Toutes les cheerleaders vont-elles au sacrifice?

Danse • Au Théâtre de l’Usine, à Genève, «Touch Down» cite «Le Sacre» de Stravinski et interroge le statut ambigu de la victime émissaire. Impressionnant et révélateur.

"Touch Down". Chorégraphie de Maud Blandel

Le philosophe René Girard a mis en lumière le caractère sacré de la victime émissaire (La Violence et le Sacré). Il serait criminel d’exécuter la victime, de part son caractère sacré. Mais la victime ne serait plus sacrée si on ne la tuait pas. Touch Down de Maud Blandel relaie cette postulation en convoquant cinq jeunes danseuses, dont les excellentes Colline Libon et Aline Lopez. Toutes refigurent les gestes archétypaux des cheerleaders puisés sur Youtube, tout en les mixant avec des mouvements qui oscillent entre suppliques et enfoncement d’une lame imaginaire dans la poitrine. Ce faisant, la choralité dansée rejoint celle du tragique antique, comme celui des Suppliantes d’Eschyle posant des Exilées demandant asile en menaçant de se donner la mort.

De danse en transe

Sur le rythme métronomique et tellurique de la partition originelle de Stravinski, retravaillée par étouffements successifs, le groupe entre en transe dans une rafale de mouvements suscitant une sororité entre victimes à venir. Comme dans la chorégraphie de Nijinski, les positions sont moins fondées sur l’en-dedans (pieds tournés vers l’intérieur) que sur le parallélisme. Mais il est aussi des corps étoilés, membres écartelés dans le saut, possible orgasme symbolique de l’envol qui se confond avec le meurtre du corps fiché sur un péan imaginaire, tel un papillon épinglé.

La résignée et désespérée dépendance au meurtre à venir qui ne sera pas ici montré, ne se fait pas sans résistance ni ironie. Ainsi, les évolutions des danseuses sont souvent engagées de dos et envisagées comme à l’entraînement, sans public. Un échauffement existentiel qui connaît un effet brechtien de distanciation avec la voix de la chorégraphe indiquant: «On reprend».

Cette évocation du Sacre de Stravinski/Nijinski se concentre sur son premier tableau, «L’Adoration de la terre», sans oublier notamment les jeux mythiques des adolescentes du second. Mais en évitant de dévoiler le Sacrifice de l’Elue, un personnage ici reproduit dans toutes les danseuses. On retrouve alors quelque chose des lignes du critique du Times lors de la création en 1913, relevant «d’abord des mouvements purement rituels, d’une nature primitive, regarder le soleil; et enfin des mouvements de valeur purement émotionnelle, ni rituels, ni imitatifs».

Sourire cicatrice

Les interprètes affichent le sourire en bandoulière, la cicatrice de l’inoubliable, celle du sacrifice à venir. Un masque à la fois de la jubilation issu du cheerleading et de la scarification. On songe alors à Gwynplain imaginé par Hugo dans L’Homme qui rit. Un personnage de foire venu dénoncer malgré lui, dans l’indifférence, les injustices et oppressions de son temps, mais aussi à la fonction première des cheerleaders, qui est de maintenir l’enthousiasme à forte composante érotisée parmi les supporters. Dans sa symétrie, le rythme lancinant et répétitif semble renouveler à chaque reprise une forme qu’elle tend à rendre exsangue, la laissant dériver lentement vers le drame, martelant tant le sol que leur corps, en scandant la pulsation à travers le piétinement.

A la lisière du sport, du politique, et de la violence faite aux femmes ou de la mort qu’elles s’imposeraient comme ultime témoignage d’un libre arbitre que nombre de sociétés leur refusent obstinément, les pom-pom girls sacrificielles, petites mécaniques à divertissement qui se délitent, troublent dans Touch Down. Elles sont accompagnées par la fameuse phrase du basson solo de l’Introduction du compositeur russe, mélancolique par son caractère sonore étranglé. Dans leurs mouvements, elles épousent autant que subvertissent les cellules mélodico-rythmiques foisonnantes d’inventivité de Stravinski. Tout comme sont bousculés les modèles iconiques et sociaux patriarcaux ou de «dressage chorégraphique» dont semblent se dégager les Elues que figurent les danseuses.

Bertrand Tappolet

Touch Down. Théâtre de l’Usine, Genève,

11-12 février. Rens. : www.théâtredelusine.ch