Elise et Jean sont deux amoureux qui ont passé 65 ans en complicité mutuelle. A la fin de sa vie, la vieille dame perd progressivement le fil de ses pensées sans la priver de la vie à deux. Sur l’album photo, elle ne reconnait plus son juvénile époux tout en le trouvant bel homme. L’image que j’ai est celle d’un visage dessiné au crayon qui s’efface comme avec une gomme fictive pour laisser place à la page blanche.
« Nous avons ainsi imaginé que les seules paroles prononcées par les marionnettes traduisent ce qui se déroule dans la tête d’Elise. Elle regarde ainsi les photos sans néanmoins s’y reconnaître. Or, il arrive que les personnes, notamment atteintes de la maladie d’Alzheimer, ne se souviennent pas de ce qui vient de se passer, tout en gardant un souvenir, imprécis ou non, d’événements très anciens. Elise regarde la photo, y voit son mari et ne le reconnait pas, tout en sachant que c’était un bel homme. Ce sont des choses qui me touchent profondément », explique Isabelle Darras, comédienne, marionnettiste et co-auteure avec Julie Tenret du spectacle mis en scène par Bernard Senny.
En modulant des thèmes essentiels comme le silence des seniors, la solitude, le travail de deuil et de pertes, la survivance de l’autre par une simple recette enregistrée de « gaufres immanquables évitent les écueils du grotesque et du mauvais jeu auxquels n’a guère échappé un film comme Amour de Michael Haneke sorti une année après la première de Silence. Ainsi le cinéaste autrichien a-t-il imposé une diction grotesquement appuyée de toutes leurs phares aux acteurs Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Rivaz, qui peinent à sonner vrai, du fait de leur théâtralité outrancière même de leur mise en jeu. Ce, afin de dessiner un portrait musical cauchemardesque au scalpel de la bourgeoisie dans un film littéralement hanté par une forme de possession et une manifestation rémanente voire dérangeante de la méchanceté.
Rien de cela dans la pièce de la Compagnie Night Shop Théâtre, où le silence même semble devenir une manifestation de résistance. Car le spectacle est aussi un univers de la lenteur opposé à celui de la vitesse. « Un univers de l’écoute opposé à celui de la communication ; un univers de générosité et de gratuité qui s’oppose à l’utilitarisme ambiant marqué par une recherche permanente de rentabilité et d’efficacité. Le silence ne sert à rien. Il relève de l’intériorité et de la spiritualité qui, dans le monde d’aujourd’hui, apparaissent comme le comble de la dérision », comme l’avance le sociologue et anthropologue David Le Breton.
Visages d’une intense présence
Les gestes tendres et attentifs de leur amour semblent survivre à toutes les épreuves au sein désormais d’une Maison de retraite. Ne permettent-ils pas à ce couple attachant de former une cellule fusionnelle ? Les manipulatrices et comédiennes Julie Tenret et Isabelle Daras sont parties de leurs liens passés avec leurs grands-parents disparus au fil notamment de la maladie d’Alzheimer. L’onction du réel et de l’expérience vécue n’est pas ici une simple reconduction d’un genre de fiction sur base documentaire. C’est un ballet de mouvements ciselés où le corps de la manipulatrice, ses bras, ses mains viennent compléter une marionnette dont l’expressivité se cristallise sur le visage. D’où cette oscillation entre étrange ressemblance et troublante familiarité. La marionnette est bien alors un corps composite, hybride, une identité hybride, à mi-chemin entre l’humain qui la porte et l’inanimé de sa matérialité.
Tour à tour fenêtre et miroir, exposé et néanmoins invisible pour son porteur, l’écran du visage ne semble posséder d’existence qu’intermédiaire. Le poète français Paul Valéry pose sur l’expérience visagiste un regard qui n’a pas pris une ride : « Observons que notre visage nous est aussi étranger qu’il l’est à autrui ; ses modifications et ses expressions conscientes et volontaires nous sont seules transmises. Le reste ne nous vient que des miroirs ; encore faut-il apprendre que cette image est notre image. »
Moments rares
Le spectacle s’ouvre sur le jeu du « Qui est-ce ? », voyant se préciser le casting des vieux en Maison de retraite. Ce en fonction d’interrogations sou forme de portrait parlé. Des poupées en deux dimensions aux visages en forme de portraits photographiques aux marionnettes hyper réalistes, se déploie de moments rares, où se rejoignent humanité, tendresse et désarroi. L’opus est porté par une foi en l’humain et dans le libre arbitre qui accueille aussi une forme de mystère.
Sur une bande son évocatrice de rythmes parfois loufoques filant de Ben L’Oncle Soul à Georges Brassens, les deux comédiennes-assistantes de vies et manipulatrices font montre, à l’heure du petit déjeuner ou du goûter en EMS, d’un don de l’observation fine et sensible pour dire la mémoire qui aboutit à une forme progressive de disparition de soi.
Dans un ballet d’une grande pudeur et douceur, avec des marionnettes à taille humaine, le temps et les gestes du grand âge sont restitués avec justesse. En témoignent chez Elise ses tocs répétitifs et compulsifs (se gratter le front, chasser une mouche imaginaire) ou actions déconnectées de tout réel présentement avéré, comme jeter du pain à des oiseaux imaginaires, qui ne semblent le fruit que de souvenirs lointains. Des séquences muettes tournées à la manière de petits films Super 8 amateurs et vernaculaires au cadrage incertain et au flou insistant sont projetées sur un cyclo en fond de scène. Avec un mouvement saccadé proche du burlesque muet, e lles évoquent le bonheur passé du couple à plusieurs étapes de leur chemin de vie, de la piscine proche d’une possible première rencontre à une table d’anniversaire de mariage. S’il en dit parfois plus long que toute parole, le silence traduit ici simultanément l’impossibilité des mots à tout transmettre.
Bertrand Tappolet
Silence en tournée. Rens. sur www.nightshoptheatre.be