Capitaine jusqu’au-boutiste
À l’approche du retrait des troupes, le capitaine Antarès Bonassieu et sa section sont affectés à une mission de contrôle et de surveillance dans une vallée reculée du Wakhan, frontalière du Pakistan. En mode monolithique, puis en régime «disparaître pour résoudre une énigme impossible», la star belge Jérémie Renier a la difficile tâche de camper un gradé sans lui infliger des dilemmes moraux et éthiques qui sont la règle du genre.
L’interprète découvert au détour de La Promesse (1996) signé par les frères Dardenne et consacré par son rôle de Claude François dans Cloclo (2012) de Florent Emilio Siri s’en sort plutôt honorablement rappelant le Bruno Cremer de La 317e Section sur la débâcle française en Indochine ou le Jacques Perrin de L’Honneur d’un capitaine qui fait le lien entre l’héroïsme des Résistants français de la Seconde Guerre Mondiale au sein du Maquis du Plateau des Glières et le déshonneur de la Grande Muette torturant et exécutant à tour de bras en Algérie. Deux réalisations ambivalentes de Pierre Schoendoerffer qui chacune à leur manière semblent tenter de laver l’honneur de certains officiers l’armée tout en montrant l’homme face à la guerre. Ce qui ne résout pas l’épineux problème des responsabilités.
Malgré la détermination largement absurde d’Antarès et de ses hommes, le contrôle de ce secteur va progressivement leur échapper. Par une nuit de septembre, des soldats se mettent à disparaître mystérieusement dans la vallée. Ce personnage a pour lointain modèle Klaus Kinski, Conquistador manqué mais ambitieux, buté, cruel, consumé par une folie mégalomane dans Aguirre, la Colère de Dieu, périple crépusculaire en forme de chant épique et désespéré de Werner Herzog.
Aux yeux du cinéaste Clément Cogitore, « Antarès est un jeune croisé du rationalisme, perdu au bout du monde qui essaye de faire son boulot, de mener à bien sa mission dans cette vallée bizarre. Il est assez colonialiste et parfois méprisant envers les populations locales, mais il respecte les règles. Dans cette vallée au fonctionnement perturbé il va franchir certaines lignes rouges, devenir brutal et manipulateur pour tenter de parvenir à ses fins.» Quand au soldat traducteur engagé par les militaires français, c’est Sâm Mirhosseini, un ancien légionnaire. «Il dégage une présence et une énergie très forte. Il parle toujours doucement au Capitaine Bonassieu alors qu’il se montre cassant et méprisant envers les Afghans.»
Dialoguant avec l’intangible devant lequel le Capitaine Antarès Bonassieu de la section finira par capituler et mettre en scène son unique responsabilité dans un jusqu’au-boutisme sacrificiel pour «ses hommes», la beauté de certaines scènes rend cette fable fataliste agréable à regarder. Mais le rythme déroutant avec lequel elles sont distillées, les archétypes recyclés du cinéma fantastique et du thriller à tiroirs multiples, jouant sur l’attente et l’incertitude de réels indécidables, son incapacité à infuser profondément un climat anxiogène, et sa conclusion incertaine laissent derrière eux un goût d’inachevé.
La croyance mise en questions
Pour le cinéaste, il s’agit d’un film sur la croyance. «Au sens très large. Ça commence avec la croyance de ce qui est vu ou n’est pas vu. Ce qu’on croit s’être passé, est-il vraiment ce qui s’est passé ? Puis avec la croyance de l’identité : est-ce qu’on est bien face au bon ennemi, au bon intermédiaire qui va négocier ? Petit à petit, les soldats voient qu’on peut détourner ces sommets de la technologie que sont leurs dispositifs de surveillance, que toujours quelque chose leur échappe. Leur système de croyance est dévié, on bascule dans une autre forme de perception et d’intuition. Ces soldats vont, peu à peu, cesser de réagir à des faits pour réagir à ce qu’ils considèrent comme des signes, glissant ainsi du domaine du protocole à celui de la foi. »
Dans la plus pure tradition paranoïaque rappelant le comportement délétère et destructeur de leurs aînés appelés lors de la Guerre d’Algérie, aujourd’hui documentée tant au cinéma qu’en littérature contrairement au conflit afghan, le Capitaine soupçonne immédiatement les « indigènes » du coin rebaptisé «le village de ceux qui mentent». L’officier menace de réduire le lieu en cendres, si on ne lui livre pas ses soldats disparus, ce qu’il incitera indirectement à faire un groupe de Talibans subissant aussi de mystérieuses disparitions parmi leurs rangs. Côté Talibans, justement, on navigue entre plusieurs archétypes. En témoigne leur leader fatigué au physique de stylite du désert, yeux soulignés de khôl, barbe stylisée à la Ben Laden avec dégradé roux, qui n’est pas sans évoquer un pirate rock de la saga Pirates des Caraïbes incarné par le guitariste mythique des Rolling Stones, Keith Richards.
