Voix et combats des femmes

Cinéma • Kidnappées au Guatemala ou prostituées assumées dans une société marocaine qui les nie, des femmes et jeunes filles résistent envers et contre tous. Pour faire entendre leurs voix et luttes contre oublis, impunité et injustices.

«La Prenda» de Jean-Cosme Delaloye documente le féminicide en cours au guatemala à travers le destin de trois femmes.

Marrakech, de juvéniles «travailleuses du sexe» marocaines tentent de prendre leurs destins en main dans un environnement profondément patriarcal. Comme un code de sociabilité, un exutoire, leur langage est d’une crudité plus affirmée que les scènes dépeintes. Faisant appel à des actrices non professionnelles pour sa fiction Much Loved, le réalisateur Nabil Ayouch marie, en un savant dosage, documentaire anthropologique, comédie dramatique de mœurs, romances improbables, mélo parfois proche de l’atmosphère de  séries telles Girls, The L-World et dans certains moments un brin brouillons de «crêpages de chignons», Sex and the City.

Peinture sociale

Le film fait une peinture décadente de Saoudiens fortunés s’offrant une cinquantaine d’escortes devenues des objets de libertinage, alors que leur pays est soumis à la charia. Ces derniers fantasment sur leurs déhanchements sexuellement explicites rappelant Beyoncé. Mais aussi, sur le mode théâtralisé du défilé de courtisanes esclaves, ils encouragent des reptations de «félines soumises» évoquant en moins tragique le Saló de Pasolini où le sexe est l’instrument du pouvoir politique et de l’humiliation. Un homme maltraite jusqu’au sang «la matrice» de Noha, leader de la petite tribu d’hétaïres qui «soulage» son organe malmené avec du coca. Toute en filant une histoire délicate sur l’homosexualité refoulée de l’un de ces Saoudiens qui battra violemment une prostituée mettant en cause sa virilité. On retrouve alors ces lignes écrites par la journaliste, écrivaine et féministe Benoîte Groult en 1973, pointant dans l’acte prostitutionnel «un rapport de force qui s’est instauré entre l’homme et la femme, …une sexualité de maître à esclave qui implique le sadisme de l’un et le masochisme de l’autre.»

Menaces de mort envers l’équipe du film, déferlement de haine et interdictions de projections hors festival au Maroc ont accompagné la sortie de Much Loved. Agressée et non secourue à Casablanca en novembre dernier, Loubna Abinar incarne, en mode désertification intime, la souffrance indicible de son personnage, Noha. Une mère courage entretenant une famille (mère, soeur, frère) qui la rejette. La comédienne excelle dans les scènes d’une attente infinie, inconsciente en voiture, inquiète en front de mer. Et aussi en ses silences plus signifiants que toute parole, comme chez Duras. En la contemplant, méditative, on croit entendre ses mots de Stendhal : «Et je me dirais, comme Médée au milieu de tant de périls, il me reste moi.»

Il y a en effet chez cet être complexe l’attente d’un horizon enfin émancipé de cadres et rôles sociaux rigides et contraignants ou de la rencontre qui lui fera reprendre conscience d’une dignité et de la présence d’un être non stigmatisé par un ordre social inique et patriarcal. Celui-ci n’offre souvent aux jeunes femmes de condition modeste, des perspectives de relative autonomie financière que, paradoxalement ou non, dans la prostitution, décrite ici comme relativement ouverte au courant LGBT.

Le titre peut possiblement ramener à un épisode de la fiction qui voit la mélancolique et désabusée Noha, hantée par le vieillissement, abusée par un flic corrompu, en tête à tête avec un Français interprété de manière paumée, hallucinée et doucement veloutée par  Carlo Brandt, acteur suisse emblématique du théâtre du dramaturge britannique Edward Bond. Et sa volonté de prendre conscience de la tragédie du monde tel qu’il va avec une dimension plus actuelle dans la violence glacée et la désespérance lucide. Dans Much Loved, le personnage incarné par Carlo Brandt veut respirer le parfum de femme de Noha à toute heure du jour et de la nuit alors qu’il lui avoue devoir se consacrer à sa fille. En chambre, leur scène de coït rapatrie alors quelque chose du filmage de la peau proche expérimenté par Jean-Jacques Annaud dans L’Amant adapté de Marguerite Duras, avant que l’homme d’âge mûr ne soit éconduit en boîte de nuit par Noha.

