Il fait gris, très gris même aujourd’hui à Milan. La pluie est annoncée pour cet après-midi. Je suis prévenue, le site de l’Expo 2015 n’est pas terminé et en plus il est venteux, pulls et imperméables sont donc de mise! Contrôles de sécurité avec portiques comme dans les aéroports, une foule d’agents, beaucoup de stress de part et d’autre, pourvu que mon badge fonctionne. J’y suis! Effectivement, la première impression est que cela n’est pas prêt. Camions poubelles, balais-brosses et agents de nettoyage s’affairent autour de tas de gravats. Tout le monde le sait, le chantier est en retard et certains pavillons ne sont pas encore terminés. Après des scandales de corruption, l’interférence de la Mafia, avec qui les responsables de pavillon ont dû accepter ou décliner de collaborer – de façon officielle –, ce sont les nouveaux badges des personnes qui travaillent sur le site qui n’ont pas tous été distribués. Pour Joseph, qui a déjà officié sur plusieurs expositions universelles, celle-ci est de loin «la pire. On n’a jamais vu une telle organisation, on écoutait nos demandes et puis rien ne se passait. On voulait nous faire payer 3 fois plus cher pour tout, on ne nous a pas laissé le choix que de nous débrouiller.» Par exemple, chaque pavillon devait avoir une surface d’espace vert équivalente à 50% de sa surface totale. «Alors, tout le monde plante et puis on nous explique qu’il n’y a pas d’eau». Et en effet, les plantes l’ont eu un peu dur jusqu’à son arrivée.
Pourtant, malgré les scandales, les contestations et le mauvais temps (il pleut maintenant des trombes d’eau!), le public est au rendez-vous et le «Decumano», allée principale de l’exposition, rebaptisé «World Avenue», se remplit de familles, d’hommes d’affaires, de journalistes, de visiteurs de prestige comme Matteo Renzi et de personnes en costumes traditionnels.
Un «supermarché responsable»
Commençons donc cette découverte. Au hasard, mes pas se dirigent vers le pavillon suisse qui a tant défrayé la chronique. Quatre tours représentant des silos contenant chacune une pièce tapissée du sol au plafond sur un thème: le café, les pommes, le sel et l’eau, qui représentent la Confédération au niveau alimentaire sur le plan international.
Le jeune homme qui accueille les visiteurs annonce que nous sommes dans un «supermarché responsable», c’est-à-dire que, «comme au supermarché», tout un chacun peut prendre ce qu’il souhaite, sauf qu’ici c’est gratuit. On nous demande toutefois d’être attentifs au fait qu’il faut prendre selon ses besoins car les bacs ne seront pas alimentés et si tout le monde prend trop, certaines personnes n’auront rien. Le principe n’est pas idiot, mais est-ce que ça marche? Dans la première pièce, ce sont des dosettes de Nescafé qui sont exhibées, personne ne se remplit les poches, viennent ensuite des tranches de pommes séchées sous cellophane, là encore ce n’est pas la ruée. Par contre, les petits cubes bleus au logo de l’Expo sur lesquels il est écrit «Sel», sont nettement plus tentants, et les poches se remplissent. Le sel appelant l’eau, tout le monde, en arrivant dans la pièce consacrée à cet élément, prend un gobelet en plastique et boit avidement. D’autres en profitent pour remplir leurs bouteilles plastiques et je constate que le concept du partage semble avoir disparu des écrans radars. Est-ce parce que l’eau nous est vitale ou parce que la recommandation de modération est sortie de la tête des visiteurs? Pourtant, un panneau indique clairement le décompte des litres, gobelet après gobelet.
Je continue la visite et me dirige vers l’exposition «Good food, good life» organisée par Nestlé. Des panneaux interactifs commencent par expliquer que les deux premières années de la vie conditionnent la relation des êtres humains à la nourriture. Des jeux interactifs vous «apprennent» comment équilibrer votre assiette et que pour être en forme il faut faire du sport, boire plus d’un litre et demi d’eau par jour et manger des fruits et des légumes. Que de révélations! Je suis contente d’être venue. Je m’inscris à la gym dès mon retour! A la sortie, je m’interroge quand même sur la crédibilité de ce grand groupe qui, me semble-t-il, ne manufacture pas que des produits sains et qui mène une politique agressive dans de nombreux pays, comme aux Etats-Unis, au Pakistan ou au Nigeria, pour s’approprier des sources d’eau, privant ainsi les populations locales d’eau gratuite sans état d’âme aucun. Après ma visite, il ne me reste qu’une impression de banalité, et d’ennui. Pas de réflexion intéressante sur le thème et les dégustations de chocolat et de raclettes font vraiment cliché. On ne va pas nourrir la planète avec des granules de café, du sel, des tranches de pommes séchées et de l’eau qui sera vendue à prix d’or, ou bien?
