Dans la décennie 1960, une partie de la jeunesse allemande rejette le passé nazi de la génération précédente. Le réalisateur français Jean-Gabriel Périot retrace le parcours des fondateurs du groupe Fraction Armée Rouge (RAF) avant leur passage à l’action armée directe, en utilisant leurs images, interventions médiatiques et films. On y suit le destin de l’intellectuelle et journaliste Ulrike Meinhof, du journaliste Andreas Baader, du cinéaste Holger Meins, de Gudrun Ensslin et de l’avocat Horst Mahler. De tous les groupes de lutte armée européens, c’est la Fraction Armée Rouge (RAF) qui a exercé le pouvoir de fascination le plus prégnant sur une partie de l’extrême-gauche radicale comme sur certains intellectuels et artistes. «J’ai travaillé avec une documentaliste, il fallait réaliser une recherche classique sur les protagonistes de la « Bande à Baader », les images qu’ils avaient tournées, eux, à l’époque, et les images que les médias ont donnés à voir de ces protagonistes», relève Périot. Cinéaste interrogeant la violence, il a réalisé plusieurs courts-métrages, parfois proches de l’abstraction et excluant le commentaire tels Eût-elle été criminelle…, sur les femmes tondues à la Libération, ou 200 000 Fantômes axé sur Hiroshima.
Un «film-tract», mode d’emploi pour réaliser un cocktail Molotov
«La première partie du film dévoile un gouvernement très droitier qui ne laisse aucune chance au mouvement de revendication estudiantin, dont la légitimité sera battue en brèche par l’Etat et la majorité des médias. C’est un horizon barré qui est de l’ordre de la confrontation. J’ai souhaité rester sur les images qu’ils ont produits et les discours d’Ulrike Meinhof à la télévision avec, dans la dimension internationaliste, un fort accent sur la situation au Vietnam», explique le réalisateur.
On découvre ainsi les activités des membres de la RAF avant qu’ils ne renoncent à la parole et aux médias pour verser dans le terrorisme. La filmographie se développe sous la double influence de Vertov et Godard. Ainsi, Le Drapeau rouge, petit film couleur silencieux d’une course relais entre plusieurs étudiants courant avec un immense drapeau rouge et filmés depuis un véhicule. «Fin 1966, les étudiants commencent à faire la révolution dans le système scolaire, travaillant en groupes, ce qui est essentiel dans la compréhension de leurs parcours et du film. Ils ont deux bobines couleur à essayer. D’où l’idée de faire une course dans Berlin qui va échouer à la Mairie où est planté l’étendard rouge. C’est un film à la fois combatif et joyeux, ludique, ce qui reflète aussi l’époque d’un mouvement de contestation très vivant et loin d’être rigoriste.» Il y a aussi le remake d’un court-métrage d’Holger Meins réalisé en 1967 à Berlin en marge d’une manifestation contre le Congrès du Groupe de presse Axel Springer. Ce «film-tract» est un mode d’emploi pour réaliser un cocktail Molotov. Il est illustratif «du motif récurrent de la violence avec les formes de l’incendie, du coup de feu. Il est quasi omniprésent dans ces films d’étudiants.»
Comme le montre le documentaire, la plupart des militants de la RAF, nés entre 1942 et 1949, représentent la génération qui a fait le mouvement étudiant allemand, celle dont les parents sont devenus adultes sous l’ère nationale-socialiste. Ce fait induit une sensibilité particulière à la réintroduction de la violence et de la lutte pour un changement global de la société aseptisée de l’Allemagne d’après-guerre majoritairement plongée dans une attitude de déni et d’oubli face à son passé national-socialiste. Il y a chez les étudiants allemands ce sentiment de responsabilité face à ce qu’ils nomment le «génocide vietnamien» et la «guerre impérialiste», passant au passage sous silence les massacres perpétrés sur les civils par le Viêt-Cong, dont celui incluant femmes et enfants de Dak Son le 5 décembre 1967. L’idée que l’Allemagne serve de base arrière à l’engagement américain au Vietnam leur était insupportable. Cibler les installations étatsuniennes sur sol allemand fut une évidence pour la RAF.
