Sur la traditionnelle table dressée par Agnès Limbos comme seule aire de jeu et manipulation de figurines et décors miniatures, voici une vraie fausse apologie auto-ironique et vitriolée de la libre entreprise colonialiste et consumériste menée en couple. De la culture de la noix de coco en climat tropical à l’extraction de fossiles et minéraux, le binôme enchaîne, à intervalles métronomiques, les adresses au public voir les conférences de presse ubuesques et récits de soi égotiques en se prenant pour des figures impériales et totalitaires grotesques façon feu Idi Amin Dada ou Mobutu Sese Seko.
Made in « Limbosland » : un monde en soi
e théâtre de poche d’Agnès Limbos est traversé de ces objets miniatures qui ont peuplé notre enfance commune : voiture, animaux, santons, bateau, mobilier rappelant par instants celui des maisons de Playmobils. Tous soigneusement chinés dans des brocantes notamment. Avec l’artiste belge, le théâtre devient art du signe par excellence. La matérialité, la fonction et la valeur symbolique, historique des objets insufflent à cet art de la marionnette une prégnante force critique. La marionnettiste sait parfaitement jouer de la « double vision », cette ambiguïté entre l’objet perçu comme produit manufacturé et l’illusion troublante d’un être doté de conscience.
Au zénith de la table de jeu, dans un décorum de carton-pâte épuré, se déploie une atmosphère proche, en plus déjanté et déstructuré, des photos-peintures kitsch du tandem français Pierre et Gilles. Sous un nuage cotonneux, une mouette grandeur mature surgit de la pénombre alors que la comédienne manipulatrice, de dos, imite son cri et que du guano arrose torse et visage de Monsieur. A cela, s’ajoute une liberté d’association poétique et de jeu avec les mots rappelant notamment les expérimentations des artistes dadaïstes ou surréalistes.
Autant de trouvailles qui dessinent un réseau métaphorique aussi riche qu’un mille-feuilles. Il impacte sur l’imaginaire du public, même si celui-ci n’en possède pas, sans doute, toutes les clés. Le plus troublant étant peut-être le torse et le visage nu du comédien Gregory Houben. Lissé et comme « photoshopé », il rappelle à échelle humaine et sous une lumière particulièrement ciselée les contours d’une poupée façon Ken, le compagnon de Barbie. La dimension poupée détournée ne s’arrête pas là puisqu’il possède une expression marmoréenne qui n’est pas sans rapatrier celle de Robert Patrick. Cet acteur américain est resté célèbre pour avoir prêté son visage à un protagoniste éminemment marionnettique à mémoire de formes humaines, le Terminator liquide, le fameux T-1000, constitué d’un « poly-alliage mimétique » du film de James Cameron Terminator 2 : Le Jugement dernier.
Sous la manipulation à la fois concentrée et détachée des comédiens, multipliant les angles de visions, préhensions et perspectives, l’objet théâtralisé devient une machine à faire voir autrement. Il rejoint ce que Didier Plassard, spécialiste du théâtre contemporain et de la marionnette, nomme pour la marionnette « une figure du seuil, regardant à la fois vers le monde des choses, dont elle provient, et vers celui des hommes où elle s’introduit ».
Agnès Limbos n’a ainsi jamais oublié que le théâtre d’objets a la vertu de faire revenir des formes spectaculaires souvent évanouies dans leur acception la plus populaire et foraine : le cirque, le théâtre ambulant et forain, les machines théâtrales notamment celles des comédies ballets de Molière, le music-hall, les marionnettes automates. En rejoignant l’art de la bricole, ce théâtre n’a pas honte de faire spectacle de tout.
Prenez ces trois galions en modèles réduits serpentant sur une voie ferrée qui entoure le plan de jeu avec des vagues peintes comme au 19e siècle du temps du critique d’art français Louis-Edmond Duranty et d’un théâtre du guignols lyonnais qu’a si bien su refigurer la marionnettiste, dramaturge et metteure en scène française Emilie Valantin. D´où une heureuse redécouverte de ce répertoire populaire qui inspire ou parodie les grandes œuvres du théâtre, de l´opéra, de l’opérette et de la chanson populaire façon top 50, des scies d’ici et d’ailleurs, sans oublier de rappeler le surréalisme. Le grotesque y est délicieusement mené jusqu´à l´absurde.