Plus loin, le Capitaine jouera l’appât, la chèvre sacrificielle s’endormant sur une terre où Allah a défendu de s’étendre pour s’assoupir. D’où le fait que les enlèvements et disparitions épargnent les moutons qui, eux, dorment debout selon un jeune Afghan. CQFD. Ce «bazar mystico superstitieux» ou système de croyances – c’est selon les référents culturels de chacun – , qui prête involontairement à sourire, est complété par l’arrivée d’un massif aumônier noir appelé en renfort non pour exorciser les hommes d’un hypothétique Mal ou Démon. Mais pour lâcher au Capitaine, une tirade d’anthologie : «Dieu n’est pas un doudou que l’on peut serrer contre soi pour se rassurer dans ce merdier». Ni une ni deux, il sera renvoyé par l’officier déjà peu porté sur le fait religieux, contrarié et bousculé dans son cartésianisme bas du front, retournant à son incertaine mission compassionnelle le lendemain de son arrivée.
Côté dialogue avec la terre et les morts, on relève, comme au sermon pastoral, ce passage biblique, Job Chapitre 7, versets 7, 8 et 9 lu assis par l’homme d’Eglise sur une caisse à munition : «Souviens-toi que ma vie est un souffle ! Mes yeux ne reverront pas le bonheur. L’œil qui me regarde ne me regardera plus; Ton œil me cherchera, et je ne serai plus. Comme la nuée se dissipe et s’en va, Celui qui descend au séjour des morts ne remontera pas…» Cet extrait sert de teaser à la fin racontée en voix off par le Capitaine qui lit son mail à la dulcinée parturiente d’un fantassin disparu. Il évoque son évanouissement refuge dans une dimension ou un monde parallèle. Le panthéisme d’un Terrence Malick et sa version holistique de l’univers rôde alors sur le film. Et plus essentiellement selon le réalisateur: «les communautés, que ce soit une famille, un peuple ou une civilisation, se constituent autour de mythes ou de récits partagés qui permettent de cohabiter avec ce qui nous dépasse.»
Incertitude et désarroi scénaristiques
Comme en témoigne le neurochirurgien franco-afghan Ahmad Asharaf au fil de Qu’avons-nous fait en Afghanistan ? évoquant l’engagement français dans le cadre des forces de l’ONU, après plus douze années d’occupation, l’Afghanistan est en pays exsangue. Le projet initial d’instaurer stabilité, paix et démocratie s’est très vite transformé en un leurre accaparé par des militaires qui ont participé à largement discréditer l’action d’humanitaires sur le terrain. L’Afghanistan est toujours l’un des pays les plus pauvres et corrompus de la planète.
L’insécurité est à son zénith sur une terre largement aux mains des seigneurs de guerre et des narcotrafiquants. Dès 2014, Daech profite du retrait des forces américaines, de l’absence d’Etat fort et surtout des scissions au sein des Talibans pour s’installer en Afghanistan. En octobre 2015, les Talibans afghans opposés à l’implantation de Daech s’adressent directement à l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’EI. Selon eux: «le djihad contre les envahisseurs américains et leurs esclaves en Afghanistan ne peut avoir qu’un drapeau, une direction et un commandement».
L’engagement des forces françaises, dont le retrait s’est achevé en juillet 2013, semble, lui, issu de vieilles recettes coloniales. Terrain d’expérimentations tactiques et technologiques dont Ni le ciel ni la terre met à nu moins les limites que la vacuité, le «piège afghan» s’est refermé sur les forces occidentales qui ont «tout promis pour ne laisser qu’un narco-Etat, des milliers de morts et des talibans plus puissants que jamais», écrit Jean Charles Chauffret dans La Guerre inachevée.
Le premier long métrage du jeune réalisateur Clément Cogitore qui se concentre sur un champ sensoriel et plasticien, à mi-chemin entre le genre guerrier, le documentaire estampillé Service des armées ou non, le polar, le fantastique et le documentaire. Le scénario ambigu réalise plusieurs amorces de récits ou de pistes en lignes de fuite entre lesquelles il ne choisira pas. Ainsi le film de guerre à dimension picturale et arty (on pense parfois à Démineurs de Kathryn Bigelow où la guerre en Irak devient une addiction pour un démineur américain) posant des soldats minuscules dans une cartographie lunaire en multipliant les balayages technologiques.
En témoignent les vues nocturnes en vert-noir-blanc par viseur infra rouge et caméra thermique, l’analyse d’images satellites sur PC portable. «J’ai envie qu’on en sorte sans pouvoir se dire si c’est un film de guerre, un film fantastique, un film d’auteur, un film métaphysique, plastique… J’avais envie de traverser les genres, notamment dans le jeu avec le spectateur. J’avais envie de lui faire ressentir tant de la peur, qu’une émotion spirituelle», précise le réalisateur.
