Sous la direction de la cinéaste suisse Dominique de Rivaz se déploient, entre un escalier blanc et sa rampe de fer forgé ne menant nulle part (possible évocation de l’immeuble moscovite où Anna Politkovskaïa fut criblée de balles), un néon chirurgical et un tabouret d’interrogatoire, une réalisation scénique épurée, dénuée de jugements, mais pas d’émotions ni de dénonciations. Créée en février dernier au TPR, Femme non-rééducable (2011) du dramaturge italien Stefano Massini retrace, à l’aide d’«extraits d’interviews, de morceaux de reportage… des révélations, des confessions, des dénonciations, des lettres» comme le dramaturge l’écrit, la dernière année de vie de la journaliste durant ses voyages en Tchétchénie. Avec cette volonté de laisser le matériel «brut. Asymétrique. Inégal. Anarchique.» D’où parfois des confrontations qui désorientent, tant elles peuvent être abruptes, irrésolues, proches du collage-montage. Un tressage de témoignages et interrogations provocantes, oscillant entre répressions et exactions de grande ampleur de Russes ou de Tchétchènes pro russes, d’une part. Et «terrorisme nihiliste», désespéré de factions tchétchènes radicalisées, de l’autre.
En montant cette pièce, Dominique de Rivaz s’est souvenue de l’actuelle crise ukrainienne et de l’annexion illégale, jamais reconnue par la communauté internationale, de la Crimée (2,5 millions d’habitants) par la Russie en mars 2014. L’ONG russe Memorial rapporte ainsi que le Commandant des forces d’occupation russes en Crimée n’est autre qu’Igor Turchenyuk. Dans les années 1999- 2000, il était le commandant de la 138ème brigade motorisée en Tchétchénie. Il y est impliqué dans des cas graves de violations des droits humains et crimes de guerre.
Exactions sans nom
Sous la présence en mode désertification intime d’une comédienne d’expérience, Dominique Bourquin, dans sa 66ème année (soit deux ans de moins environ qu’aurait aujourd’hui Politkovskaïa), on peut soupeser l’importance du corps, des gestes, en correspondance souterraine avec les mots, les silences et les non dits par son approche passée du théâtre de Tchekhov (La Mouette) et de Duras (Savanah Bay) On y entend un «roman de voix» selon l’appellation du Prix Nobel de littérature, Svetlana Alexievitich. Ainsi des paroles de fantassins russes décrivant les exactions sur des Tchétchènes «qui ne sont pas des hommes». Par exemple, le supplice connu sous le nom de «fagot humain», où femmes, enfants et vieillards sont raflés et emprisonnés en fagot avant qu’une grenade ne soit lancée au milieu d’eux. Plus loin, la pièce évoque des femmes violées et battues à mort par les forces en présence. Des réalités abordées avec une esthétique documentaire dans The Search, film insolite et compassionnel sur la seconde guerre de Tchétchénie en 1999, du cinéaste français oscarisé avec The Artist, Michel Hazanavicius.
Des récits de soldats ayant participé guerres en Tchétchénie qui ont fait, de 1994 à 2000, 350’000 morts et un demi-million de personnes déplacées, réfugiées et exilées dans l’indifférence internationale quasi générale. Ces témoignages, Anna Politkovskaïa les a réunis notamment dans ses ouvrages Tchétchénie. Le Déshonneur russe (2003) et Voyage en enfer. Journal de Tchétchénie (2000) frappent par la grande sensibilité aux atmosphères et paysages. «L’air est chargé d’une étrange poussière…», ouvre la description d’une «journée quelconque à Koutchaloy. Tchétchénie.» Dans sa structure fragmentaire proche d’un théâtre néo-documentaire, la pièce est construite comme une tragédie moderne où la disparition de l’héroïne semble inéluctable. Les éléments convoqués tels la neige, le sang, les fosses communes du paysage tchétchène mortifère sont autant de signes prémonitoires de la chronique d’une mort annoncée. Ainsi ce simulacre d’exécution, où la journaliste se fait ouvrir le nez suite à un coup de poing d’un militaire après avoir été sous la menace du canon d’une arme pendant un temps infini.
La pièce est donc une partition pour plusieurs voix, tour à tour narratrices et actrices nous plongeant, fragment après fragment dans l’indicible de l’horreur qu’il faut pourtant bien nommer. Témoignage sur une Tchétchénie dévastée, terrorisée, décrivant la boucherie exterminatrice opérée par les Russes, troupes régulières ou mercenaires, auxquels on a inculqué que les Tchétchènes ne sont que des «culs noirs», des «animaux» et autres «insectes». Mais aussi les attentats et prises d’otages d’extrémistes tchétchènes. Le quotidien de la journaliste dans une Russie qui ne l’écoute guère. Les intimidations, harcèlements policiers et administratifs et menaces de mort par dizaine chaque semaine.
Depuis août 1999, Anna Politkovskaïa, grand reporter du bihebdomadaire Novaïa Gazetta, s’est rendue plus d’une quarantaine de fois en Tchétchénie pour couvrir la guerre, la seconde, qui frappe cette petite République. Pour elle, c’est le futur même de la Russie et ses chances d’accéder à une véritable démocratie qui sont en jeu.
«Non-rééducable». L’acception viendrait d’une circulaire interne de 2005 de Vladislav Sourkov, membre du Bureau de la Présidence russe. «Les ennemis de l’Etat se divisent en deux catégories: ceux que l’on peut ramener à la raison et les incorrigibles. Avec ces derniers il n’est pas possible de dialoguer, ce qui les rend non-rééducables. Il est nécessaire que l’Etat s’emploie à éradiquer de son territoire ces sujets non-rééducables.»
