Malgré leur supériorité technologique, leur arrogance et l’asymétrie des forces en présence, le contrôle très relatif de la situation et d’une région vient à échapper aux soldats français. Ils sont progressivement plongés dans une impasse irrationnelle et une sorte d’abîme infinie. Interview avec l’artiste contemporain et réalisateur Clément Cogitore né à Colmar en 1983 et formé à l’Ecole supérieure des arts décoratifs de Strasbourg et au Fresnoy-Studio national des arts contemporains. Dans son travail artistique il recourt à l’art vidéo, la photographie plasticienne, l’installation et la performance. Son premier long-métrage « Ni le ciel ni la terre », tourné au Maroc, a été sélectionné à la Semaine de la critique du dernier Festival de Cannes.
Deux moments sont impliqués par le terme « disparition » : celui pendant lequel se produit la disparition (désintégration) et celui qui valide l’anéantissement total et définitif (la non-existence). Comment abordez-vous cette thématique de la disparation ?
Clément Cogitore : Le film part notamment de cas de disparus recherchés en France par voies d’affiches ou d’annonces. Mais aussi d’un verset du Coran: «Ni le ciel ni la terre ne les pleurèrent et ils n’eurent aucun délai». J’ai souhaité réalisé un thriller métaphysique pour évoquer la disparition, aborder le deuil par l’irrationnel et le fantastique.
D’où ce désir d’un contexte guerrier qui utilise les nouvelles technologies. Des caméras thermiques ou images satellites qui sont considérées comme un infaillible système de repérage et d’assertion/confirmation du réel censées permettre une restitution exacte des corps et du paysage par l’image. Or les cas révélés notamment par Wikileaks en Irak ou Afghanistan tendent aussi à mettre en crise cette toute puissance accordée à l’image pour traduire une réalité.
Ainsi des caméras embarquées sur des hélicoptères ou un pilote de drone depuis une base arrière aux Etats-Unis repèrent des gens qui tirent l’air et sont en train de saluer un mariage, les prennent pour cibles et les détruisant par frappes aériennes. Comment le processus de la disparition, de ce manque, peut-il survenir dans un tel dispositif et face à une communauté humaine ? Quels enjeux cela soulève-t-il ? La manière dont nous faisons la guerre témoigne de ce que nous sommes.
Et pour le deuil, autre dimension essentielle de votre réalisation ?
Les endeuillés ou ceux qui manifestent le besoin de vivre avec les quatre soldats qui ne sont plus, manifestent le besoin de vivre avec l’absence, le silence et de construire le souvenir des morts. Ce qui est singulier, c’est cette tentative d’un fantassin apeuré de témoigner d’une sorte de cosmogonie à l’envers, Celui (Dieu n’est pas explicitement nommé) qui aurait déposé les hommes et les animaux sur terre viendraient les reprendre un à un dans cette région frontière.
Un phénomène qui par contagion progressive serait appelé à toucher le monde entier selon ce militaire. Cette réalité n’a peut-être pas de sens, mais ces soldats ne sont pas des ethnologues ou des philosophes. Ils ont été envoyés là pour «sécuriser» une zone et se retrouvent à affronter un ennemi invisible et non identifié qui est peut-être un monstre intérieur et intime.
C’est autour de cette question du rapport au corps défunt qui peut être présent, absent ou reconstitué avec des éléments ne lui appartenant pas dans le cercueil que tourne aussi le film. La question de la place laissée à la mort, aux cérémonies funèbres, au deuil des survivants est aussi une quête de sens qui peut être parfaitement inaboutie, perpétuelle et frustrante.
Il y a un aspect très primitif, archaïque dans la situation conflictuelle décrite.
Par certains éléments comme le camp retranché vu comme un fort militaire depuis le lointain et le harnachement des fantassins, il y a le souhait de rappeler que la guerre ramène à un état archaïque, médiéval, pouvant rappeler notamment les chevaliers en armure.