Menace floue
Une question taraude sans harponner durablement l’attention du regardeur. Qu’elle est la force inconnue et jamais identifiée qui a englouti les quatre trouffions ? Le film semble s’engager sur les traces de classiques low-fi du fantastique en attente d’un dénouement ou d’un twist final, dans le sillage de la franchise Paranormal Activity (Que va-t-il apparaître d’incongru et d’inattendu dans le plan ?) ou des démons quasi invisibles du Projet Blair Witch ou recyclés dans la normalité des grands parents gâteaux semblant sortir d’un conte des Grimm comme dans The Visit de Shamalyan. Voire du blockbuster Predator avec la séquence didactique et professorale, où la couverture de survie empêche la lecture de la trace thermique corporel par les lunettes infrarouges pour ceux qui dans la tradition recyclée de Saint Thomas ne croient que ce qu’ils voient. «Ce qui agit dans cette vallée ne s’attaque pas aux hommes mais agit sur le vivant dans son ensemble. C’est un phénomène physique, qui se produit à cet endroit, dans ces conditions-là», avance le cinéaste.
Sauf que les recherches des disparus assistées par prothèses high tech ne trouveront rien sur et dans les entrailles terrestres se révèleront frustrantes et infructueuses. On en vient alors à des hypothèses mystiques qui font verser la fable du côté des mythes de la Genèse et de l’Apocalypse confondus. Celui qui a planté les arbres, les bêtes et les hommes est venu les reprendre. Une approche défendue par un adolescent afghan interrogé rudement et voyant son père humilié et menacé d’exécution sommaire, puis relayée par un volontaire français angoissé par ce qu’il ne peut comprendre.
L’opus aurait pu se diriger vers les atmosphères singulières, paysagères et prégnantes de maîtres français contemporains du contemplatif hanté à dimension parfois fantastique et de l’étrange sur fond de situation conflictuelle entre la vie et la morgue que sont Claire Denis (Beau Travail), Romain Campillo (Les Revenants), Philippe Grandrieux (Sombre, La Vie nouvelle), John Schank (L’Hiver dernier) ou du Belge Bruno Dumont (Flandres). Or Ni le ciel ni la terre demeure parfois en surface, ne prenant pas pleinement le soin de sonder et travailler ces temps suspendus et incertains.
Puzzle stylistique
Le filmage alterne, lui, plans larges sur les étendues désertiques, et les images caméra à l’épaule collant à l’accrochage guerrier dans le style jadis du consensuel et surévalué Platoon d’Oliver Stone. Plus probablement de la prise d’otages et le massacre de la grotte d’Ouvéa par le controversé L’Ordre et la morale signé Mathieu Kassovitz ou récemment The Search de Michel Hazanavicius, regards croisés sur le premier conflit russo-tchétchène refigurant le tremblé des images documentaires pour les combats.
A la fin de l’opus, Antarès Bonassieu écrit donc un courriel à la femme d’un soldat porté manquant: «Je ne disparais pas, je m’absente», confie-t-il en voix off. « Cette femme permet de libérer la parole d’Antarès. Avec elle, pour elle, il se met à nommer les choses. Ce qui n’existe pas n’a pas de mot ? C’est justement l’histoire du langage : arriver à nommer l’invisible », souligne le cinéaste. Qui ajoute: «Son discours est teinté de christianisme mais pas entièrement. Il y est question d’un autre monde qui accompagne le monde. D’où le titre du film: Ni le ciel ni la terre. Au fond, je ne sais pas si son acte envers cette femme est beau ou monstrueux. Il est je crois comme toute croyance: une fiction consolatrice – peut-être un mensonge – et en même temps il donne un sens au monde.»
Le twist final semble surtout ici entériner le caractère complexe du programme scénaristique qui substitue à un basculement fantastique une résolution forcée et mise en scène ancrée dans un réel marqué par l’acte de substitution de vrais corps portés disparus par des cadavres d’animaux scellés dans des housses mortuaires. Un réel d’abord éthéré (le ballet fantomatique des signatures thermiques des corps), mais qui n’en demeure pas moins vierge de manifestations surnaturelles repérables – pas d’apparitions spectrales, d’extra-terrestres ou de créatures. Il n’est par conséquent pas interdit, de voir en Ni le ciel ni la terre un intéressant «exercice» filmique. En refusant que le fantastique dissolve les frontières du réel pour mieux redessiner les lignes de nos chagrins et pertes, le réalisateur remet sur le métier l’une des plus élémentaires énigmes du cinéma : qui, de l’ordinaire ou de l’extraordinaire, aura le fin mot de l’histoire ?
On attend avec impatience d’autres films sur les corps expéditionnaires militaires occidentaux engagés au nom de la guerre perpétuelle contre le terrorisme en Afghanistan. Leur mission de gagner les cœurs et les esprits s’est transformée en bourbier, guerre technologique démesurée, désastre humain et humanitaire ainsi que retrait sur fond d’échec.
Bertrand Tappolet
Ni le ciel ni la terre. Cinéma Spoutnik, Genève. Me 28 octobre à 20h30. Rens. : www.spoutnik.ch. Ve 23 octobre à 19h, sa 24 octobre 18h30 et sa 31 octobre à 16h30 au CityClub à Pully. Rens. : www.cityclubpully.ch