Ces jeunes gens d’extrême-gauche considérés comme «brillants», ont fini par se radicaliser au fil d’un processus complexe qui n’est que trop peu expliciter dans le film. Pendant les années de plomb à l’allemande, ils mènent des «actions terroristes» contre les institutions de la RFA, l’armée américaine ou le patronat. Les attentats ont coûté la vie à 34 personnes en Allemagne, entre 1970, date de la naissance de la RAF, et le début des années 1990, des «exécutions» sur lesquelles le documentaire ne s’attarde guère. Il en va de même pour leurs braquages de banques destinés à financer leurs opérations et attentats ainsi que des liens avec la lutte palestinienne devenu un étendard de la gauche internationale depuis la troisième guerre israélo-arabe de juin 1967.
La Fraction armée rouge entendait notamment déclencher une révolution d’inspiration maoïste, en recourant à la guérilla urbaine, au travers d’attentats ou d’enlèvements frappant l’élite politique et économique du pays. La répression que ces actions provoquèrent suscitera une prise de conscience très relative et incomplète d’une partie de l’opinion publique contre un Etat se révélant autoritaire et recourant à une législation d’exception. La question de la lutte contre le terrorisme justifiant de tout un arsenal répressif et de surveillance paranoïaque, dont la question de la profondeur, de l’ampleur et de la légitimité se pose encore aujourd’hui.
« Résister, c’est me charger de supprimer ce qui ne va pas »
Héritier possible du «cinéma-vérité» soviétique des années 30, ce documentaire, qui se veut aussi une réflexion sur le statut polymorphe de la violence dans nos sociétés, peut néanmoins manquer d’une contextualisation développée et d’un regard critique. Une part importante du film se cristallise autour de la démocratie allemande autoritaire, rejoignant ce que dit le cinéaste R.W. Fassbinder dans L’Anarchie de l’imagination: «La démocratie selon moi fonctionne plutôt comme un kaléidoscope, ça ne veut pas dire la révolution permanente, mais le mouvement permanent, la remise en question par chaque génération». Evoquant la Shoah, il ajoute: «S’il était possible d’oublier ou de refouler un événement aussi capital, il est fort possible alors que quelque chose cloche dans cette démocratie et dans le « modèle allemand ».»
Est-ce un hasard si Une Jeunesse allemande met en lumière les talents de dialecticienne de la journaliste Ulrike Meinhof sur les plateaux tv, dénonçant les mécanismes à l’œuvre dans une société allemande portée sur l’oubli du génocide et des crimes passés et présents. De 1959 à 1968, elle fut éditorialiste du journal d’extrême-gauche Konkret, tiré à 20’000 exemplaires, et avait accès à la plupart des personnalités politiques. En 1968, elle y écrit: «Contester, c’est dire que ça ne va pas, je ne suis pas d’accord. Résister c’est me charger de supprimer ce qui ne va pas…» Elle devient membre de la RAF en 1968, après l’attentat manqué contre le sociologue marxiste Rudi Dutschke. Arrêtée, elle sera retrouvée pendue dans sa cellule à Stuttgart le 9 mai 1976, où elle avait été mise à l’isolement dans des conditions dites de «torture blanche», dont elle témoignera au fil d’écrits poignants.
Faire histoire: Godard, Fassbinder
La réalisation s’ouvre significativement sur un banc de montage avec une pellicule manipulée et une interrogation essentielle posée par le cinéaste Jean-Luc Godard en1974, alors qu’il tente de réaliser en Allemagne un film avec le Groupe Dziga Vertov, collectif cinématographique qu’il a co-fondé en 1968 afin de produire des «films militants» d’orientation notamment maoïste, rompant avec les méthodes de production antérieures. Montrer la fabrication du film, son travail. Dans un cinéma essentiellement critique du cinéma, dont Une Jeunesse allemande est le lointain héritier, le dessein est de comprendre ce que signifie «filmer politiquement» avec d’autres mots, images et un autre lien entre son et image. En ce sens, la démarche croise la remise en cause de l’acte créateur et du «mythe de l’auteur», chère au philosophe français Michel Foucault. «Est-ce qu’il est possible de faire des films en Allemagne aujourd’hui?», se demande Godard en voix off.
