D’Ikea à Google en passant par Skype, Coca-Cola ou Gillette, les multinationales minent par leur recours massif aux paradis fiscaux l’ensemble des sociétés humaines et l’avenir d’Etats souvent complices. Le Paradis. Rapport annuel (série photographique The Heavens) est une étude photographique et journalistique unique à ce jour. Elle révèle la complexité et l’ampleur d’un phénomène, dont la mise au pas de la Grèce n’est qu’une conséquence catastrophique parmi d’autres.
Réalisée par les photographes Paolo Woods et Gabriele Galimberti, l’étude pointe l’ampleur de ce mal qui menace les vies de milliards de personnes à travers le monde. Ainsi que les incroyables lacunes et mansuétudes des législations nationales et internationales envers les paradis fiscaux. Des Iles Caïmans, Iles Vierges britanniques, Singapour, Hong Kong et Londres à la Suisse en passant par les Etats-Unis, frappe l’ampleur de ces services aux sociétés multinationales et aux particuliers, dont le leader du groupe U2, pour leur optimisation fiscale.
Ces opérations ont un coût désastreux pour les collectivités et sociétés de par le monde. Le journaliste britannique d’investigation financière Nicolas Shaxson, qui a notamment écrit en 2012 Les paradis fiscaux. Enquête sur les ravages de la finance néolibérale signe le texte essentiel de l’enquête du livre Le Paradis. Rapport annuel sous le titre évocateur, « La Grande Evasion ». Si les photographes se sont heurtés à un nombre considérable de refus, ils ont toute de même pu rencontrer le Vice-Président de Dell ou la responsable de la City de Londres.
Un hold-up des multinationales, des complicités étatiques : le Luxleaks
C’est la salle la plus marquante de l’exposition et le passage le plus troublant du livre. Présenté comme des articles de luxe dans un catalogue de haut standing, les photos des produits des entreprises ayant recours à l’optimisation fiscale des paradis offshore : Cannette de Coca-Cola, lames rasoir de Gillette, logos de Google, Skype, Ikea… Toutes ces multinationales et grandes sociétés sont liées à l’un des plus gros scandales financiers en Europe, le Luxleaks.
En novembre 2014, la divulgation de dizaines de milliers de fichiers révélait tout un ensemble de régimes d’imposition au Luxembourg, « dans lesquels, selon les confidences d’un ancien inspecteur des finances britanniques spécialisé dans l’impôt sur les sociétés, on pourrait même découvrir « des crimes fiscaux de masse » à une échelle sans précédent, écrit Nicolas Shaxson.
Le journaliste anglais s’interroge dans Le Paradis… : « Quelles ont été les conséquences de ce scandale ? Aucune. Il n’y a ni enquête, ni plainte judiciaire en cours. En réalité, ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a bien une personne mise en examen pour son rôle dans cette énorme affaire, le courageux lanceur d’alerte : un jeune Français à lunettes de vingt-neuf ans, plutôt réservé, du nom d’Antoine Deltour (il risque une peine de six ans de prison, ndr.). Le véritable architecte de cette industrie de l’évasion fiscale au Luxembourg s’appelle Jean-Claude Juncker. Il est aujourd’hui président de la Commission européenne, et semble, actuellement, tout mettre en œuvre pour neutraliser les enquêtes sérieuses que pourrait susciter le scandale Luxleaks. »
Les récentes déclarations en trompe-l’œil de Junker sur la nécessité pour l’Europe de se répartir des quotas de réfugiés arrivés au nombre de 160’000 en Hongrie, Grèce et Italie, sont en grande partie un écran de fumée destiné à asseoir son autorité et sa légitimité alors que des voix fort rares pour l’heure appellent à la création d’une Commission d’enquête parlementaire où il serait auditionné pour répondre de ses actes dans le cadre du Luxleaks. Ancien Ministre des Finances luxembourgeois de 1999 à 2009, Junker se paie de mots : « Il est temps de faire preuve d’humanité et de dignité, a-t-il lancé le 9 septembre dernier. Nous avons les moyens d’aider ceux qui fuient la guerre. » Et les millions de victimes de l’industrie de l’évasion fiscale, dont il a été le maître d’œuvre au Luxembourg qui les aidera, les entendra ? Sera-t-il un jour jugé et condamné face à une culture de l’impunité qui gangrène l’Europe au plus haut niveau ? On peut en douter.
