A la suite de son sauvetage en 2012, le Cinélux genevois a repris et diversifié sa programmation. «Comme les autres cinémas indépendants situés en ville de Genève (Les Scalas, le City, Le Nord-Sud, etc.), nous bénéficions de l’appui de Fonction Cinéma, notamment pour la préparation d’importants travaux de réfection qui nous attendent l’an prochain», explique Museng Fischer, co-fondatrice et permanente de la jeune association Cinélux. Le défi consiste à pérenniser la situation financière tout en élargissant la vocation de cette petite salle. Le passage au numérique a déjà permis d’ouvrir de nouveaux horizons thématiques. Outre la collaboration avec les distributeurs indépendants comme Trigon-Film, plusieurs partenariats ont vu le jour, notamment avec des institutions engagées dans la vie de la cité, comme l’AVIVO, les Unités d’actions communautaires (UAC), les syndicats ou la bibliothèque de quartier. Jorge Torro, connu à Genève pour son rôle dans la sauvegarde et la diffusion du patrimoine cinématographique latino-américain, propose quant à lui aujourd’hui un cycle ambitieux consacré à la mémoire collective chilienne. Il peut se féliciter notamment d’avoir organisé, en présence du réalisateur, la première diffusion européenne du film Viva Chile Mierda (2013) d’Adrian Goycoolea, un réalisateur prisé sur le Vieux-Continent, responsable de l’unité de cinéma documentaire de l’université de Sussex. La projection de La Barque n’est pas pleine (2014) de Daniel Wyss, un documentaire qui rend hommage au mouvement de solidarité suisse en faveur des exilés chiliens, permet d’ancrer simultanément la programmation dans son contexte immédiat de diffusion. Une tendance qui ira en se consolidant, puisque Jorge Torro veut consacrer un prochain cycle au cinéma social et documentaire suisse.
«Ciné-mémoire», à l’affiche jusqu’au 12 octobre, offre dores et déjà un voyage remarquable au cœur de la mémoire du peuple chilien. L’itinéraire emmène en effet le spectateur de l’avènement du régime de Salvador Allende à l’arrestation d’Augusto Pinochet, et jusqu’au Chili contemporain. Les dix films projetés permettent de parcourir les principales étapes traversées par la société chilienne: les espoirs suscités internationalement par le socialisme démocratique de la république andine du début des années 1970; les horreurs des années de la dictature militaire; les ambiguïtés de la transition démocratique et l’affirmation progressive des exigences d’une justice punitive et réparatrice. «Tout en illustrant la complexité des enjeux inhérents à l’exercice de la mémoire collective, les documentaires mettent en valeur les efforts de longue haleine entrepris par des réalisateurs de premier plan pour faire éclore de formes alternatives de cinéma», se réjouit quant à lui Ariel Sansana, président du comité « Mémoire et Justice », une association qui contribue depuis 2000, en collaboration avec les organisations non-gouvernementales basées à Genève, au travail de la mémoire et à la lutte contre l’impunité. «Ces productions sont porteuses de vertus éthiques et esthétiques incontestables», souligne-t-il.
L’Unité populaire sous la loupe
Avec une politique audacieuse de redistribution des richesses nationales, l’extension de la réforme agraire entamée sous le régime d’Eduardo Frei ainsi que l’effort pour reprendre le contrôle des très vastes ressources naturelles possédées par le Chili, en particulier la plus grande réserve mondiale de cuivre majoritairement aux mains de capitaux étatsuniens, la troisième voie incarnée par le programme de l’Unité populaire de Salvador Allende suscite d’emblée l’admiration de la gauche européenne. Influencé par la tradition documentaire soviétique, Chris Marker a fondé en 1966 la coopérative de production SLON («éléphant» en russe), rebaptisé plus tardivement ISKRA. De celle-ci va émerger progressivement tout un courant de cinéma militant français. Le réalisateur parisien veut savoir si l’expérience de «la voie chilienne vers le socialisme» peut accoucher de nouvelles formes de cinéma, en particulier à partir de l’expérience des collectifs populaires. Il entre en contact avec Armand Mattelart, un Français qui effectue depuis 1962 ses recherches dans les zones urbaines et rurales du Chili. Influencé par les travaux de sémiologie et de linguistique structurales, Mattelart participe à la ré-interrogation des approches marxistes de la culture, notamment grâce à la redécouverte du philosophe italien Antonio Gramsci. Sa démarche est aussi stimulée par l’essor concomitant de la pensée de Michel Foucault. Il étudie la communication médiatique au Chili, un enjeu d’autant plus crucial que les Etats latino-américains sont exposés à la culture de masse nord-américaine, en particulier la télévision, avant le continent européen. Il cherche à comprendre l’articulation du discours médiatique avec les représentations sociales d’un Chili dont il observe la division en deux camps. La bataille que livrent les forces de droite conservatrice, en particulier via les médias conservateurs tel que le quotidien El Mercurio, pour s’attirer non seulement les faveurs de la démocratie chrétienne, mais surtout l’adhésion de la classe moyenne, fait l’objet d’une analyse très approfondie dans La Spirale. L’œuvre est devenue incontournable non seulement pour l’analyse de l’histoire du régime du président Allende, mais aussi pour l’histoire de la filmographie documentaire française en général. Le film est en gestation pendant plusieurs années. Il s’élabore sur la base de séquences sélectionnées dans les cinémathèques et téléthèques du monde entier. Pour suppléer aux manques d’images filmées, Mattelart a recours aux archives photographiques de Chris Marker, Renzo Rossellini, Raymond Depardon et David Burnett (les deux derniers cités travaillant pour l’agence Gamma). Le film est présenté dans la section «Perspectives» du Festival de Cannes en 1976. Le Canada achète les droits de doublage en langue anglaise. La traduction est réalisée par Susan Sontag et la voix-off est celle de l’acteur Donald Sutherland.
