Les paradis fiscaux sont discrètement partis à la conquête de monde. Les articles et les rapports de plus en plus nombreux sur ce sujet si mal compris sont en général illustrés par des images de plages bordées de palmiers. Est-ce bien à cela que ressemblent les paradis fiscaux ? Du Delaware à Jersey, des îles Vierges britanniques à la City de Londres, Paolo Woods et Gabriele Galimberti nous font découvrir un monde secret très différent de ce que nous nous plaisons le plus souvent à imaginer.
Pendant plus de deux ans, les deux photographes ont voyagé dans les centres offshore qui incarnent l’évasion fiscale, le secret, et l’extrême richesse, guidés par une unique obsession : traduire en images ces sujets pour le moins immatériels.
Ils ont réellement créé une entreprise, judicieusement nommée The Heavens, dont le siège social se situe dans le même bâtiment qu’Apple, la Bank of America, Coca-Cola, Google, Wal-Mart, et 285 000 autres entreprises. Les paradis fiscaux ne sont pas une excentricité exotique mais bien un instrument structurel de l’économie mondialisée. Ils nous confrontent aux problèmes moraux les plus fondamentaux et interrogent les relations qu’entretiennent public et privé, entreprises et États, riches et pauvres. Rencontre avec le photographe Paolo Woods, pour qui la photographie est un moyen d’investigation à la fois humain, social, historique et géopolitique.
Quel a été votre désir de départ pour réaliser avec Gabriele Galimberti cette enquête et plongée photographiques au cœur des paradis fiscaux ?
Paolo Woods : C’est un problème d’image qui nous a guidés dans ce travail. Comprendre ce qu’est une optimisation fiscale est une tâche ardue et il faut la traduire en images L’image a cette capacité extraordinaire de rendre une réalité plus présente voire préhensible. Si l’on a mis ainsi en lumière les horreurs des guerres, les crimes contre l’humanité ou environnementaux, pourquoi ne pas le réaliser et l’illustrer avec la finance ? Or ces réalités ne sont par essence pas photogéniques, défi que nous avons souhaité relever au fil de trois ans de prospection.
On est ici entre le visible et l’invisible en traitant essentiellement de l’immatériel. Comment donner une image à ce qui n’en a pas ou se refuse à une certaine image ? Vous dites avoir emprunté les codes photographiques des milieux investigués.
La première étape se tient en décembre 2012 aux Îles Caïman où l’une des premières photos fut celle de cette démonstration de sport aquatique comme image allégorique de la gravité zéro liée à l’optimisation fiscale. Ainsi nous avons utilisé des métaphores iconiques pour rendre visible un phénomène qui l’est peu. Soit documenter les lieux, de Singapour à Panama où se déroulent ces processus de défiscalisation dans leur banalité.
Mais aussi utiliser le langage de la communication que mobilisent les produits et prestations financiers pour attirer des clients : les gens extérieurs de richesse, les privilèges, le prestige social. Nous avons ainsi empruntés les codes visuels des communicants internationaux les plus en vue qui ont assuré la corporate identity, l’image de marque de HSBC, Ikea, Pepsi ou Coca, quelques-unes des nombreuses sociétés ayant recours aux paradis fiscaux par des opérations qui sont encore légales de nos jours.
Comment avez-vous ouvert votre société dans un paradis offshore : The Heavens LLC ?
Dans l’Etat du Delaware, on ouvre une compagnie aussi facilement que l’on achète un Big Mac. Mais faire de l’optimisation fiscale avancée si vous êtes une compagnie produisant en France ou en Italie par exemple, c’est plus compliqué. Le co-auteur de ce travail photographique, Gabriele Galimberti continue à payer 50% d’impôts sur son revenu. Une multinationale peut se servir du Luxembourg pour être défiscalisée. Mais c’est hors de portée d’un petit libraire. C’est un système pensé, géré pour des grandes fortunes, multinationales ou individus. Ainsi cette photo cadre une magnifique villa qui coute 13 millions de dollars et est sise aux Iles Jersey. Si vous achetez cette demeure, vous gagnez automatiquement le droit de résidence.