Si la dette grecque est aujourd’hui de 327 milliards de dollars, il existe 32’000 milliards de patrimoines financiers privés cachés dans les paradis fiscaux qui fleurissent des Iles Caïman à la City londonienne, de Singapour au Luxembourg. « Cette somme faramineuse générée notamment par des sociétés tels HSBC, Google, Skype, Facebook, Coca, Pepsi, Ikea, Gilette, Zara et le chanteur supposé altermondialiste Bono de U2 échappent, de manière souvent légale, à l’impôt. Il y a ici une osmose entre le privé et le public pour faire transiter ces capitaux pour le plus grand profit d’une minorité », explique le photoreporter Paolo Woods au Palais de l’Archevêché en juillet dernier.
Cet argent « échappe aux Etats et collectivités publiques, menaçant ainsi gravement la stabilité sociale et économique de nos sociétés », relève Paolo Woods. Sa passionnante investigation photographique menée avec Gabriele Galimberti multiplie ses angles d’approche. Elle est menée techniquement à la chambre sur deux ans et demi entre le visible (chambre-fortes, résidences de luxe, black-out à Panama depuis la piscine d’un hôtel de standing, sous-prolétariat travaillant à Honk Kong, personnalités et politiciens gravitant dans la constellation des paradis fiscaux, grandes fortunes et l’invisible de flux monétaires. « Cette économie parallèle ne met aucune huile dans les rouages du système économique mondialisé est erronée. Elle n’existe qu’au bénéfice exclusif notamment des grandes multinationales, mais pas de l’économie réelle », avance Paolo Woods.
L’ouvrage Le Paradis. Rapport annuel donne plusieurs exemples concrets, où il semble impossible à tout-e citoyen-ne d’échapper aux services de multinationales largement ou intégralement défiscalisées. Ainsi « Apple a transféré 74 milliards de dollars vers l’une de ses sociétés irlandaises entre 2009 et 2012, ce qui lui a garanti un taux d’imposition de 2%. Lors de son témoignage devant le sous-comité permanent aux investigations du Sénat américain en mai 2013, le directeur général d’Apple Inc., Tim Cook, avait simplement déclaré : « Apple ne recourt à aucune combine fiscale. » »
En cas d’achat sur le site en ligne Amazon qui a contraint à fermer des centaines de milliers de libraires sur la planète qui eux n’ont pas le choix et doivent payer impôts et taxes, le constat est éclairant pour le consommateur que nous sommes : « votre achat a sûrement été acheminé via un circuit compliqué de subterfuges comptables basés – seulement sur le papier, bien entendu – au grand-duché de Luxembourg, lieu choisi par Amazon pour y installer son siège européen, ce qui lui permet de réduire radicalement ses taux d’imposition un peu partout dans le monde. En 2011, Amazon a révélé que les services du fisc américain (l’IRS, Internal Revenue Service) lui réclamaient quelque 1,5 milliard d’arriérés d’impôts en lien étroit avec ses opérations au Luxembourg ; actuellement, la Commission européenne, le corps exécutif de l’Union européenne, enquête pour savoir si la société de vente en ligne américaine a reçu des aides d’État indues grâce au régime fiscal luxembourgeois. »
Noir café
Au sujet de la marque de café Starbucks, l’étude avance que selon l’agence de presse Reuters, cette multinationale « est la deuxième plus grande chaîne de cafés-restaurants au monde après McDonald’s. Entre 1998 et 2012, le groupe a ouvert 735 cafés au Royaume-Uni, et ses ventes ont représenté 4,8 milliards de dollars. Sur cette même période, selon BBC, Starbucks a payé moins de 1% d’impôt sur les sociétés dans le pays, de façon légale : il a notamment domicilié des filiales abritant des droits de propriété intellectuelle dans des paradis fiscaux, et ces filiales font payer l’utilisation de la marque aux cafés britanniques. Ainsi, d’un côté, Starbucks affirme aux investisseurs qu’il engrange des bénéfices au Royaume-Uni, et de l’autre, il déclare des pertes aux autorités fiscales. En dehors de la TVA, Starbucks ne s’acquitterait donc quasiment d’aucun impôt sur un capuccino médium vendu au Royaume-Uni. »
Le défi d’échapper à des sociétés impliquées dans l’optimisation fiscale est intenable : « Avez-vous, un moment ou un autre, fait appel aux services de n’importe laquelle des sociétés suivantes ? Les laboratoires Abbott, ABN Amro, AIG, Aviva, AXA, Barclays, Banco Bradesco, Bayerische Landesbank, BNP Paribas/Crédit Agricole, Black & Decker, British American Tobacco, Burberry, Citigroup, Commerzbank, Crédit Suisse, Deutsche Bank, E.ON Group, FedEx, Gazprom, General Electric, GlaxoSmithKline, International Flavours & Fragances, Ikea, HSBC, Heinz, JP Morgan, Lehman Brothers, LVMH, McGraw-Hill, Office Depot, Pepsi, Sinopec, Skype, Staples, Verizon, Vodafone, Volkswagen, ou Walt Disney ? », s’interroge Nicolas Shaxson dans Le Paradis… .
