Aux yeux d’Apichatpong Weerasethakul, «la peur et la tristesse sont les véritables forces motrices» de son Cemetery of Splendour. Le cinéaste se souvient avec hantise que le 22 mai 2014, un douzième putsch vient placer au pouvoir à Bangkok une junte répressive et liberticide alliée aux élites économiques et oligarchiques du pays. Cette dictature ne semble guère troubler le sommeil des touristes et celui de la communauté internationale. Mais sait-on demander ce que peut vivre dans son for intérieur un simple soldat appartenant à cette grande muette qu’est l’armée? C’est au chevet de cet inconscient, espace du dedans et silence énigmatique, que nous convie avec pertinence le cinéaste, pour faire notamment l’anamnèse en creux d’une société clivée entre Chemises jaunes, les partisans des élites au pouvoir et Chemises rouges, le petit peuple.
Narcose d’une nation
Un panneau accroché à un arbre prévient: «Quiconque court après le paradis va en enfer.» Des soldats souffrant d’un syndrome de narcolepsie mystérieuse, possibles victimes d’esprits du lieu, sont alités au cœur d’un hôpital de campagne installé dans une ancienne école, à côté d’un chantier dans lequel serait enfoui un ancien palais royal. Une spirite, qui a refusé de travailler pour le FBI, voulant servir son pays (clin d’œil possible à Medium, série fantastique policière), fait communiquer les villageois avec leurs proches assoupis, sous des lampes fluorescentes, une luminothérapie évoquant tant l’atmosphère d’un périple intergalactique que l’imagerie des lunettes infrarouge de l’armée, voire une installation plasticienne.
Le réalisateur thaïlandais est un interrogateur hors pair de champs de fouilles et blessures non traitées. Peuplé de légendes et d’apparitions, son cinéma de la transfiguration peut être vu comme une démarche archéologique et thérapeutique non dénuée d’humour et d’érotisme appliquée aux réalités passées et présentes de son pays. «Le film est une quête des anciens esprits de mon enfance», relève le cinéaste. L’essence de son œuvre semble ramener ainsi à cette époque dont les blocs perceptifs erratiques viennent troubler une présence au monde. Ce fils de médecins travaillant dans un hôpital bordé par la forêt, a grandi entre l’animisme commun à son pays et le scientisme cher à ses géniteurs. Maladie, magie et guérison, romance et songe sont des leitmotivs de son œuvre, (Oncle Boonmee, Palme d’or 2010), et favorisent une investigation au cœur d’un labyrinthe mental. Perte de soi dans l’acte contemplatif, onirique et souci empathique de l’autre se posent ainsi sur des situations indécidables.
Echange impromptu
Un cadrage statique en léger surplombé, deux fauteuils fatigués en cuir vert, la nature exubérante de la jungle qui forme des trouées dans un intérieur dévasté. Pour Afternoon, le Taïwanais Tsai Ming-liang (La Saveur de la pastèque, Les Chiens errants) et son acteur fétiche Lee Kang-sheng dialoguent pendant plus de deux tours d’horloge. Moins conversation philosophique que badinage sérieux et incertain filé en quatre plans fixes successifs, l’exercice a l’honnêteté de se dire dans son artificialité de l’aveu même du cinéaste.
Côté dramaturgie, l’opus se déploie à la lisière poreuse entre la photographie plasticienne, l’autofiction et les autoportraits croisés. Les deux tiers de l’image sont intelligemment consacrés au décor venteux et à l’environnement architectural, ce qui laisse libre cours au regardeur de parcourir l’image comme un paysage de sérénité zen. Tsai médite tout haut: «Est-ce que les plantes nous comprennent? On dirait qu’elles nous regardent.» C’est de cette manière singulière que se dessinent les pensées du réalisateur (sur la matière cinéma, les temporalités, les mises en jeu de l’acteur, entre autres). Des pensées ductiles, dynamiques échangées dans la relation qu’il entretient avec son acteur culte et ami. Il s’y lit un désir profondément amoureux, ouvert et non prédateur d’un cinéaste pour son cher comédien. Tant Apichatpong Weerasethakul que Tsai Ming-liang excellent dans un cadrage immobile aiguisant, réinventant autant qu’épuisant la perception du spectateur.
En finir avec soi
Avec Another Way, le natif de Corée du Sud, Cho Chang-ho, signe un mélodrame exemplaire autour d’une souffrance partagée, muette, débouchant sur un projet suicidaire commun qui connaîtra bien des retournements et détours. Le thème du regard et de la perception y est omniprésent. Captant cette vérité que l’on cache par pudeur, sur laquelle on peine à mettre des mots, son film se révèle être un parfait mélange d’éléments matérialistes et quotidiens, évanescents et intemporels.
Possédant un sens hugolien du mélodrame saupoudré de sachets d’humour désespéré, le réalisateur Cho Chang-ho, qui fut assistant de l’une des icônes de la cinématographie sud-coréenne, Kim Ki-duk, signe un magnum opus en mélodie mineure, ouatée, à la douleur sourde. On y retrouve ce qui fait de la nature, ici sous forme de lacs et fleuves gelés, une incitation à se déterminer sur le sens de notre présence sur terre. Un cinéma aux personnages à la conscience tourmentée et pirandellienne si emplie par le sentiment mélancolique de la fatalité. A l’instar de la plus improbable des comédies romantiques dramatiques, dont les codes sont ici malicieusement détournés, personne ne semble fait pour personne avec en point d’orgue une sublime chanson annonciatrice posant : «Mon cœur n’a pas tout vu, ne peut vous laisser partir».
«D’abord j’étais prisonnier des autres. Alors je les ai quittés. Puis j’étais prisonnier de moi. C’était pire. Alors je me suis quitté.» Ce qu’écrit Samuel Beckett dans Eleutheria vaut pour les deux jeunes gens qui se rencontrent sur un site ou «chat» dédié à la préparation de suicides partagés. Leurs biopics respectifs sont des plus lestés de fatums symétriques: mère malade alitée et père abuseur pour la fille, géniteur en chaise roulante délirant et mère disparue tragiquement pour le garçon. Seulement quelque chose s’est brisé en eux, ils n’ont plus de ressort. C’est dans les gestes et les regards des acteurs (magnifiques Kim Jae-Wook et Seo Ye-Ji) que se lisent leurs émotions, que se découvre leur vérité, et c’est à travers tout un jeu de miroir et de contrastes que le sens affleure.
Une grande part de la beauté du film réside dans ces morts volontaires contrariées en lien intime avec les paysages bleutés et gelés de l’hiver. L’embastillement des êtres dans la souffrance et le silence, la mort à l’œuvre au cœur même de la vie ébranlent ici nos certitudes et tentent d’apporter un peu de poésie dans le regard natif que nous portons sur le monde.
Festival Black Movie, 22-31 janvier, Genève. Rens: www.blackmovie.ch