Une citation du livre est signée du Dr No, le méchant machiavélique de James Bond qui s’interroge sous la plume de Ian Fleming: «Comment ai-je acquis tant de pouvoir, tant de souveraineté? Parce que tout est secret, parce que personne ne sait rien, parce que je n’ai de comptes à rendre à personne.»
Il existe un lien fort et avéré entre le crime organisé et les paradis fiscaux, sur la base du manque de transparence. Ainsi au Panama, paradis fiscal, le crime organisé nettoie son argent sale selon un avocat spécialisé que nous avons rencontré. Je reste néanmoins optimiste. Ce travail d’investigations avec d’autres menés sur le Luxleaks et le scandale HSBC participent à mieux faire comprendre des flux et un système complexes.
Le problème peut notamment se concentrer autour de ce que l’on appelle les « Big Four », ces comptables de l’ombre dont les noms apparaissent régulièrement en lien avec les paradis offshore. KPMG, Ernst & Young, Deloitte et PwC sont les quatre principaux géants de l’audit. Méconnus du grand public, ces « Big Four » conseillent gouvernements et multinationales, font la loi dans les paradis fiscaux et tissent leur toile dans les instances internationales. Leur chiffre d’affaires : 90 milliards d’euros. Ces « Big Four » constituent l’épine dorsale d’un système où à la fois ils s’occupent des compte des entreprises qui veulent échapper à l’impôt et de conseiller le gouvernement dans le domaine législatif.
Or c’est un employé de PwC qui risque six ans de prisons pour avoir été un élanceur d’alertes pour dévoiler ce que le Luxembourg de Jean-Claude Junker aujourd’hui Président de la Commission européenne faisait pour des compagnies multinationales en matière d’optimisation fiscale. Ancien architecte des paradis fiscaux, Junker dit aujourd’hui à la Grèce que leurs citoyens doivent absolument s’acquitter des taxes et impôts. Face à l’absurdité de ce système, une société civile conscientisée peut contribuer à faire changer les choses.
Il y aussi les populistes comme le Premier Ministre anglais David Cameron qui affirmait en campagne électorale vouloir faire passer les multinationales et grandes compagnies venant se baser en Angleterre à la caisse. Une fois élu, il leur a fait encore plus de cadeaux fiscaux. Mais il me semble qu’un dégoût, une indignation et une volonté de lutter contre ces paradis fiscaux montent notamment du côté des PME en Europe.
Nicolas Shaxson met en cause la Suisse et sa place bancaire dans des opérations d’optimisation fiscale dans l’ouvrage Les Paradis. Rapport annuel.
Ce journaliste et écrivain anglais auteur du livre, « Les Paradis fiscaux. Enquête sur les ravages de la finance néolibérale », développe une approche « pro business ». Il a vécu en Suisse plusieurs années et a notamment travaillé dans le cadre du Financial Times. Pour lui, le danger des paradis fiscaux est lié au fait de fausser la concurrence et l’économie. La Suisse est un peu le grand-père des paradis fiscaux. Mais ce pays a été supplanté aujourd’hui par la City de Londres.
Si le scandale HSBC est notamment lié à sa branche helvétique, cette entreprise est mondialisée. Nous avions un récit édifiant d’un ancien employé d’une grande banque suisse qui ouvrait des comptes pour des Américains était au cœur du système. Il a été scarifié par sa banque lorsque la justice et l’administration étatsuniennes sont venues exiger des comptes. Mais actuellement en procès contre son ex-employeur, il nous demandé finalement de retirer son témoignage risquant gros selon lui. Le secret bancaire, lui, continue bel et bien d’exister avec nombre d’Etats africains notamment. Et le rôle de la Suisse comme paradis fiscal et lieu d’évasion fiscale reste important dans le cas des Pays en voie de développement.
« Les Paradis. Rapport annuel », Paris, Editions Deplire, 2015. Exposition aux Rencontres de la photographie, Arles, jusqu’ au 20 septembre. Catalogue aux Editions Actes Sud. Rens. : www.rencontres-arles.com. Pour aller plus loin : Nicolas Shaxson, « Les Paradis fiscaux. Enquête sur les ravages de la finance néolibérale », Paris, Versaille, 2012