Les ravages des « Big Four »
Une image présente le siège londonien d’Ernest et Young, l’un des quatre géants de l’audit, dont les juristes ont rédigé les accords permettant aux multinationales d’esquiver le fisc. Selon un employé d’un de ces quatre mastodontes de l’audit ou « Big Four » « Les multinationales sont toutes clientes d’un Big Four, dans lequel travaillent des centaines de juristes. Elles disent à ces avocats : « Trouvez-moi un moyen de diminuer mon TEI (taux effectif d’imposition). » Les avocats rédigent un mémo, pour construire le meilleur montage possible. On joue avec les failles et les avantages offerts par les systèmes fiscaux de la planète. » Les méthodes d’« optimisation » fiscale ne manquent pas. Les plus connues sont les prix de transfert ou les prix auxquels les filiales d’une multinationale s’échangent des biens matériels (marchandises) ou immatériels (brevets…).
Ces prix de transfert permettent aux multinationales de jouer avec la localisation de leurs profits, pour payer le moins d’impôts possible grâce aux différences entre taux de taxation de chaque pays. Ces « Big Four » qui ont une responsabilité écrasante dans ce système de paradis fiscaux n’aiment pas du tout la presse. Nous avons pu néanmoins accéder à leur siège londonien et leur hall d’entrée. Il y a un énorme panneau où défilent des mots d’ordre affirmant une image faite de détermination, de force économique et de moralité », ce dont cette étude d’audit semble pour le moins dépourvue. Il est à signaler que la BBC n’a jamais produit un seul reportage sur ce phénomène. L’enquête produite par les deux photographes a néanmoins reçu le soutien significatif sur quatre ans de plusieurs médias, Géo en France, Internazionale en Italie et un organe de presse allemand.
Afin de témoigner de la dématérialisation des flux d’argent rattachés aux paradis fiscaux, un instantané cadre un cadre un technicien au travail sur le serveur informatique haute capacité C 5 à Guernesey. « Dans les Îles britanniques sont basées des entreprises qui gèrent les paris en ligne pour des raisons d’optimisation fiscale. » Nous sommes sur l’île anglo-normande d’Alderney. La légende de la photo affirme que « l’absence de taxes sur les jeux d’argent et les sociétés rend Alderney particulièrement attrayante aux yeux des entreprises de paris en ligne. Parmi ces dernières, on trouve le tristement célèbre Full Tilt Poker, accusé par le département de la Justice américain d’avoir escroqué des joueurs de poker en ligne pour plus de 300 millions de dollars en 2011 ».
Les paradis fiscaux. Aux sources de la crise économique mondiale
Elle est accompagnée d’un passionnant catalogue, Le Paradis. Rapport annuel avec des contributions de spécialistes qui en font à ce jour l’ouvrage le plus complet et accessible à un large public sur un phénomène souvent lié à la criminalité organisée et à la corruption. On y lit en préambule : « Nombreux sont ceux qui ont la désagréable impression que l’économie mondiale a comme dérapé, sans toutefois parvenir à déterminer l’origine du problème. Lorsque vous aurez compris comment fonctionnent les paradis fiscaux, vous aurez peut-être un début de réponse à vos interrogations. »
Plusieurs images rendent compte des réalités à Singapour, dont celles prises au port franc. Le port franc est situé à l’aéroport et construit sur le même modèle qu’à Genève. « C’est un no man’s land où sommeillent entre autres des toiles de maître comme Picasso. Originaire de Florence, un employé de ce lieu m’a déclaré que le Port franc de Singapour comptait davantage d’œuvres d’art qu’à la Galerie des Offices ». Ce Musée est l’un des patrimoines artistiques les plus anciens et les fameux. Sur 8000 m2, il offre la plus belle collection au monde de peintures italiennes et des œuvres de tous les grands maîtres européens, d’Albrecht Dürer à Francisco de Goya. Et en lingots d’or, cet endroit contiendrait « plus de 10 milliards de dollars ».
