Dans le cadre du sommet tenu le 23 avril à Bruxelles, les Etats membres de l’UE ont décidé d’un plan d’action en 10 points pour «répondre à la situation de crise en Méditerranée». Pour de nombreuses ONG, ces mesures sont insuffisantes. Interview de Cristina Del Biaggio, spécialiste de la migration, responsable de projet à l’association Vivre Ensemble et chargée de cours en géographie de la mondialisation à l’Université de Genève.
Quelle a été votre réaction suite aux mesures proposées à Bruxelles?
Cristina Del Biaggio Celles-ci comportent trois volets dont le premier est le démantèlement des réseaux de passeurs et de trafiquants. Il est vrai que l’activité de certains passeurs doit être punie, mais mettre l’accent là-dessus ne résoudra pas le problème. On s’attaque aux conséquences plutôt qu’aux causes! C’est l’absence de possibilités légales d’immigration qui a provoqué l’émergence de réseaux de passeurs. Dans les années 50 et 60, quand les migrants pouvaient rejoindre l’Europe légalement, il n’y avait pas de morts ni de passeurs. Le second volet consiste à externaliser la procédure d’asile dans les pays d’origine et de transit. C’est une volonté politique qui existe de longue date. Des discussions sont notamment menées avec l’Egypte, dans le but d’y créer des camps pour traiter les demandes d’asile. A moyen terme, cela peut inciter les migrants à ne pas prendre la mer, car ceux dont le dossier sera évalué positivement pourront rejoindre légalement l’Europe, mais c’est surtout une façon pour cette dernière de se décharger du problème. Finalement, le troisième volet, qui consiste à empêcher les personnes de partir, est également une politique qui existe depuis des années. Des agents de Frontex sont actifs en Mauritanie et au Sénégal par exemple. Les contrôles migratoires effectués dans ces régions on même déstabilisé certains réseaux commerciaux parfaitement légaux de la zone. Cette politique est en train de changer la dynamique de mobilité sur place.
Vous parlez d’externalisation des frontières de l’Europe…
De longue date, la politique européenne en matière de migration vise à l’externalisation, soit à empêcher les départs et à réaliser un tri des migrants dans les pays d’origine et de transit. Le processus de Khartoum, par exemple, réuni l’Europe et différents pays africains pour discuter de la gestion des routes migratoires. La Libye, l’Egypte, le Soudan, le Soudan du Sud, l’Ethiopie, l’Érythrée, Djibouti, ou la Somalie y participent, mais ces pays n’offrent pour la plupart que peu ou pas de garanties concernant les droits de l’homme. L’Europe est en train de négocier avec des dictatures! Cela pose en outre d’autres problèmes: qui va effectuer le tri? Les requérants auront-ils accès à une assistance juridique? Le traité de Benghazi entre l’Italie et la Libye, qui engageait cette dernière à contenir et reprendre les flux de migrants, avait été fortement critiqué et condamné par la Cour européenne des droits de l’homme, mais les mesures proposées par l’UE face aux drames dans la Méditerranée vont dans le même sens. Elles consistent à externaliser encore plus le problème et à contrôler encore plus les frontières. En gros, l’Europe se lave les mains.
Des moyens supplémentaires ont également été attribués à l’opération Triton…
Les moyens de l’opération Triton de Frontex ont en effet été augmentés et atteignent le niveau de Mare Nostrum, ce qui est positif. Le problème c’est que l’aire de sauvetage de Triton n’est pas du tout la même. Mare Nostrum patrouillait presque jusqu’aux frontières libyennes, alors que Triton se limite à 55 km au-delà des côtes italiennes. En outre, Mare Nostrum a été pensé pour sauver des gens alors que le but de Frontex est de protéger les frontières! Pourquoi ne pas recréer une vraie opération telle que Mare Nostrum, mais qui serait financée par les Européens? C’est du reste ce que demandait l’Italie avant d’arrêter l’opération, faute de moyens.
Quelles solutions préconisez-vous?
L’Europe a parlé d’accueillir 5’000 réfugiés supplémentaires, ce chiffre est ridicule. Il y a besoin d’aide en ce moment et elle ne peut pas se cacher derrière des murs. La majorité des personnes qui traversent la Méditerranée sont des Syriens ou des Erythréens, soit des personnes qui ont besoin de protection. L’aide aux pays limitrophes, préconisée par l’Europe et par certains politiques en Suisse, a des limites. Au Liban par exemple, un quart de la population est constitué de réfugiés syriens. L’Europe doit cesser son hypocrisie. Il serait parfaitement gérable pour elle d’accueillir un million de personnes. Ce qui n’est pas gérable, c’est lorsque les réfugiés commencent à constituer 25% de la population, comme au Liban! En Suisse, un premier pas pourrait consister à réinstaurer les procédures d’asile dans les ambassades, mais Mme Sommaruga a clairement indiqué qu’il ne s’agissait pas d’une option. Cela ne résoudrait effectivement pas tout, mais constituerait un premier pas. Il faut en outre commencer à véritablement ouvrir les portes. Les spécialistes de la question le répètent sans cesse! Le nombre de demandes d’asile augmentera, c’est certain, mais on ne peut tout simplement pas ignorer cette réalité. Si on le fait, les morts en Méditerranée continueront. Est-on prêt à payer ce prix?