Avant d’être une figure emblématique des coloristes américains des années 1970, Stephen Shore sillonne les vastes paysages des États-Unis. Immortalisés dans ses séries « American Surfaces » (« Surfaces américaines ») et « Uncommon Places » (« Lieux extraordinaires »), ces « lieux extraordinaires » recoupent les « espaces les plus prosaïques (parkings, routes secondaires, architecture vernaculaire) qui sont devenus au fil du temps de « véritables lieux communs de la photographie contemporaine », souligne Marta Dahó, Commissaire de l’exposition et spécialiste du photographe américain. L’exposition et l’ouvrage sobrement intitulés « Stephen Shore » montrent notamment comment le travail de cette homme d’images incarne les relations qu’entretiennent le monde de l’art et la photographie depuis 1965.
Journal visuel à travers un pays
Alors que dévoilant une situation d’attente contemplative, comme dans un temps suspendu, une piscine de Tempa en Floride avec le corps balise d’une ado de dos peut faire écho aux compositions du peintre et photographe David Hockney, la chambre 125 d’un motel à Idaho Falls (1973) semble ramener à l’univers en mode désertification intime d’Edward Hopper. Le regardeur se trouve intégré dans l’image « flottant entre les pieds du photographe, le téléviseur et la fenêtre. Nous ne voyons pas le dehors, mais la tv révèle pour partie ce hors champ. C’est une invitation à suivre Shore au fil de son Odyssée particulière à travers l’Amérique, mais aussi dans ses réflexions concernant la photographie, pas seulement en tant que medium, mais aussi en tant qu’outil de communication et d’interprétation de la société. »
Stephen Shore a débuté la photographie dès l’enfance à la lecture du livre que lui offre son père à l’âge de dix ans, American Photographs de Walker Evans (1903-1975), figure marquante tant dans l’histoire de la photographie que pour l’histoire sociale. Il est l’un des seuls photographes à fréquenter régulièrement la Factory du pape du pop art, Andy Warhol, de 1965 à 1967. Il réalise alors des photos en noir et blanc de cet underground new yorkais. Le New Yorkais place au centre de sa recherche ce qu’il nomme des « signes d’indifférence », une distanciation affirmée par rapport aux modèles photographiés, une recherche de la banalité et de détails.
A 17 ans, Shore fait donc la connaissance d’Andy Warhol dont il devient un familier au point de devenir membre de la Factory new-yorkaise. Il est l’un des rares photographes à se trouver immergé durant un an dans la scène du Pop Art. « L’ambition de Shore, qui était de se faire un nom dans l’histoire de la photographie ne se réalisera toutefois que plus tard lorsqu’à partir de 1972, il entreprend de passer à la photographie couleur, que le public considérait jusque-là comme non artistique et plutôt publicitaire1. Nous sommes à l’époque du Pop Art et du réalisme photographique dans les Beaux-Arts si bien que sa photographie se tourne naturellement vers l’énonciation d’une banalité américaine alors négligée : banlieues anonymes, magasins, parkings, carrefours sans intérêt, ustensiles de la vie ordinaire. Il quitte New York avec un ami pour Amarillo, au Texas, vers l’Ouest… Fasciné par les paysages qu’il voit défiler, il décide de continuer l’aventure en solitaire et part découvrir le pays équipé d’un Rollei 35 », relève le théoricien de l’image Henri Peyre.