La voix de la mémoire chilienne
On retrouve les traces de Chris Marker en explorant la richesse de la filmographie de Patricio Guzman, comme nous y invite superbement le cycle «Ciné-mémoire». Ayant consacré de nombreux films à l’histoire récente du Chili, ce cinéaste est assurément l’un des meilleurs réalisateurs de cinéma documentaire à l’échelle internationale. Depuis Paris, Chris Marker soutient moralement et matériellement l’élaboration compliquée de la fameuse La Batalla de Chile. Conçu en trois parties tout au long des années 1970, le film documente par le menu la fin douloureuse de l’expérience révolutionnaire chilienne. La revue Cineaste a rangé le documentaire parmi les dix meilleurs films politiques du monde. Aux immenses espoirs suscités par les trois années du régime Allende succède l’horreur des années de plomb de la dictature d’Augusto Pinochet. En conséquence du travail de différentes commissions de «Vérité et réconciliation», environ 50’000 victimes du régime sont aujourd’hui officiellement répertoriées. La junte militaire et la police politique, appuyées notamment par le très puissant système d’information et de répression piloté par la DINA (Direction d’intelligence nationale), torturent des dizaines de milliers de personnes et en assassinent plusieurs milliers d’autres. Parmi eux, on doit compter pas moins d’un millier de «détenus-disparus», dont les corps n’ont jamais été retrouvés. El Mocito (Le Serviteur, 2010) de Marcela Said documente la trajectoire personnelle d’un des exécutants de ces œuvres basses et immondes. Ce dernier semble prendre graduellement conscience des implications de sa déchéance morale passée en livrant des informations à la famille d’un disparu. En nombre de Dios de Patricio Guzman (1987) permet de rendre un hommage appuyé au rôle décisif joué par une partie de l’église catholique, grâce notamment au cardinal Raul Silva Henriquez, dans la dénonciation des exactions commises par le régime ainsi que dans le soutien aux victimes de la dictature, par le biais notamment du Comité Pro-Paz et du Vicaria de la Solidaridad. Dans le sillage de l’aggiornamento voulu par Vatican II et sous l’influence de la théologie de la libération, les longs témoignages de prêtres catholiques soucieux de renouveler le sens du message chrétien ainsi que l’esprit de la liturgie traditionnelle sont particulièrement émouvants.
Une mémoire obstinée
El Baile de la Esperanza de Deborah Shaffer (1989) relate la campagne menée par plusieurs femmes de l’Association des familles de détenus disparus en vue du plébiscite qui marque la fin du régime d’Augusto Pinochet. L’une d’entre elles s’adonne à la cueca, une danse traditionnelle chilienne très populaire, mais sans partenaire masculin. Cette image de la «cueca sola» est devenue le symbole universel de la douleur lié à la perte d’un proche disparu. La transition vers la démocratie s’effectue au cours des années 1990 selon des règles très strictes établies conjointement par la junte et ses alliés civils. La réappropriation par la mémoire collective de la période de l’Unité populaire ne s’effectue donc que progressivement au cours des années 2000. La Memoria obstinada de Patricio Guzman documente ainsi les réactions de Chiliens de différents âges exposés au visionnement de son fameux film La Batalla de Chile. Si « le pacte du silence » des années dites de la Concertation n’est pas définitivement rompu, la mémoire des acteurs de la transition vers le socialisme démocratique est pleinement honorée. Les beaux espoirs d’émancipation sociale portés par le régime Allende se réchauffent dans les habits d’une tendre nostalgie. Les risques d’enlisement dans une simple réitération du traumatisme collectif semblent, par ailleurs, également écartés dans Le Cas Pinochet (2001). Le documentaire – qui vient clore logiquement la série – détaille l’importance de l’arrestation du dictateur chilien pour l’action de la justice et la réhabilitation de la mémoire au Chili après 1999.
Infos complémentaires sur www.cinelux.ch/cinememoire
