En octobre 2012 débutaient à La Havane des négociations de paix entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC, dans ce qui représente la cinquième tentative de trouver une issue à un conflit vieux de plus d’un demi-siècle. Quels sont aujourd’hui les espoirs de parvenir à une paix durable? La signature d’un accord signifiera-t-elle la fin du conflit? Le point sur la situation actuelle avec Lilia Solano, porte-parole du Frente amplio por la paz (Front large pour la paix), vaste rassemblement des forces politiques et sociales de la gauche colombienne fondé en juin 2014 pour soutenir le processus de paix et dans la perspective de poser les bases d’une opposition démocratique dans le pays. Lilia Solano est également responsable internationale de l’Union patriotique (UP), parti politique fondé en 1985 suite à une première tentative de paix, qui rassemblait des guérilleros démobilisés, le parti communiste colombien ainsi que des éléments de la société civile. Victime d’un génocide politique à la fin des années 80, avec l’assassinat de près de 5000 de ses membres, le parti a été reconstitué en juillet 2013.
Vous revenez de La Havane, qu’êtes-vous allée y faire?
LILIA SOLANO Le 20 décembre 2014, les FARC ont décrété un cessez-le-feu unilatéral de durée indéfinie, comme démonstration de leur bonne volonté de faire la paix. Je me suis rendue à La Havane avec une délégation du Frente Amplio por la paz pour leur demander de ne pas y renoncer, ceci malgré les attaques permanentes de l’armée colombienne sur le terrain. Le Frente Amplio, qui regroupe des mouvements sociaux comme la Marche patriotique, le Congrès des peuples, la Cumbre agraria, des partis politiques comme l’Union patriotique et le Pôle démocratique, ainsi que des représentants de la société civile, soit la majorité des forces de gauche, effectue un travail de veille et de documentation de ce cessez-lefeu. Nous représentons aussi la voix de la société civile, qui proclame qu’il ne peut y avoir de négociations constructives si la guerre se poursuit sur le terrain. Nous exigeons un cessez-le-feu bilatéral sur le long terme. Cela semble relever du sens commun, mais en Colombie il faut insister pour obtenir cela! Depuis un mois, l’armée a cessé ses bombardements et le Président Santos a annoncé une prolongation de cette mesure pour un mois supplémentaire. C’est bien, mais deux mois cela n’est pas suffisant. Notre rôle consiste aussi à créer une opinion publique en faveur de la paix. Avant, il était impossible de placer ce sujet dans les médias, car seuls les militaires fournissaient des informations sur le conflit. Nous avons rompu avec le mythe selon lequel la société civile ne peut pas participer activement à exiger la fin du conflit.
«Certains veulent garder leurs privilèges gagnés durant la guerre»
L’Union patriotique résultait justement d’une démobilisation des FARC. Ses représentants ont toutefois été décimés dans les années 80. Aujourd’hui, les garanties pour une véritable opposition politique existent-elles?
C’est ce que nous demandons au gouvernement tous les jours, des garanties, mais jusqu’à présent il n’y en a pas. La persécution de l’opposition pour des raisons politiques continue. Historiquement en Colombie, les pouvoirs politiques, économique et militaire ont toujours réglé les problèmes au pistolet plutôt que d’effectuer des changements structurels. Cela n’a pas changé. Ce qui est nouveau en revanche, c’est qu’il y a maintenant en Amérique Latine plusieurs gouvernements engagés en faveur de transformations sociales, ce qui va bénéficier au processus de paix. La résistance sociale et politique colombienne a aussi changé, est mieux organisée et a réussi à dépasser ses divergences, comme l’illustre la création du Frente Amplio. Finalement, il y a un rôle à jouer pour la communauté internationale. Celle-ci ne peut se contenter d’être spectatrice et doit veiller à ce que les conditions d’une paix durable soient réalisées. Le problème, c’est qu’elle a toujours fait du commerce avec la Colombie, maintenant plus que jamais. Des traités de libreéchange ont été signés avec les Etats- Unis, le Canada, l’Union Européenne. Du coup, beaucoup de pays ne se prononcent pas. A cela s’ajoute un autre élément: suite au 11 septembre, les Etats-Unis ont inclus les FARC dans leur liste des organisations terroristes. Ce pays est aujourd’hui revenu en arrière et a envoyé un représentant à La Havane, reconnaissant ainsi sa participation au conflit, le caractère politique de la résistance des FARC et leur légitimité pour les négociations. En Europe en revanche, beaucoup de pays continuent à considérer l’organisation comme terroriste et utilisent ce prétexte pour justifier une position très passive. Cela pose problème. Nous appelons la communauté internationale à reconnaître le statut politique des FARC, et plus largement la société civile, les politiques, les universitaires, les personnalités du monde de la culture, à nous accompagner pour inciter le gouvernement colombien à veiller à la réalisation d’une paix durable. Celui-ci doit commencer par prononcer un cessez-le-feu bilatéral et agir contre les conditions actuelles, qui permettent l’usage de la terreur et de l’assassinat politique. Une fois un accord de paix signé, il faudra aussi un suivi de son implémentation car historiquement, tous les leaders qui ont soutenu la paix ont été assassinés. Nous voulons éviter un nouveau génocide ou au moins rendre son coût élevé.
Les dernières élections parlementaires et présidentielles ont montré qu’Alvaro Uribe a encore beaucoup d’influence dans le pays, n’estce pas une menace?
