chant ses traumatismes qui sont ceux de millions d’Afghanes. Ce, par des paroles qui décrivent avec pertinence et force une réalité soumise à toutes les brutalités. Certaines femmes ont été défigurées, mutilées, d’autres violées. En Afghanistan, 57% d’entre elles sont mariées de force avant l’âge de seize ans et meurent parfois sous les assauts bestiaux des maris. Le suicide est souvent leur seule «issue» alors que les législateurs ont empêché une loi jugée «anti-islamique et anti-charia» sur «l’élimination de la violence contre les femmes». Elle aurait timidement pénalisé le mariage avec des enfants de 8-9 ans et relevé l’âge légal du mariage à 16 ans.
A 18 ans aujourd’hui, Sonita est issue d’un pays interdisant volontiers le chant, jugé «indécent» aux femmes, dont sont issues les rappeuses Faryade Zan et Soosan Firooz, 23 ans. Dans son flow ourlé d’oud et d’électro, cette dernière, réfugiée en Iran, lance à son conjoint: «Si je prends la parole, tu me coupes la langue». Pour sa chanson Nos voisins, elle pose ce constat désabusé: «Des balles, des roquettes, des tirs d’artillerie ont plu sur nos têtes, nos récoltes ont été brûlées, nos arbres asséchés… Nous sommes allés en Europe aspirant à une vie meilleure, mais avons abouti dans des camps pourris». Le Centre d’accueil pour enfants de Téhéran, où Sonita a trouvé refuge, lui coupe d’ailleurs les ressources dès son timide devenir de chanteuse rappeuse enclenché. Un univers hip-hop où les producteurs iraniens sont, comme souvent en Occident, exclusivement masculins.
Résister ensemble
Face à une situation sans issue, faut-il garder une distance supposée professionnelle ou suivre une attitude humaine favorisant la résilience et l’émancipation? La réalisatrice nous livre son cheminement avec une sincérité contagieuse. En permettant à son «sujet» interviewé de la filmer dans une séquence inversant le regard, la cinéaste annonce un épisode crucial du documentaire. En remettant 2000 dollars à la jeune fille, elle lui accorde un sursis de six mois auprès de sa mère (vendue enfant), qui veut la ramener au pays pour la vendre, afin de financer le mariage du fils. Tournée par la cinéaste iranienne selon les indications de la rappeuse, sa vidéo Brides for Sale fait le buzz. Elle obtient un visa aux Etats-Unis en janvier 2015, où elle poursuit ses études à la Wasatch Academy, un collège dans l’Utah.
Ce que le film montre à l’envi? Résister, c’est d’abord tenir, défendre la vie, mais aussi les valeurs sans lesquelles celle-ci n’a plus de sens. Le cinéma ne doit-il pas aussi demeurer un lieu de résistance à la fabrique du consentement? Le film Sonita s’inscrit dans un rapport de force avec le cinéma dominant, dont il interroge les normes en montrant les luttes des oubliées de l’histoire. L’«action participative» se traduit par un engagement de la cinéaste sur trois ans auprès de Sonita. La démarche documentaire ne vise-t-elle pas à faire entrer la parole testimoniale intime issue d’une femme qui ne restera pas sans voix comme ses compagnes d’infortune? L’approche n’est pas sans évoquer celles de pionnières physiquement engagées dans les combats ouvriers, Barbara Koppel (Harlan Country, 1976) et l’Afro-américaine Madeline Anderson (I am Somebody, 1969), décrivant respectivement la lutte des mineurs au Kentucky et celle des infirmières d’un hôpital en Caroline du Sud, révélant les barrières de classe, race et genre à l’origine de discriminations structurelles