La vérité et la mort
Le 7 octobre 2006, Anna Politkovskaïa, 48 ans, qui dénonçait les atteintes aux droits de l’homme en Tchétchénie et l’autoritarisme de Poutine dans le journal Novaïa Gazeta, est tuée par balles dans le hall de son immeuble à Moscou. Cinq suspects – dont quatre Tchétchènes – ont été jugés et reconnus coupables du meurtre en 2014, mais le commanditaire de l’assassinat court toujours. Six autres journalistes ou collaborateurs de Novaïa Gazeta ont été tués entre 2000 et 2009, dont Natalia Estemirova, 50 ans, qui a succédé à Anna Politkovskaïa. Egalement militante des droits de l’homme et représentante en Tchétchénie de l’ONG Memorial, elle est enlevée le 15 juillet 2009 à Grozny et retrouvée morte quelques heures plus tard en Ingouchie, république voisine du Caucase russe. Elle dénonçait les exactions du pouvoir local. Le 19 janvier 2009 Stanislas Markelov, 34 ans, et Anastassia Babourova, 25 ans, sont tués par balle en pleine rue à Moscou alors qu’ils sortaient d’une conférence de presse.
Comme le rapporte la pièce, Politkovskaïa a participé aux négociations lors de la prise de 850 civils en otages par un commando tchétchène pour exiger le retrait des forces russes de Tchétchénie au théâtre de la rue Melnikov en octobre 2002 à Moscou (130 civils et 36 ravisseurs tués). Lors de la prise d’otages à l’école de Beslan en 2004 (1000 adultes et enfants), Anna Politkovskaïa a été empoisonnée dans l’avion qui l’amenait pour participer aux négociations avec les preneurs d’otages. Elle est tombée gravement malade et n’a donc pas participé aux négociations ni assisté au tragique dénouement où 334 civils périssent, dont 186 enfants. Cet épisode discréditera la résistance armée de Tchétchènes radicaux, qui se retrouvent, pour certains, depuis 2011 en Syrie et en Irak à combattre les régimes en place. Ce, notamment dans les rangs de l’Etat islamique et du Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda. De l’autre côté, le président tchétchène Ramzan Kadyrov a annoncé que des milliers de Tchétchènes loyalistes défendraient le régime syrien luttant contre Daech, déclaration qui a fortement déplu au Kremlin.
Dans sa préface à l’ouvrage de Politkovskaïa, Tchétchénie. Le Déshonneur russe, le philosophe français André Glucksman souligne que «la violence absolue favorise la minorité tchétchène la plus extrême, au détriment de la majorité acquise aux idées occidentales, et déshumanise les combattants des deux camps. Les militaires russes pillent, violent et tuent en toute impunité, les combattants tchétchènes sombrent dans la délation et les règlements de compte, dévorés par le désir de vengeance d’un côté, et les exigences cyniques de la survie de l’autre, basculant parfois dans la criminalité pure et simple.»
Anna Politkovskaïa, un journalisme humaniste
Présente pour la table ronde «La violence aura-t-elle raison de la presse ?» organisée le 11 mars au Théâtre du Galpon, la documentariste française Manon Loizeau a dédié à la mémoire d’Anna Politkovskaïa son film, Tchétchénie, une guerre sans traces. Un documentaire qui montre que la violence absolue favorisait la minorité tchétchène la plus radicale et extrême, met en lumière la réécriture de l’histoire et l’instrumentalisation de la mémoire au cœur d’un régime totalitaire multipliant tortures, enlèvements et assassinats, tout en menaçant constamment les défenseurs, notamment russes, des droits humains. Selon un rapport de l’opposition russe rendu public un an après le meurtre, le 27 février 2015, d’un des chefs de file du Parti Parnas, Boris Nemtsov, alors qu’il s’apprêtait à publier un rapport sur Poutine et la guerre en Ukraine, Kadyrov, homme fort du pays depuis 2007, disposerait d’une armée ou «milice privée» de 30’000 soldats. Le fait que Kadyrov ait annoncé ne pas se représenter en avril à des «élections» verrouillées par le pouvoir ne pourra, semble-t-il, faire évoluer la dramatique situation des droits humains en Tchétchénie.
Prix Albert Londres, la cinéaste explique qu’Anna Politkovskaïa a toujours essayé d’être au plus près d’une vérité. «Son travail ne s’arrêtait pas à l’article qu’elle écrivait, mais débutait une fois ce dernier publié. Elle gardait ainsi toujours le lien avec les familles et les personnes rencontrées. Son meurtre rejoint la logique stalinienne affirmant: «Pas d’homme, pas de problème». Elle continuait à essayer de dire ce qui se passait sur cette terre oubliée en faisant le récit de soldats bizutés au sein de l’armée russe. Elle écrivait des articles qui ne plaisaient pas au pouvoir. Je ne pense pas qu’elle ait été «partisane», mais foncièrement avec les gens. Elle a été tuée en 2006 au lendemain d’une interview où elle demandait que le Président tchétchène Ramzan Kadyrov soit traduit en justice pour ses crimes. La proximité d’Anna avec les gens et son travail sont des sources d’inspiration quotidiennes pour moi.»
Femme non-rééducable. Théâtre du Galpon, Genève, 12 et 13 mars 2016 avec une table ronde autour du film de Manon Loizeau, Tchétchénie une guerre sans traces, 11 mars à 18h. Le Petithéâtre Sion, 17 au 20 mars ; Théâtre des Osses, Givisiez/Fribourg, 12-24 avril.