La vie sexuelle de Marla, une escort girl ni victime ni soumise

Théâtre • Naviguant entre autofiction intime et veine documentaire, «Marla» fait le récit de vie d’une escort girl. Un survol inégal mais intriguant. A découvrir au théâtre Les Halles de Sierre.

Marla a aujourd’hui 25 ans. Elle a gagné une notoriété en témoignant dans les médias de son personnage de prostituée œuvrant entre Paris et Lausanne et venu d’études en sociologie pour «performer» le sexe tarifé. La jeune hétaïre dit apprécier les hommes courtois, dans l’une des seules professions où l’on vous dit «merci» pour les prestations accomplies. Elle les filtre lors d’appels téléphoniques non masqués avant de les jauger lors d’un rendez-vous en ville, tentant d’éviter les obsédés et autres «déviants». Le menu des plaisirs et contrariétés d’une vie pleinement assumée est détaillé dans Marla, Portrait d’une femme joyeuse, coécrit avec elle et mis en scène par le Lausannois Denis Maillefer.

«La vraie trahison est de suivre le monde comme il va, et d’employer l’esprit à le justifier», avance l’écrivain et critique français Jean Guéhenno. Est-ce le cas de la jeune femme consumériste et hédoniste tendance égotiste et hyper individualiste? La question reste ouverte. Voici son monologue détaillant un métier et ses conditions d’exercice sans revêtir la force insurrectionnelle ou suicidaire, salvatrice ou victimaire, comme dans les romans signés Grisélidis Real, Nelly Arcan, et Virginie Despentes, toutes écrivaines et prostituées pérennes ou éphémères. Se mettant possiblement à dos les partisans du réglementarisme, les néo-abolitionnistes, et celles qui font passer le message d’une «société sans prostitution», comme Najat Vallaud-Belkacem, à peine nommée Ministre des Droits des femmes en 2012, et certaines voix du S.T.R.A.S.S., syndicat français des prostituées, la pièce rompt en visière avec le fait que les «péripatéticiennes» sont par définition des victimes qui méritent compassion et soutien, sans avoir vraiment droit à la parole. De surcroît, si elles affirment, comme Marla, pratiquer une prostitution librement choisie et avec plaisir.

De la défiscalisation au polyamour

La pièce rembobine des considérations fiscalistes sur le fait de ne pas payer d’impôts dans sa France natale qui ne reconnaît que peu Marla et la pénalise par les lois Sarkozy notamment. Et le désir de s’en acquitter en Suisse. Un «Etat proxénète» pour certaines voix, ayant décidé de fiscaliser la prostitution, en la définissant dès 1995 dans la législation comme un service. Mais aussi un bailleur exploiteur lausannois se faisant une vraie fortune en louant une chambre 650 francs par semaine et par escort dans un appartement qui en compte six.

La juvénile comédienne Magali Heu passe cette courte existence à «sucer des kilomètres de queues» avec une neutralité proche de l’artiste caméléon Isabelle Huppert. Ce faisant, l’exercice tend, dans son meilleur, vers l’étude de mœurs chabrolienne menée avec une silencieuse et douce ironie. Mais l’impression aussi d’un classieux storytelling de soi exposé à la Marissa Mayer, la PDG de Yahoo, devant une assemblée d’actionnaires. «Regardez-moi. Ceci est mon corps», invite-elle, un arrière-fond de vin de messe dans la voix, alternant les poses tour à tour saint-sulpicienne, martyre et christique au féminin. Les aspects les plus sombres de la prostitution, les failles de l’être qui s’y adonne sont majoritairement et parfois délibérément écartés. Ce, alors que de l’aveu même de Denis Maillefer, la jeune femme aurait subi des abus par le passé.

Le décor, lui, se confond avec celui d’un shooting de mode variant ses paliers de luminescence avec des brèves incises des Pixies et de la voix de Brian Molko de Placebo. Pour Nelly Arcan (Putain): «Le sexe n’est plus un tabou, mais une obsession collective. La société de consommation exige qu’on ne se prive de rien, pas d’avantage de l’orgasme que du reste.» Du côté de la Marla hors prostitution, on relève plutôt une réflexion tournant court sur le «polyamour». Un standard qui s’essaye à réinventer nos modes de vie sentimentaux. Ni libertine, ni infidèle, la jeune femme fait partie de ces êtres qui rejettent le concept de couple exclusif. Et vivent simultanément plusieurs histoires sentimentales, pas exclusivement sexuelles, en toute franchise vis-à-vis de partenaires consentant-e-s. Si cet univers apparaît fondé sur la transparence, l’écoute de ses désirs et ceux des autres, il n’est pas dénué de jalousie et de possessivité, traversé de courants antagonistes, tout en s’avérant contraignant en pratique, exigeant une solide structuration des plages horaires via Google Agenda.

Aux «féministes abolitionnistes»

Les piques de Marla pour «les féministes abolitionnistes» interrogent, tant s’en dégage une vision d’un «féminisme selon désir», refusant la victimisation et l’aliénation souvent accolées à la prostitution comme métier subi. On entend: «Les abolitionnistes… nous parlent comme si on était des enfants. Alors que, pour moi, le féminisme, cela consiste à écouter la voix des femmes, sans porter de jugement moral et sans avoir d’a-priori. Pour elles, il n’y a qu’un seul schéma d’émancipation, le leur. Et toutes celles qui ne rentrent pas dans ce schéma sont forcément aliénées. L’émancipation, cela consiste au contraire à vivre selon ses propres désirs.»

Or, ce que les féministes ne peuvent admettre selon Christine Bard, auteure de l’ouvrage, Le Féminisme au-delà des idées reçues, «ce sont les violences souvent impunies exercées à l’encontre des prostitué-e-s.» En arguant d’une complicité plus grande développée avec le client par une «érosphère», dont semblerait incapables les «filles de l’Est» et étrangères sans papiers contraintes de casser les prix, le monologue de Marla tait le rôle délétère des mafias (Russie, Europe de l’Est) dans les réseaux de prostitution «et les moyens barbares utilisés pour soumettre les filles (assassinées le cas échéant), vite détruites par la drogue et la violence», selon Bard.

Les «plus-values» de l’activité d’escort indépendante sont mises en exergue: argent rapide (d’abord dépensé à tout-va et ensuite thésaurisé), indépendance, défiscalisation, hygiène impeccable de la prostituée, «blanchiment» de l’argent dans le reformatage mammaire qui donne «une patate terrible». Et l’ensemble a quelque chose de la vitrine promotionnelle recoupant le profil de la vraie Marla sur internet. Confusion des genres? Ou manière un brin ambiguë d’interroger, jusqu’au vertige, les correspondances souterraines entre activité théâtrale, voyeurisme tarifé du public et prostitution?

Théâtre Les Halles, Sierre, du 7 au 10 avril 2016. Rens: www.theatre-en-flammes.ch