Vies violées

Il existe plus de 400 cas de kidnappings et de disparitions chaque année au Guatemala. 98 % ne sont jamais jugés. En 2013, 12.670 enfants originaires de ce pays sont entrés illégalement aux Etats-Unis. Réalisé par Jean-Cosme Delaloye, La Prenda (La Monnaie d’échange) arpente trois récits de vie et de mort. Des adolescentes sont reléguées au rang de monnaie d’échange au Guatemala, enlevées contre rançon et soumises à une destinée mortifère. Ce, dans des scénarios proches du Silence des Agneaux, fiction posant que la convoitise prédatrice s’exerce d’abord sur ce que l’on a sous les yeux quotidiennement. Le paiement d’une rançon ne garantit d’ailleurs pas de retrouver l’infortunée en vie. Les témoignages recueillis se cristallisent autour de trois femmes, deux jeunes filles et leur mère, dont une seule survivra. Un des récits pose la question de la violence féminine envers la mère, sauvagement assassinée à coups de marteaux, démembrée et coulée dans le béton.

Le film pointe l’impunité, la lenteur de la justice et des procédures ainsi que la corruption favorisant certains criminels au bénéfice de remises de peine et d’une relative liberté de mouvement de la prison à l’extérieur. Ils sont ainsi une menace létale continue pour les victimes et leurs proches. Norma Cruz, cheville ouvrière de la Fondation des survivantes, à laquelle peuvent s’adresser les familles des victimes, constate, résignée : «Tout cela a été accepté et planifié pendant la guerre civile qui a duré 36 ans. Et notre société est patriarcale depuis plus de 500 ans. Nous commençons à peine à nous affranchir de cet héritage qui pèse sur le Guatemala

Astrid Macario, elle, a été enlevée et abusée a l’âge de 14 ans. Menacée par ses ravisseurs, elle s’est exilée aux USA. Bien qu’elle obtienne l’asile, son cas ne fera pas jurisprudence. La vie de Karin bascule quand sa jeune cousine Kelly fut kidnappée, brutalement violée en bande, torturée et assassinée. Elle décide de devenir avocate. Un documentaire aux images fortes et sensibles sur des femmes qui luttent pour mettre fin a l’impunité et changer une culture viscéralement patriarcale et répressive. En interview, le réalisateur détaille : «Le cas de Kelly est celui d’un enlèvement, sévices aggravés, viols et meurtre perpétrés par des proches. Son principal ravisseur et bourreau était son cousin. Il avait d’abord prétendu être l’intermédiaire entre les ravisseurs et la famille de Kelly. L’un de ses meurtriers était son voisin. Il scrutait faits et gestes tout en sachant que la famille avait quelque argent. Les criminels ne vont pas chercher très loin, dans une logique de «kidnappings express» souvent perpétrés par des individus peu préparés.»

Journaliste et déjà auteur de A mes côtés (A mi lado), un remarquable film du réel sur un destin féminin au sein de l’ancienne décharge à ciel ouvert la plus grande d’Amérique centrale au Nicaragua, Jean-Cosme Delaloye est aussi correspondant pour plusieurs médias à New York. Jimmy Morales, ancien acteur comique TV, entré en fonction le 16 janvier dernier en tant que président de la République est surnommé «le Donald Trump du Guatemala». Il a fait de la lutte contre la corruption sa priorité, mais le cinéaste doute fortement, avec certains défenseurs des droits humains et juristes progressistes au Guatemala, de la concrétisation de ses intentions.

Accompagner des disparues et « réparer » les vivants

Avec pudeur, le film choisit de ne pas montrer le martyre de Micaela, tuée à coups de marteau, découpée avec les morceaux de son corps mis dans des sacs plastiques et coulés dans le béton. Mais le scénario se concentre sur la reconstitution forensique du crime baignée d’une effroyable pestilence. L’objectif suit aussi le très jeune enfant avec le père et ancien époux. Se déploie alors dans un épisode en forêt sur la tombe de l’infortunée mère disparue quelque chose de profondément émouvant et proprement inoubliable. Le père porte machette et avec son très jeune fils, il progresse sur un sentier forestier s’enfonçant dans la jungle. Sur la tombe de la mère, ils pleurent. Le fils dans les bras de son père mâchonne une magnifique fleur carmin. Sous l’averse battante et traversée des rumeurs lointaines du tonnerre, sa plainte incroyablement sobre et douloureuse s’élève dans l’air comme une incantation tellurique : «Sors, maman. Sors.» Il lâche alors une interrogation simple et terrible : «Papa, pourquoi maman ne rentre pas ?» Le plan prend ensuite une résonance quasi mythologique : le fils porté à dos de père, les protège de la pluie avec une grande feuille de bananier.