Le quotidien d’une occupation se traduit aussi par un régime de coercition que le Capitaine Antarès Bonassieu assume en utilisant des menaces tant verbales que physiques auprès de villageois interrogés alors qu’il tente de retrouver ses soldats volatilisés dans la nature et dont ils soupçonnent les villageois puis les Talibans de les avoir enlevés et séquestrés.
Pour la musique, vous optez pour une grande diversité comme votre scénario qui jongle avec les genres de récit, du polar mystique au documentaire brut en passant par le cinéma fantastique et d’horreur.
La colonne sonore dépasse la composition électronique qu’elle soit techno comme un mur sonore dans une rave improvisée par un soldat ou atmosphérique. Il y a aussi un Prélude en si mineur de Bach qui se situe au début du film. Sans oublier la musique sacrée et médiévale. Ainsi Le Chant des sibylles, qui dans la Grèce antique correspond au chant des oracles interprété par les femmes lors des séances de divination. Il est encore chanté aujourd’hui en Andalousie. Ce chant méditatif a donc rencontré des croyances différentes.
Quel regard porte le film sur le soufisme ?
Dans Ni le ciel ni la terre il n’est pas question de religion mais de sentiment du sacré, c’est-à-dire de rapport à une transcendance qui peut passer par la transe ou à l’invisible. Le Capitaine assiste à une cérémonie soufie. Parce qu’elle prône un islam tolérant, spirituel, basé sur une relation directe de l’individu au divin, cette branche très libre de l’Islam est depuis la montée de l’islam radical une des premières victimes de Daech. De ce point de vue la situation a évolué depuis l’écriture du film en 2010 et l’affirmation ultérieure de Daech. L’Etat islamique s’attaque en priorité à cette mystique soufie considérée comme une branche déviante de l’Islam à combattre et à détruire.
Le «bourbier afghan», lui, rejoint l’enlisement en Syrie. Quoi que fassent les Occidentaux, bombarder, engager des troupes au sol ou ne pas intervenir, la solution militaire mise en avant ne semble jamais «la bonne». Il faut dire que les contradictions des puissances de l’Otan sont nombreuses. Je n’ai néanmoins pas voulu juger la section des soldats dont on suit l’évolution dans le film, ni réaliser un long métrage à dimension géopolitique et analytique.
Parlez-nous du personnage principal, le Capitaine Antarès Bonassieu.
C’est un fervent rationaliste. Coute que coute, il va tenter de mener à bien sa mission de contrôle et de surveillance dans une vallée étrange où se déroule des événements qu’il ne pourra expliquer ni résoudre. Imbu de sa personne et de la supériorité que lui confèrent la technologie et l’armement occidental, il a une mentalité que l’on pourrait dire colonialiste et parfois condescendante envers les populations locales. De fait, il refuse de dédommager un berger ayant perdu son mouton mort dans les barbelés suite à un tir de sommation ordonné par l’officier français.
Dans cette vallée au quotidien bouleversé, il va donc se métamorphoser en être brutal et manipulateur pour tenter vainement de retrouver ses hommes. Une des versions du scénario développait bien davantage la chaîne de commandement dans laquelle ce militaire s’insère d’ordinaire. Mais le choix final s’est concentré sur les interrogations et doutes traversés par le seul groupe de soldats dont l’histoire peut être considérée comme une allégorie d’une situation guerrière perturbée par des manifestations incertaines et inexpliquées. Pour les systèmes de croyances qui dialoguent ou se confrontent entre Orient et Occident, on peut avancer qu’il existe un fond commun entre ces aires culturelles et géographiques.
Le courriel final de l’officier à la compagne d’un soldat disparu et qui vient d’accoucher est un échange essentiel avec cet être du dehors qui sera dépositaire d’une forme de testament où le militaire annonce disparaître, s’absenter dans un monde parallèle au notre, sans autre forme de précision.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Ni le ciel ni la terre. Cinéma Spoutnik, Genève. Me 28 octobre à 20h30. Rens. : www.spoutnik.ch. Ve 23 octobre à 19h, sa 24 octobre 18h30 et sa 31 octobre à 16h30 au CityClub à Pully. Rens. : www.cityclubpully.ch