Comme dans d’autres créations de l’artiste du plat pays, dont Troubles, la manipulation est impeccablement maîtrisée. L’extrême justesse des mouvements témoigne du talent d’Agnès Limbos et de Gregory Houben. Ainsi cette étonnante marche nocturne des éléphants en modèles réduits, qui retournent le bungalow des coloniaux et rasent la palmeraie, sorte de stop motion artisanal ou image par image avec saut et arrachement entre les stations fichées dans le sable des pachydermes.
De création en création, Agnès Limbos poursuit sa recherche d’un théâtre singulier, entre manipulation d’objets et clown. Lequel ressemble, dans ses expressions à elle, au clown de l’artiste suisse Ugo Rondinone, sorte de dandy désabusé, léthargique et mélancolique. dont le visage se décompose sous la tristesse et les pleurs. Elle lorgne aussi du côté de la chanson et de la danse, comme ici avec ces bustes toupies reproduisant la giration d’une roulette de casino dans un jeu sur les échelles de représentation entre figurines miniatures et couple humain.
Si l’ensemble de ce Ressacs manque peut-être par instants de mordant dans la manière un brin indolore et minimaliste de surfer sur la société de « consumation », les origines en sont fort adroitement ramenées aux racines de l’aventure coloniale belge chère à Hergé et au roi génocidaire Léopold II. Ce, au détour de l’épisode des mains noires (en bois) coupées et manipulées par de blanches paluches (bien réelles, elles) qui ne manque pas d’à-propos, ni de chien, au propre comme au figuré.
A la table donc, une paire d’acteurs manipulateurs hors pair s’exprime en chuchotements ou dialogue mimographique sur l’entrée du public. Clin d’œil possible à l’utopie brechtienne d’un théâtre en continu dont la représentation ne serait qu’une parenthèse ou non césure entre la vie des comédiens et l’existence scénique ? A chacun d’ajuster son imaginaire sur ces lignes de fuite. Tout débute en anglais par le teaser liminaire de toute fable : « Once Upon a Time… ».
Conte éternel : une histoire de consommation sans fin
Il était une fois, il était mille fois, tant se réenclenche, à intervalles réguliers, comme une réinitialisation touchant la matrice d’une « success story » contrariée. Celle que remet sur le métier un jeune couple d’abord aisé. Sur un parterre d’herbe mauve dressé sur une table et bientôt roulé suite à la crise économique, ils sont représentés deux petites figurines soudées l’une à l’autre comme trônant au sommet d’une pièce montée maritale.
Dans Ô, Agnès Limbos avait déjà convoqué ce type de figurines, les couples de mariés qui trônent sur les gâteaux. Lors de leur lune de miel new-yorkaise, les époux voyaient proliférer dans leur suite nuptiale des doubles entre cauchemar et rire. On peut y lire une manière de perdre la racine de ses émotions et sentiments sous l’emprise d’un schéma social ou narratif marital auquel il faut se conformer en jouant au couple harmonieux, sanctifié socialement par ce rite de passage qu’est le mariage et cette épreuve ordalique que peut être la nuit de noces.
Il y aussi ce que le dramaturge irlandais Samuel Beckett appelle les « possessions ». Soit la maison façon Cape Code avec vue sur quartier aisé comme sortie d’un tableau de Edward Hopper, l’Austin Martin rouge (voiture miniature, of course), le jardin à la française (herbette en fin lignage plastique vert flashy) sur terreau de senteurs de rose. Enfin, le chien Toby, jouet à taille démesurée face au couple humain de figurines. Assis, il a tous les traits du toutou adoré reproductible en série au chaloupant en ciel et terre au cœur d’un univers onirique. Ou plutôt au célèbre Chien bleu, figure protectrice et consolatrice imaginée par l’illustratrice Nadja.
Mais badaboum. Sous le noir présage d’un croissant de lune en aile de corbeau, c’est la crise des subprimes de 2008 qui s’abat sur la félicité de ce couple de « Sam Suffit » qui vit dans sa boule de félicité autosatisfaite. Le décor à échelle miniature perd son casting bling-bling. Exit la maison en noir bois ou ardoise monté sur croisillon blanc, « To Sale ». Disparu le « french garden » que l’on renifle une dernière fois comme une ligne de résine psychotrope ou l’herbe aromatique à arrière-senteur de roses. Et vogue la caravelle sur une mer de tissu velouré bientôt démontée.
