De l’écho des corps disloqués par la modernité à la perte du travail humain supplanté par l’ère des machines en passant par le recyclage de machine industrielle pour l’Entertainment des masses, Sans objet de l’artiste français né en 1972, Aurélien Bory ne lasse pas d’interroger notre ici et maintenant. En 2000, ce metteur en scène, fonde la compagnie 111 à Toulouse. Au détour de créations, Plan B (2003), Plus ou moins l’infini (2005), Géométrie de caoutchouc (2011), Plexus pour la danseuse Kaori Ito en 2012 au Théâtre de Vidy. L’homme réalise un «théâtre physique», singulier et hybride, mêlant plusieurs disciplines : théâtre, cirque, danse, arts visuels, musique…
Poésie de la matière
Si le titre «Sans objet» peut renvoyer à un sens indéterminé, la réalisation scénique elle maraude entre la chorégraphie et les arts plastiques. Elle déplace et décale la standardisation de l’usine vers l’Entertainment, du travail vers le plaisir, via le spectacle de masses en cadence. Le spectacle ne peut-il pas se faire l’écho d’une perte de l’individualité et d’un mécanisme d’aliénation du sujet qui produit des formes de désarticulation et de dislocation des corps propres à la modernité ?
Au début, une masse triangulaire recouverte de noir plastique souple respire, se plisse, se dilate, jouant d’une sorte de morphing, une masse indécidable, improbable en mutation permanente qui résiste, un temps, au dévoilement de danseurs qui semblent tout droit sortis de l’uniformité entrepreneuriale et virtuelle cher au monde de Matrix des frères Wachovski : chemise blanche, cravates et pantalons noirs.
Fidèle à son art consommé de la métamorphose, la machine enfin mise à nu, passe ensuite à l’insecte métallique aux reflets dorés, comme une chimère cybernétique de film fantastique. La machine est ici un embrayeur de mouvements, une stylisation de l’espace comme un ready-made en mouvement. Comme bras articulé rappelant autant l’industrie du montage automobile qu’une forme agrandie de ces robots de déminage vus dans Démineurs de Kathryn Biglow et particulièrement sollicités en ces temps de menaces d’attentats
Si elle semble acquérir une vie autonome propre, la machine articulée, un ancien robot de la General Motors, reste essentiellement un outil pouvant hybrider, porter, soulever encastrer et jouer avec les deux danseurs. Ce dans des évolutions ramenant à l’univers circassien sous influence d’une poésie des objets et de la matière tour à tour ouatée, surréelle et intranquille. L’expressivité et la délicatesse du robot manufacturé et industrialisé laisse entrevoir ici d’autres explorations que pourraient entreprendre Aurélien Bory. Mais aussi le circassien et chorégraphe français Pierre Rigal (Micro) si attaché à confronter et mêler objets, structure métallique articulée et humains et qu’Aurélien Bory a mis en scène dans Érection (2003) et Arrêts de jeu (2006).
Pour Sans objet, on peut évoquer des fragments d’humanité tant un membre peut disparaitre dans la fusion avec le machinique ou une partie du corps se ficher dans le sol. Le tout non sans burlesque et sens de l’Absurde ramenant notamment aux grandes heures du muet, d’Harold Lloyd et Buster Keaton à Jacques Tati.
Une histoire sans fin
Le lien entre corps et machine remonte à loin dans l’histoire des arts vivants de la scène. À Manchester en 1890, on se souvient ainsi qu’un certain John Tiller dirige l’usine de coton familiale. Il fait faillite et met son récent désœuvrement au service de sa fascination pour la danse de cabarets. Revisitant les principes, la cadence et la précision des chaines de montage de l’usine, il les applique au spectacle et crée une troupe de jeunes danseuses : les Tillers Girls.
En déplaçant la standardisation de l’usine vers l’Entertainment, du travail vers le plaisir, via le spectacle de masses, Tiller engage toute une réflexion sur l’aliénation des corps pris dans une chaîne de montage et leur hybridation avec la machine, les cadences infernales. Cette dynamique initiée et amplifiée par la standardisation trouve son pendant avec les Hiller Girls, ces ballets organisés pour les nazis reconduisant à l’identique ceux de Tiller.
Corps marionnettes
Marionnettisation, mouvement contraint, manipulation de l’humain permettent de décliner les formes dans lesquelles le danseur est pris dans un environnement qui le manipule, décide de ses mouvements. Dans Transports exceptionnels (compagnie Beau Geste), un danseur engage un dialogue chorégraphique avec une pelleteuse. La question de l’origine du mouvement se pose : si le mouvement est induit par la machine, est-ce déjà de la manipulation ? Pour Körper signé par la chorégraphe allemande Sasha Waltz, l’interprète se fait manipuler, son corps n’est actionné que par la pression du corps des autres danseurs.
Sans objet permet notamment d’explorer la prothèse ou l’hybridation et la manière dont un robot propose des réinventions du corps vivant et de son appréhension de l’espace. Le corps des danseurs devenus surmarionnettes levés par le bras industriel offre une véritable illusion de lévitation chez Aurélien Bory. L’artiste greffe ainsi à son corps une prothèse qui fonctionne comme un costume machiniuqe amplifiant et réalésant dans le même temps la présence humaine par instants inerte ou favorisant le lâcher prise. Par cette vison de corps humains qui se détachent lentement du sol et prennent leur envol, l’humain devenu marionnette instaure alors un véritable espace de suspension des corps faisant écho à une version incroyablement décélérée et anti-frénétique des Temps modernes de Chaplin.
«L’idée du robot est venue de cette réflexion sur le théâtre, sur l’objet animé. Elle croise Kleist et son texte sur le théâtre de marionnettes, Schlemmer dans son rapport à l’objet, et même Meyerhold, avec le constructivisme. Il y a dans chaque cas l’idée de la confrontation du vivant et de l’inerte. Comme si cette confrontation nous révélait quelque secret», explique Aurélien Bory.
On se souvient aussi que voulant donner à voir, sur la scène, «cette vie mystérieuse, joyeuse et superbement aboutie que l’on appelle la Mort», l’Anglais Edward Gordon Craig propose en 1907 de remplacer le comédien de chair et de sang par son double artificiel, la «Surmarionnette». Près de septante ans plus tard, le mannequin en compagnie duquel le Polonais Tadeusz Kantor fait entrer l’acteur vivant sur la scène vient nous rappeler que le théâtre prend sa source dans les territoires de la mort.
Nombreux sont, aujourd’hui, les artistes qui se ressaisissent de ce double héritage, sans doute à l’instar d’Aurélien Bory, repoussant les limites du théâtre chorégraphique et machinique, du circassien et de l’expression marionnettique pour explorer les relations entre corps biologique et corps artificiel, représentation de la mort et celle du vivant, animé et inanimé.
Bertrand Tappolet
Sans objet. Théâtre Forum Meyrin. 24 novembre à 20h30. Rens. : www.forum-meyrin.ch. Et en tournée : www.cie111.com