Nourrir la planète avec McDonald’s?
Je visite d’autres pavillons et il faut bien avouer que l’on commence à entrer dans le vif du sujet. Le pavillon de Monaco, construit avec des containers déjà utilisés et qui seront envoyés au Burkina Faso pour devenir un centre de formation pour La Croix-Rouge, évoque les problématiques liées à la gestion des mers et des océans: la surpêche, l’invasion des méduses et la culture des huîtres notamment. Evidemment, ce n’est pas sans lien avec la Fondation Prince Albert II de Monaco, qui soutient des projets concrets d’alternatives à la surpêche. La situation des forêts est aussi exposée avec la problématique du bois utilisé pour faire la cuisine au Burkina Faso, où l’association Entrepreneurs du monde distribue des poêles aux familles pauvres, d’une part pour freiner la consommation de bois et d’autre part pour limiter les risques liés à sa collecte, comme les viols qui touchent essentiellement les femmes, puis-que ce sont elles qui sont en charge de ce travail.
Le pavillon français aussi se distingue avec une structure de toute beauté en épicéa du Jura, qui est garni d’une infinité de voûtes auxquelles ont été suspendus des ustensiles de cuisine du monde entier, des aromates, ou encore toutes sortes d’emballages de produits alimentaires. Un parcours vidéo divisé en trois parties expose les enjeux de l’augmentation de la population en termes d’agriculture mais aussi de consommation et propose une réflexion sur les différentes solutions pour réussir à vivre ensemble. La région Rhône-Alpes est à l’honneur et décline ses productions et ses produits (vins, eaux, tisanes…) de façon ludique, créative et graphique.
D’autres pavillons défilent, la Turquie avec ses épices, son thé et une exposition d’objets de l’époque de l’Empire Ottoman; l’Equateur qui diffuse un film promotionnel sur le pays, au sens large, en reprenant les grandes avancées récentes en termes d’infrastructures et d’éducation notamment mais sans mentionner le Président Correa qui a, tout de même, changé la destinée du pays. Plus loin, dans un autre style, les Pays-Bas ont créé un espace de «food trucks» qui pourrait se retrouver à Paléo, et enfin le pavillon britannique, inspiré de l’activité des abeilles, fusionne haut design et esprit écologiste. Le pavillon israélien exhibe des panneaux de cultures quasi verticaux qui permettent de gagner en surface de production.
A quand des aides sociales pour les Milanais et les Italiens?
Après toutes ces visites, la tête me tourne et je m’arrête un instant. Mon esprit s’emballe sur le concept même de ces expositions. Bien sûr, il y a des prouesses d’architecture et d’installations. Bien sûr on y apprend beaucoup et on y voyage, mais elles coûtent un argent fou et ne sont pas pérennes. Quand elles sont terminées, toutes les constructions ou presque sont détruites. En 2015, à l’heure où nos ressources, pas seulement alimentaires, s’amenuisent comme peau de chagrin, peut-on encore justifier d’un tel modèle? Sans partir dans des extrêmes, s’il est bon de réfléchir collectivement à la question de comment nourrir la planète quand nous serons 9 milliards, est-il responsable de le faire dans un format qui engendre gâchis sur gâchis? Les millions dépensés pour construire l’Expo qui sera détruite n’auraient-ils pas pu être utilisés à d’autres fins, comme des infrastructures ou des aides sociales, dont les Italiens en général et les Milanais en particulier, ont besoin? Ou alors si le modèle persiste, ne faudrait-il pas penser en amont à ce que les futurs sites pourraient devenir: campus universitaires, résidences d’artistes, lieux culturels, logements? Et dans ce cas construire pour faire durer, pas comme à Shanghai où des immeubles entiers ont dû être finalement détruits car mal construits au départ? Puis c’est à nouveau le thème principal qui surgit de ma mémoire. La présence de la malbouffe, symbolisée par McDonald’s et Coca-Cola, dont les emplacements sont toujours bondés, me laisse songeuse. Certes, «nourrir la planète» ne veut pas dire la nourrir correctement, mais quitte à opérer une révolution dans notre consommation, pourquoi ne pas en profiter pour qu’elle aille aussi dans le sens du meilleur? Cela ne passe-t-il pas par la revalorisation et la promotion de la diversité des aliments et des régimes alimentaires et par là même de l’humanité, plutôt que par une standardisation, certes plus facile et économique à gérer en termes de marketing mondial?
Une chose est certaine, si nous ne voulons pas perdre une bonne partie de l’humanité, il va falloir que les choses changent. Pas seulement sur le plan alimentaire, car il y a des gens qui ont faim sous nos latitudes également, mais en termes de partage et de gestion des richesses, des ressources et du climat dont la production agricole est toujours tributaire. De ce futur nous sommes tous responsables.