Une photo montre « Tony Reynard et Christian Pauli, dans l’une des salles des coffres haut sécurité du port franc de Singapour. M. Reynard est le président du port franc et M. Pauli, le directeur général de Fine Art Logistics NLC, qui, en plus de Singapour, a également des coffres à Genève, à Monaco et au Luxembourg. Le port franc de Singapour – dessiné, conçu et financé par des hommes d’affaire suisses – est l’un des plus vastes au monde à accueillir des coffres-forts ultrasécurisés. Y sont entreposés des œuvres d’art, de l’or et de l’argent liquide, dont la valeur s’élève à plusieurs milliards de dollars. Située tout près des pistes de l’aéroport de Singapour cette zone franche est un no man’s land fiscal où individus et sociétés peuvent stocker des objets de valeur en toute confidentialité, hors de portée des autorités fiscales. »
La Suisse en ligne de mire
Dans l’une des études, on découvre ces lignes qui résonnent de manière singulière alors que le tandem franco-allemand a mis la Grèce d’Alexis Tsiparas à genoux : « La Suisse et le Luxembourg sont vigoureusement soutenus par les élites françaises et allemandes… la Suisse elle-même, le plus vieux des paradis fiscaux mondiaux, est depuis des décennies, des siècles même, un projet aussi informel qu’essentiel mené par les élites européennes. »
En 2011, lorsque le FMI trace les grandes lignes de la contagion financière mondiale après la période particulièrement dure de la crise grecque, il met en évidence les pays à l’origine de toutes les difficultés : presque tous sont des paradis fiscaux classiques, servant de plateformes ou de nœuds de transmission pour d’importants flux d’argent rapides souvent déstabilisants, vers le monde entier.
Pour plusieurs ONG, il s’agit de « crimes fiscaux de masse contre l’humanité ». Pourquoi les citoyens ne se révoltent-ils pas contre cet état de fait qui voit Junker en Europe compromis dans le Luxleaks et les Etats-Unis qui abritent au Delaware une machine à créer de l’évasion fiscale, tout en multipliant les déclarations contre ces paradis prudentiels ? Face à cette menace immédiate et d’une ampleur inconnue dans l’histoire de l’humanité, une prise de conscience ainsi que des actions concrètes tant sur le plan législatif, économique, politique et social que citoyen peinent à voir le jour et à s’affirmer.
Les deux photographes Paulo Woods et Gabriele Galimberti, eux, sont allés au Delaware. Ils ont opté pour un siège spécialisé dans l’optimisation fiscale qui « est celui-là même qui abrite Apple, Bank of America, Coca-Cola, General Electric, Google, Wal-Mart, entre autres 285 000 entreprises. » Là ils s’acquittent des frais d’inscription sans présenter de cartes d’identité et paraphent un simple morceau de papier. Voilà comment leur société défiscalisée THE HEAVENS LLC est née. « Nous étions désormais propriétaires d’une société domiciliée dans un paradis fiscal », note Paolo Woods. Futurologue à ses heures, l’économiste et haut fonctionnaire français Jacques Attali prédit qu’en 2050, le monde sera divisé entre ceux qui ne paient d’impôts et ceux qui ne peuvent plus en payer. Les conséquences pour le moins chaotiques, elles, tout le monde peut déjà les pressentir.
Les Paradis. Rapport annuel, Paris, Editions Deplire, 2015. Exposition aux Rencontres de la photographie, Arles, jusqu’ au 20 septembre. Catalogue aux Editions Actes Sud. Rens. : www.rencontres-arles.com. Pour aller plus loin : Nicolas Shaxson, Les Paradis fiscaux. Enquête sur les ravages de la finance néolibérale, Paris, Versaille, 2012