Un peu comme dans La Forêt de Mogari, fiction de la réalisatrice japonaise Naomi Kawase, la caméra, qui tantôt objective les situations (plans fixes), puis maintenant mue par on ne sait quoi, se met brusquement en mouvement (à l’épaule), et commence à suivre les protagonistes (fils et père), à les poursuivre même quand elle ne les précède pas, à les épier discrètement pour ne pas les déranger, mais pour les accompagner, au cas où l’on aurait besoin d’elle. On y retrouve en écho lointain, le tragique en plus, le ton de l’écrivain suisse Robert Walser, lorsque on lit dans son premier livre publié en 1909 et accompagné d’eaux-fortes de son frère Karl Walser : «Je parcours mon chemin/ qui me conduit peu loin,/ me ramène chez moi ;/ puis sans mots ni émoi, me voici éclipsé

Astrid, elle, a été enlevée et abusée à l’âge de 14 ans. Sous la menace de ses ravisseurs qui lui signifient clairement qu’elle pourra être kidnappée à nouveau, elle s’est exilée aux USA. On apprend aussi qu’Astrid veut étudier et devenir avocate pour aider des personnes comme elles. Mais sa mère qui ne peut se rendre à son audition pour décider de son expulsion ou non, car elle se ferait arrêtée par l’immigration, étant clandestine. La jeune femme obtient néanmoins l’asile, grâce notamment à l’action efficace de l’avocate d’une ONG, «qui a été créée pour aider les enfants tentant d’entrer aux Etats-Unis, qui sont arrêtés à la frontière et ont besoin d’un avocat». Cette juriste semble un personnage que l’on croirait sorti d’une série tv, tant sa médusante beauté et sa douce détermination évoque, sous une physionomie latino-américaine, les traits de la star hollywoodienne d’origine canadienne alternant films indépendants et blockbusters, Ellen Page. Elle s’appelle Andrea Garcia et constate : «Si nous obtenions l’asile politique, d’autres avocats pourraient citer ce verdict et il pourrait faire jurisprudence dans d’autres tribunaux.» Malheureusement le cas d’Astrid ne fera pas jurisprudence ne permettant pas ainsi notamment à des milliers de ses compatriotes qui tentent de fuir par tous les moyens le Guatemala et de trouver asile et protection contre une menace létale avérée.

Mère meurtrie à vie

La vie de Karin bascule quand sa jeune cousine Kelly Diaz Reyes est kidnappée et assassinée. Elle décide de devenir avocate. Le meurtre barbare de Kelly laisse sa mère face à une résilience quasi impossible et un deuil éternel. Pour possiblement ne pas sombrer dans la folie ou se naufrager dans la mort volontaire, cette femme tourmentée va s’inventer ou non une histoire. «Je pense que notre vie va se terminer ainsi. Nous souffrirons jusqu’au bout, car la douleur est si grande. Elle a préféré mourir, car elle a dit ce jour-là : « Ne tuez pas ma mère. Tuez-moi. Ils ont exaucé le vœu de ma fille. Elle est morte pour moi. »» Cette femme très croyante résiste comme on respire, se raccrochant au supposé sacrifice ultime de sa fille pour préserver et maintenir sa vie à elle, tous les jours que Dieu lui fait. Car la vie est l’ensemble des fonctions et récits qui résistent à la mort. Aux yeux du réalisateur, «c’est une mère qui doit vivre avec la vision de sa fille atrocement mutilée, sauvagement torturée. Elle est sans doute aussi travaillée d’une certaine culpabilité, car l’un des ravisseurs avait eu des problèmes avec la famille pour de simples conflits de village.» Il ajoute : «Cet événement dramatique de l’enlèvement et du meurtre de sa fille s’est joué en quelques mois. Kelly a été tuée en mars alors qu’elle devait achever sa scolarité pour ensuite rejoindre ses frères et sœurs. Il y a chez la mère cette culpabilité d’être restée impuissante, ligotée dans la chambre, alors que les ravisseurs ont pris sa fille. Et ce témoignage terrible du père de Kelly qui affirme que si son épouse n’avait pas prévenu la police, sa fille serait encore en vie. Vivre avec cette idée de sacrifice est sans doute ce qui aide cette femme à affronter le présent.» Et le réalisateur de conclure : «La famille de Kelly a du partir et a perdu sa maison tant elle était soumise à des menaces constantes dont j’ai été témoin. Ils vient actuellement dans une pièce minuscule aux Etats-Unis dans une grande précarité aux côtés d’autres immigrés guatémaltèques.»

De manière exemplaire, éthiquement, déontologiquement et narrativement, La Prenda montre à l’envi que tout récit est un travail de construction, d’ordonnancement de l’expérience, d’invention de sens, d’interprétation, d’explication. Chaque narratrice interroge sa vie, interprète ce qui lui est arrivé, fait des liens entre les fragments d’histoire qui l’habitent. C’est cette notion d’identité narrative que l’on doit au philosophe français Paul Ricoeur et posant que notre identité est comme un flux traversé par des discours qui la représentent, la construisent et déconstruisent, la font évoluer en permanence. Le récit mobilise l’intelligence rationnelle et émotionnelle de la narratrice : sa capacité à raconter des agencements de faits, mais aussi à connaître, reconnaître, formuler, interroger ses émotions, ses relations et celles d’autrui.