Ni une ni deux, voici un échouage sur plage insulaire ou africaine de vrai sable fin. Robinsonnade avec barbe postiche à la manière de Tom Hanks dans Seul au monde signé Robert Zemeckis. Palmeraie puis pétrole avec esclavage domestique comme seul horizon pour les indigènes en petites poupées façon « arts premiers » pour touristes. Agnès Limbos comme une menace à ceux qui seraient tenté de chaparder brandis des mains coupées en bois.
Avec la figurine noircie d’une sorte de Tintin au Congo portant casque colonial, l’épisode rappelle une tradition mortifère chère au Roi des Belges génocidaire Lépold II (1835-1909), partisan de la colonisation de l’Afrique dont il souhaitait profiter personnellement des richesses. La manière dont, pendant 20 ans, il traita les autochtones du Congo , massacrés, mis en esclavage sans nourriture, mutilés, fut si violente que l’opinion publique internationale fut alertée, notamment à l’initiative de l’écrivain britannique Conan Doyle, créateur du personnage de Sherlock Holmes, et qu’une commission d’enquête internationale fut mise en place en 1905 pour enquêter sur ce qui était devenu un véritable génocide. On lui attribue, selon des estimations controversées 10 millions de morts. La tradition des mains coupées fut reprises parc certaines milices et forces (para-)militaires qui ensanglantent la République Démocratique du Congo depuis 1996 dans des conflits pour les richesses minières qui ont fait plus de 8 millions de morts à ce jour dans la quasi indifférence de la communauté internationale.
Ritournelle
Les dialogues jouent du slow burn, cette manière ironico-dramatique de réitérer les mêmes demandes comme mise en boucle ou d’insister en interrogeant la volonté de l’homme de rester solitaire ou de faire un break. Des duos clownesques et burlesques à l’évocation en pleine mer de cette valise à billets ou de ce kit de survie, vides évidemment. On y retrouve l’intuition mélancolique de Céline écrivant dans Voyage au bout de la nuit : « Elles sont autres quand on les retrouve les choses, elles possèdent, on dirait plus de force pour aller en nous tristement. »
Le tout est emballé avec le surréalisme lisse et un brin formaté comme une féérie à la fois nonsensique et réaliste poétique low fi et artisanal à la Michel Gondry (La Science des rêves). De situations de comédies usées jusqu’à la corde, Gondry, comme Limbos à sa manière, tresse une œuvre ultra-personnelle dont le sous-texte psychanalytique réussit l’exploit d’être pertinent sans jamais nuire à l’émotion brute qui se dégage d’une histoire ici de désir de puissance, de fortune et de consommation somme toute très simple. Y plane sur certains tableaux, l’ombre portée de l’univers chorégraphique et vidéo d’un Jaco van Dormael. Que l’on songe à Kiss and Cry, ce « tutti » ou chorégraphie de doigts filmée, qui se déploie entre jeu d’enfant, rituel primitif et songerie proustienne.
Ressacs est impeccablement réglé en puisant la chansonnette façon Stromae alternatif entre orgue miniature et trompinette dans une synthèse musicale truffée, de clins d’œil au répertoire le plus mainstream ou à des effluves jazz, électro pop et reggae dues à Gregory Houben. C’est avec Julie Mossay qu’il forme le groupe Après un rêve, décrit comme « un chemin croisé entre musique Classique, world et jazz » et dont il reste bien des traces dans les sables de la colonne sonore jouée sur le vif de Ressacs. La composition musicale a d’ailleurs le bon goût de garder intacte cette saveur inventive qui croise aux larges de formations aux influences bigarrées tel les Allemands Mambo King et Element of crime ou les Français de Feu Chatterton. Le numéro de duettiste prend parfois le tour de ces connivences de vieux briscards de l’humour populaire en prime time façon duo d’humoristes, Les Chevaliers du Fiel ou Chevallier et Laspalès. Qui s’en plaindrait ? What else ?
Bertrand Tappolet
Ressacs de la Compagnie Gare Centrale. Au 16e Festival international de la Marionnette en Pays neuchâtelois et en tournée. Rens. : www.garecentrale.be