Aux yeux de Jean-Gabriel Périot, si cette interrogation rejoint celle, tranchante du philosophe Adorno questionnant la possibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz, tout en jugeant barbare de se refuser à la culture, la question que pose Une Jeunesse allemande est: «Est-il possible de raconter l’Histoire avec des images?» La réponse se veut affirmative avec, in fine un épisode du film collectif L’Allemagne en automne, imaginé par Fassbinder (1978). La réalisation est une vision hors champ du terrorisme, nœud d’angoisse et de haine qui revient sous la forme inversée d’un terrorisme policier, d’un nouvel Etat autoritaire, voire totalitaire, approuvé par la mère du cinéaste. «Un film de deuil critique envers l’Etat allemand et en profonde empathie avec les membres de la RAF qui viennent de mourir en prison. Le fait que dix cinéastes, dont Volker Schlöndorff, se réunissent pour «pleurer» la disparition de terroristes est un geste qui, d’aujourd’hui, paraît totalement insensé».
Ce n’est guère un hasard si la filmographie de ceux qui deviendront pour certains la RAF se revendique de la filiation de Godard et de Vertov, cinéaste soviétique. Celle donc du ciné-œil, caméra qui enregistre la vie d’un nouveau régime révolutionnaire, celle d’un montage dialectique contradictoire des images et des sons, souhaitant générer des «étincelles de sens» en fuyant la «tyrannie du narratif». Le kino-pravda ou «cinéma-vérité», qui mélange saisie brute du réel et rhétorique révolutionnaire, avec une interrogation sur les conditions de fabrication, production et diffusion du cinéma.
En 2008, le thriller Der Baader Meinhof Complex d’Uli Edel se cristallise sur certains moments clés de l’histoire de la RAF. Ainsi, la manifestation du 2 juin 1967 contre la visite du Shah d’Iran à Berlin-Ouest, qui vit un étudiant, Benno Ohnesorg, être abattu par un policier. Cette répression brutale de manifestations pacifistes est aussi abordée au sein d’ Une Jeunesse allemande. Les commentaires des autorités comme ceux de l’écrasante majorité de la presse rendent alors les étudiants responsables de la montée de la violence. Le documentaire relate la répression étatique qui s’est abattue avant même l’apparition de la RAF. Ensuite, le discours du Chancelier Helmut Schmidt en 1975 devant le Parlement. Pour Périot, «il présente de nouvelles lois très liberticides et déclare qu’il faut aller jusqu’au bout des limites offertes et imposées par la démocratie» et trouve des échos contemporains dans la rhétorique gouvernementale de «guerre perpétuelle contre le terrorisme» du post 11-Septembre.
En entretien, le cinéaste ne relève aucun lien ou filiation directe entre la guérilla urbaine des années 68-77 et les générations de djihadistes européens s’engageant dans les rangs de Daech en Syrie et en Irak. Mais aussi pour des individus perpétrant des attentats et assassinats notamment en France et liés, pour partie à la délinquance. Différences de contextes historiques, idéologiques, opérationnels, sociaux et de cibles, certes. Mais, à ses yeux, «là où les choses peuvent se rejoindre dans certains cas, c’est la désespérance, l’absence d’horizon, sinon celui de la violence exercée contre des pans entiers de la société. Quand des parties entières de la population se voient déniées tout droit ou perspective, comme au sein d’une jeunesse maintenue en marge du social, les conditions sont parfois réunies, avec d’autres facteurs, pour une radicalisation».
Une Jeunesse allemande. A voir aux Cinémas du Grütli de Genève, au Zinéma, à Lausanne, ou au City Pully Club de Pully en novembre.