Résister et lutter malgré la peur

Un avocat de la Fondation aujourd’hui Procureur, Rodolfo Diaz, affirme qu’il est «rare qu’une famille s’implique autant car les gens ont peur des représailles. Même dans le cas de Kelly c’est grâce à la famille que nous avons obtenu des résultats.» Pour Karin, c’est néanmoins un soulagement mitigé à l’énoncé du verdict touchant certains ravisseurs de sa cousine Kelley : «Grace à Dieu, ils ont été condamnés.» Les deux principaux accusés, Nixon Avisai Gramajo Diaz  et Danilo Gramajo Reyes ont été condamnés à 108 ans de prison. Des «peines maximales» selon un journal. Or «les criminels fortunés peuvent jouir de privilèges de la part des autorités corrompues. Nixon Avisai Gramajo Diazen est la preuve. Nous avons appris que Nixon sortait de prison comme s’il était chez lui. Nous avons peur parce qu’il est soi-disant en prison, mais peut continuer à faire du mal à l’extérieur. C’est compliqué et douloureux… Nous vivons toujours dans la peur», confie Karin face caméra.

Résistant vent debout, elle s’est peut-être souvenue de ses paroles du leader syndicaliste irlandais James Larkin : «Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux : Levons-nous». Elle conclut ainsi le film : «Mais nous continuons à nous battre pour que ce crime ne reste pas impuni. Et même si nous sommes pauvres, nous prouvons que nous pouvons y arriver. Si nous continuons à nous battre, nous changerons ce pays.»

A propos de Karin, Norma Cruz, créatrice de la Fondation des survivantes confie : «J’ai toujours dit que le solidarité et la justice avaient les traits d’une femme. Dans une société dans laquelle le gens s’attendent à se faire tuer, attaquer ou kidnapper, mais pas à recevoir de l’aide, des personnes comme Karin nous redonnent confiance en l’être humain.» Significativement le film se scelle ainsi sur la chanson entre slamm à la Manu Chao et ethno hip hop, Voz de Murer écrite par Heidy Gressi et chantée par Naik Madera. Elle fait référence à la lutte de femmes libres de se dire contre la violence conjugale, le viol, le harcèlement sexuel et le voyeurisme. Autant de vies féminines qui refusent de se faire asservir et dictées par d’autres en célébrant ailleurs avec Chambeadoras le précieux apport et labeur des femmes au sein de la vie familiale et communautaire. Naik Madera est un collectif de cinq jeunes filles formé en 2003 avec la mission de répandre le sentiment, la pensée et l’action des femmes d’Amérique latine.

L’actualité la plus récente témoigne néanmoins de la difficulté à juger de cas historiques graves d’atteintes aux droits humains au Guatemala et d’endiguer tout une culture de la violence issue de 36 ans de guerre civile. En témoigne le nouveau report du procès de José Efraín Ríos Montt, 89 ans, pour des accusations de génocide et de crimes contre l’humanité est un affront  pour les victimes qui tentent de panser les plaies de décennies de guerre civile, a déclaré Amnesty International lundi 11 janvier 2016. Pour mémoire, ce haut gradé dirigea un coup d’Etat en 1982 jusqu’à son renversement en 1983. Une période qui fut l’une des plus meurtrières de la guerre civile au Guatemala avec  200’000 morts.   «En autorisant José Efraín Ríos Montt à échapper aux tribunaux pendant des décennies, les autorités guatémaltèques jouent un jeu cruel avec les victimes, les dizaines de milliers de personnes qui ont été torturées, tuées, déplacées de force et qui ont disparu sous son commandement et celui de ses proches», a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.  Le tribunal spécial chargé de juger José Efraín Ríos Montt a déclaré le 11 janvier 2016 que le procès était suspendu en raison de questions de procédure. « Cette décision montre clairement que lorsque la justice est retardée pendant si longtemps, il existe un risque très élevé que les responsables de crimes comme les homicides de masse et les disparitions forcées ne soient pas inquiétés», souligne encore Erika Guevara-Rosas,

Much Loved projeté au Cinéma City Club de Pully en mars. www.cityclubpully.ch.  La Prenda est projeté dans le cadre du FIFDH. Rens.: FIFDH. Du 4 au 13 mars 2016. Projection de La Prenda (La Monnaie d’échange), notamment le vendredi 11 mars à18h15 / Théâtre – Espace Pitoëff, 52 Rue de Carouge, Genève. Film suivi d’une discussion avec le réalisateur Jean-Cosme Delaloye et les protagonistes. Rens. : www.fifdh.org / Site du film : www.laprenda-thefilm.com