Uribe s’est présenté comme candidat au Sénat à la tête d’un nouveau parti: le Centre démocratique, Contrairement à ce que son nom indique, il s’agit d un parti d’extrême-droite, qui regroupe des personnes très influentes qui contrôlent le territoire: entrepreneurs, grands propriétaires fonciers, narcotrafiquants. Certains paramilitaires ont aussi soutenu Uribe, en échange de la légalisation de leurs biens et terres, d’une loi favorisant l’impunité de leurs crimes, et de la possibilité pour eux de se présenter aux élections régionales, nationales et législatives. Ces personnes ont gagné beaucoup de la guerre et ne veulent pas perdre ces privilèges. Elles représentent donc clairement une menace. Elles ont aussi beaucoup d’influence dans les médias, qui relaient leurs déclarations opposées au processus de paix. Uribe lui-même a affirmé sa volonté de poursuivre la guerre, soit l’élimination de toute personne membre de l’opposition politique, qui lutte contre la pauvreté, qui veut changer quelque chose.
«L’Etat a toujours été main dans la main avec la criminalité et la terreur»
La situation des défenseurs des droits humains et des leaders sociaux est pour l’heure très mauvaise. Carlos Pedraza, leader du Congrès des peuples, a été assassiné le 21 janvier dernier. Le nombre de menaces reçues par les défenseurs des droits humains est aussi en augmentation…
La situation est très difficile, il y a beaucoup de menaces, notamment à l’encontre des membres du Frente Amplio. Dans les années 80-90, à chaque assassinat, nous dénoncions l’association des paramilitaires et des militaires pour éliminer l’opposition politique, mais ce n’est que lorsqu’énormément de gens avaient déjà été tués que le gouvernement a reconnu l’existence de groupes paramilitaires. Aujourd’hui, il prétend qu’il n’y aurait plus de paramilitaires mais des «bandes criminelles». En fait, ce sont les mêmes groupes qui perdurent, malgré la «démobilisation» de 2007. Certains, comme les «Aguilas Negras» (Aigles noirs), signent régulièrement des menaces, mais le gouvernement nie leur existence. Pour nous il y a, comme par le passé, des liens entre eux et l’appareil d’intelligence de l’Etat, la police, l’armée. L’Etat a toujours été main dans la main avec la criminalité et la terreur. Chaque fois qu’il y a un nouveau mort, c’est le même rituel. On nous dit: «Nous ne savons pas qui c’est, nous allons investiguer, ce sont des forces obscures…» Mais ce ne sont pas des forces obscures, le problème, c’est que la machine de terreur qui assassine n’a pas été démontée. Au contraire elle revient au pouvoir à travers une représentation au parlement, dans le nouveau parti d’Uribe.
Plusieurs personnes actives dans le processus de restitution des terres sont aussi menacées…
Beaucoup des terres des personnes déplacées par le conflit sont entre les mains d’hommes de paille du narcotrafic. Une loi prévoit le retour des victimes sur leurs terres, mais là encore, il n’y a pas de garanties pour ces dernières, qui sont victimes de menaces et d’assassinats.
Un accord de paix ne risque-t-il pas de masquer cette réalité plus qu’elle ne l’est déjà?
Tous les gouvernements colombiens ont profité de la présence de la guérilla pour décrédibiliser et poursuivre toute forme d’opposition politique. Les opposants ont été systématiquement assassinés, sous prétexte d’appartenir à la guérilla ou de la soutenir. Depuis 60 ans, les pouvoirs économiques, politiques et militaires en place ont empêché toute forme de changement social de cette manière. Nous soutenons un accord de paix pour montrer qu’en réalité, c’est l’opposition politique qui était interdite, et afin de pouvoir enfin effectuer les transformations sociales pour lesquelles nous luttons depuis longtemps, défendre des choses simples et évidentes comme le droit à la santé, à l’éducation, à un toit, etc. Car même si le conflit armé cesse, le conflit social qui demeure est immense.
Le Frente Amplio va-t-il se présenter aux élections municipales et régionales d’octobre?
Certaines organisations vont présenter des candidats mais ce sera très difficile. Le narcotrafic va mettre beaucoup d’argent dans les partis traditionnels. La gauche ne dispose pas de tels moyens. Elle travaille par débat d’idées, propositions, c’est un déséquilibre immense. Mais il doit y avoir des garanties de participation électorale pour les gens qui ne sont pas dans les partis traditionnels de droite.
«Une génération a déjà donné sa vie, c’est assez!»
Dans certaines régions rurales, on dit que «si les FARC se rendent maintenant, le pays sera à la merci des multinationales». Que répondez-vous?
J’ai déjà entendu souvent ce discours. Mais nous devons défendre nous-mêmes ce qui est à nous, ne pas laisser cette tâche à la guérilla. Même les exilés ne comprennent pas toujours les raisons d’un processus de paix. Il est vrai qu’actuellement, les garanties dans le pays sont données au grand capital. Il y a une véritable menace, mais c’est la responsabilité de toutes et tous de lutter contre. Nous devons créer les conditions pour que cela se fasse de façon démocratique. Une génération a déjà donné sa vie, c’est assez.
Face à cette situation, qu’est-ce qui vous donne de l’espoir, la force de continuer?
Je dis toujours que «je suis pessimiste mais je maintiens l’espoir». Pessimiste, car en regardant l’histoire et ce qu’il se passe, on a l’impression que cela ne va jamais changer, mais mon espoir, c’est de voir toutes celles et ceux qui continuent à lutter. Dans chaque recoin de Colombie, il y a des gens qui luttent. Mêmes les plus vulnérables ne se sont pas rendus, s’organisent. Si eux sont disposés à maintenir leur dignité, pourquoi pas nous? L’espoir, c’est cela, pas le gouvernement ou les appareils de pouvoir, mais toutes celles et ceux qui résistent d’en bas avec une immense force morale. Quel qu’en soit le prix, nous n’allons pas permettre que cette situation soit le dernier mot de l’histoire.