Du café du matin jusqu’à la tombée du soir, on suit l’homme dans ses (non) actions et ses déplacements, occasion pour l’auteur de décrire cet environnement à la fois animé et miséreux d’une banlieue sans perspectives, avec ses lieux de sociabilité, ses avenues, la répartition spatiale de ses quartiers et de ses commerces.
Ce court roman se présente comme un crescendo bien construit: les premières scènes posent le décor et le personnage principal, le rythme est plutôt lent, il y a une attente, l’impression que quelque chose doit se passer, on se demande où veut en venir l’auteur et puis l’intrigue monte en intensité, jusqu’au point d’orgue qui conclut le livre. La dernière scène, plus intense, est ficelée à partir de phrases courtes, d’un ton vif, de jeux de regard entre protagonistes conférant une atmosphère d’urgence. A travers les quelque cent pages du récit, la gestion de la lenteur et de la vitesse est maîtrisée, sans chichis, sans jamais aucune prétention. Du travail de professionnel.
Il ressort de la lecture d’A plat comme une impression de fatalité un brin absurde, comme si les événements s’enchaînaient en une logique implacable mais sans réelle gravité, sans que les protagonistes, à commencer par Jean, n’aient de prise sur le cours des choses. Ainsi l’un des derniers chapitres commence-t-il de cette manière: «Et voilà. Tout est dit. Tout est raconté […] Le reste de l’histoire est du fait divers, et n’est-ce pas là le lot de beaucoup […] ?» Jean Chauma lui-même ne semble-t-il pas peindre une certaine futilité, une absence de sérieux du quotidien lorsqu’il écrit: Prenons encore un peu de distance, de hauteur, nous voyons nos trois lascars traverser une nouvelle fois la petite place et monter dans une voiture, se perdre vite dans la circulation, rien de bien particulier pour les différencier des autres gens. Encore un peu de hauteur, le quartier, la cité avec ses hautes tours, la place en demi-cercle, la rue qui monte vers le quartier du haut, ça bouge dans tous les sens, apparemment sans cohérence, fourmilière, termitière. Vu de cette hauteur, déjà, les hommes paraissent bien prétentieux de se croire le centre du monde, le nombril de l’univers, inventeurs de Dieu et de l’Histoire.
Vieilles bagnoles et gros calibres
La biographie de l’auteur, naturellement, ajoute de l’intérêt au texte, lequel oscille selon la quatrième de couverture «entre fiction, expérience et connaissance»; pas étonnant que ça sonne sacrément juste. Les mots notamment sont savoureux, argot souvent teinté d’humour, expressions fleuries. Il y a beaucoup de cinéma dans ce roman, des références populaires, des images de polars français classiques, on se verrait bien dans un film des années quatre-vingt, une pellicule un peu jaunie, des vieilles bagnoles dans le genre de celle présentée sur la couverture, des gros calibres, des types plus ou moins louches attablés devant des pastis, clopes vissées au coin du bec, braqueurs à cœur, pas vraiment méchants… On plonge avec plaisir dans ce qui est avant tout un roman d’ambiance, où les dialogues, les descriptions, les odeurs et les sons prennent le pas sur l’intrigue qui ne semble ici que prétexte à la mise en scène de caractères, de Jeannot en particulier.
Au fond, l’écoulement presque mécanique de la vie de Jean n’est troublé que par ses doutes, et c’est précisément dans ce nœud que se joue le roman. Dès les premières lignes, on saisit que l’homme attablé dans la cuisine de son HLM, les couilles à l’air sous sa robe de chambre, est peut-être un peu plus tourmenté qu’il ne devrait. Car Jean est d’abord un homme qui doute, un homme «qui se dit qu’il devrait se dire quelque chose». Non pas qu’il le fasse consciemment, non pas qu’il se perde dans de grands questionnements existentiels; pas le genre du bonhomme… Jean d’en bas aurait plutôt tendance à vouloir chasser ces idées un peu confuses qui lui bourdonnent dans le ciboulot, après tout un mec ça en impose, ça se fait pomper à l’arrière-salle des troquets, ça profite de la vie, mais ça se creuse certainement pas le chou à longueur de journée. Enculer des mouches, c’est pas le genre de la maison; mais l’homme est humain, à son corps défendant. Et derrière sa face de brute, ses interrogations sur le libre arbitre résonnent en chacun de nous.
Jean Chauma a eu la finesse de faire d’A plat un roman brut et incisif. Sa structure en crescendo, la justesse du regard sociologique, l’aspect rugueux de l’écriture parfois un peu sale qui sent la sueur et le mauvais vin, la saveur des dialogues, tout cela combiné à cette pointe d’absurdité en font un excellent roman.
Jean Chauma, A plat, BSN Press, 2015, 129pp.
L’auteur: Jean Chauma, écrivain français né à Paris en 1953, est l’auteur de plusieurs ouvrages qui, sous des genres divers (le roman, la nouvelle, la poésie), donnent à voir et à faire comprendre ce qu’est le milieu du banditisme, notamment celui de la France des années 1960-70.