Si le travail photographique de Shore rejoint le temps des initiateurs de la photographie à la fin du 19e siècle, il anticipe sur la vogue actuelle de la photographie dite conceptuelle qui se concentre sur le banal, le vernaculaire. Son approche se singularise notamment par l’extrême qualité de la couleur et le soin apporté à la composition de l’image. Aux yeux d’Henri Peyre, « les grands voyages peuvent aussi être lus autrement, comme des tentatives de sortir enfin des influences d’Andy Warhol, du mouvement du Pop Art, des écrits de Jack Kerouac et des films de la Beat Generation (Easy Rider), des conceptuels et des documentaristes travaillant par séries, comme Bernd et Hilla Becher, des travaux topologiques de Lewis Baltz, de Robert Adams. (C’est avec ces photographes qu’il expose en 1975 dans « New Topographics »), de toute cette culture dans laquelle il était tombé trop tôt et trop petit. Fuir le milieu culturel qui vous a mangé demande de bien grands voyages. En opposant dès lors la médiocrité du sujet à la pertinence de la couleur et de la composition, Shore prenait cette fois une voie intéressante, introduisant une tension proprement artistique dans sa photographie : à sujet banal traitement exagérément raffiné. »
En 2004, Stephen Shore déclare sur ce voyage : « J’enregistrais ma vie. C’était le journal visuel d’un voyage à travers le pays. Quand j’ai commencé ce périple, j’avais beaucoup d’idées sur ce que j’allais faire. Je ne voulais pas faire d’instants décisifs. Cartier-Bresson avait forgé cette expression pour désigner certaines rencontres visuelles exceptionnelles, mais j’étais plus intéressé par la banalité. Je voulais rester visuellement conscient au fur et à mesure que la journée avançait. »
Large palette d’expressions
Marta Dahó rappelle que le plus grand photographe historique américain vivant a débuté par une démarche conceptuelle parfois proche du Land Art. De nature scientifique, « son travail est fondamental par la façon dont il prend conscience des langages photographiques qu’il utilise et de leur tradition ; tout comme un écrivain sachant que chaque mot a une histoire étymologique et que son sens change selon les époques et les contextes dans lesquels ils sont utilisés ». Elle Ainsi, le fait d’utiliser la chambre 20 x 25 avec un film couleur et « un style documentaire dans la lignée de Walker Evans dans les années 70, c’est-à-dire avec une distanciation envers des démarches davantage tournées vers « l’instant décisif » ou la présence subjective de l’auteur, auxquelles Shore n’adhérait pas, lui a permis de nouvelles réflexions sur la façon dont la photographie conditionne et façonne notre manière de voir et de comprendre ».
Shore voyage en Ukraine de 2012 à 2013 et témoigne de réalités liées à la présence juive. Ses photos montrent « certains des derniers survivants de l’Holocauste qui, en raison de leur origine, se sont trouvés pris entre leur passé en tant que Juifs et ce qu’ils ont dû affronter sous le régime stalinien. Elles racontent une vie dans les brèches les plus profondes de l’histoire. L’approche de Shore ne prête pas à dramatiser. Il y a dans son regard la même curiosité attentive à chaque détail de la vie de ces personnes et de leur milieu que celle à pour la vie contemplée dans les Uncommon Places. » Le photographe s’intéresse notamment aux survivants de l’Holocauste en Europe orientale qui ont fui vers l’Est pour échapper aux exécutions. Une fondation les aide à survivre alors qu’ils sont aujourd’hui âgés entre 80 et 90 ans voire au-delà. S’ils sont aujourd’hui 1500 à être aidés, « dans cinq ans, il n’y en aura peut-être plus que dix ou vingt », selon Shore.
Il conclut : « Avoir été en Ukraine a été une expérience très forte, mais je ne sais pas si c’était parce que j’y avais ces liens familiaux (son grand-père paternel avait émigré d’Ukraine dans les années 1890, ndr) ou à cause de l’histoire locale. J’ai lu l’extraordinaire livre de Timothy Snyder, Terres de sang, qui raconte l’histoire de la Pologne et de l’Europe de l’Est entre 1930 et 1950. De Staline à Hitler et de Hitler à Staline… Ce qu’a traversé l’Ukraine est inimaginable. Mais si ce pays a enduré tout ça, c’est en partie à cause de la richesse de son sol. Le plus riche que j’aie jamais vu, presque noir. Rouler à travers l’Ukraine, c’est comme traverser l’Iowa, des champs de maïs, de tournesols s’étendent à perte de vécue. Ils étaient convoités par tout le monde : Staline pour nourrir toute l’Union soviétique, Hitler pour remplacer les Ukrainiens par des fermiers allemands. »
Bertrand Tappolet
Catalogue Stephen Shore, Ed. Xavier Barral, 2014. Exposition Stephen Shore. Jusqu’au 20 septembre, Rencontres de la photographie, Arles. Rens. : www.rencontres-arles.com