Mustang, du cheval sauvage aux filles révoltées

La chronique féministe • L’ayant manqué à sa sortie, je suis allée voir le film Mustang durant le week-end de Pâques. J’en suis sortie bouleversée. C’est le premier film de Deniz Gamze Ergüven, née à Ankara, qui fait des allers et retours entre la France et la Turquie et a vécu à l’adolescence les pressions d’une société machiste. Contrairement à ses héroïnes, il lui a fallu des années pour se rebeller. Les cinq sœurs, elles, crinière au vent, cavalent comme des chevaux fougueux au bord de la mer, sur les routes, dans le village.

La première scène montre la sortie de l’école, au début des vacances d’été, les élèves prennent congé de leur professeure qui retourne à Istanbul et leur remet son adresse. Pour rentrer, quelques élèves passent par le bord de la mer et jouent dans l’eau à se renverser, les filles hissées sur les épaules des garçons. Une scène lumineuse, pleine de vie et d’énergie. Ce sera leur dernier moment de liberté. On les a vues, des commères colportent ces jeux «obscènes» à la grand-mère (les filles sont orphelines), qui les punira une à une, alors que les autres tapent contre la porte. «Vous vous êtes masturbées contre la nuque de garçons!», se justifie la grand-mère. Et l’oncle en rajoute une couche.

On est alors plongé dans l’horreur d’une société rétrograde, où l’unique destin des femmes est de se marier – vierge, bien sûr – et de faire des enfants. On leur impose un mari, elles n’ont rien à dire. L’oncle oblige ses nièces à subir un contrôle médical de virginité. Comme on le fit pour Jeanne d’Arc! Puis il les enferme dans la maison, élevant des murs, multipliant les barrières, jusqu’aux fenêtres d’où elles s’échappaient. Plus d’objets qui pourraient les pervertir (téléphone, ordinateur, maquillage, bijoux), plus d’école, mais des cours de cuisine à domicile par des matrones, complices de cet ordre social qui les a aussi aliénées. On marie les deux aînées, l’une d’elles peut épouser celui qu’elle aime, mais la deuxième se voit imposer un fiancé qu’elle ne connaît pas. Elle s’éteint, mais ni la grand-mère ni l’oncle ne s’en préoccupent. La troisième, subissant le même sort, se suicide. Les deux cadettes, malgré les murs, les barrières et la surveillance continue, parviendront à s’enfuir et à gagner Istanbul, où elles retrouveront leur professeure. On peut imaginer qu’elles feront des études, la seule façon de se libérer.

En sortant, j’ai discuté avec deux femmes, nous étions sous le coup de ce que nous avions vu et nous demandions si la société décrite est celle d’aujourd’hui, nous promettant de vérifier sur Internet.

Hélas oui, cela se passe au début du 21ème siècle en Turquie, un pays officiellement laïque, qui accorda le droit de vote aux femmes en 1934, soit 10 ans avant la France. De 1982 à 2002, le mouvement des femmes devient une force et en 1983, une loi autorise l’IVG jusqu’à la dixième semaine de grossesse. (1975 en France, 2002 en Suisse, 2010 en Espagne, mais le gouvernement Rajoy veut la limiter aux malformations du fœtus).

Malheureusement, depuis l’arrivée au pouvoir en 2003 de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdogan, le patriarcat regagne du terrain, par petites touches, sous couvert de tradition, de morale ou de religion. En 2012, Erdogan assimile l’IVG à un «meurtre», et affiche sa volonté de la rendre illégale au-delà de quatre semaines de grossesse. Ses exhortations à faire trois enfants se multiplient: l’accroissement de population devant permettre à la Turquie de se placer parmi les dix économies les plus puissantes du monde. En outre, il transforme

les écoles laïques en écoles religieuses. Le gouvernement est en train de torpiller la laïcité à sa source pour modeler une société religieuse et soumise.

La réalisatrice dénonce une société restée profondément patriarcale, où «le code de l’honneur» a beaucoup d’importance. De 2002 à 2009, 4063 femmes sont assassinées pour «cause d’honneur». 53% des femmes le sont par leur mari, et 17% par un autre membre de la famille. Durant la même période, si 15’564 personnes se voient inculpées pour assassinat ou violences faites aux femmes, elles ne sont que 5700 à être condamnées. 2/3 des crimes restent donc impunis. Dans le film, le lendemain de la nuit de noces, comme la jeune mariée n’a pas saigné, la belle-famille déboule à l’hôpital pour faire vérifier la présence de l’hymen, le beau-père portant un revolver à la ceinture…

On y entend, par la télévision, en bruit de fond, des sentences officielles sur les femmes, qui doivent conserver une droiture morale, ne pas rire fort en public (déclaration du 29.7.2014 par Bülent Arinç, vice-Premier ministre). Erdogan, va encore plus loin: la femme ne peut pas être considérée comme l’égale de l’homme, sa place dans la société est la maternité. Chaque semaine, des hommes de l’AKP font des déclarations odieuses qui polluent les esprits.

La réalisatrice veut raconter ce que cela représente d’être une femme aujourd’hui en Turquie. Le pays a toujours été partagé entre deux courants, l’un progressiste, l’autre rétrograde, mais depuis quelques années, le second s’impose. Elle dénonce un conservatisme absurde, qui voit de la sexualité partout, et se demande pourquoi un pays, qui fut l’un des premiers à accorder le droit de vote aux femmes, sombre dans l’obscurantisme, au point de leur refuser le droit de disposer de leur propre corps.

Certain-e-s d’entre nous expliqueront peut-être cela par le fait que la Turquie est à 98% de religion musulmane. Mais ne nous gaussons pas trop vite de ce machisme.

Le 5 mars 2016, l’association féministe les Chiennes de garde a décerné le 8ème «prix de Macho» au sénateur français du parti Les Républicains (LR) Jean-François Mayet, pour avoir dit que les femmes «sont quand même là pour faire des enfants». Aussi fort qu’Erdogan, donc. En 2009, le premier prix fut remis à l’archevêque de Paris, Mgr Vingt-Trois, qui avait affirmé: «Le plus difficile est d’avoir des femmes qui soient formées. Le tout n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête.» La religion catholique peut donc se montrer aussi réactionnaire que la musulmane…

Ce qu’il y a de formidablement réjouissant, dans Mustang, c’est l’énergie vitale de ces filles, qui déborde de toutes parts, que rien ne peut arrêter. On peut y voir l’avenir des femmes turques, comme celui de toutes les femmes du monde.