«Viva las guerilleras!», crachent à plein volume les haut-parleurs de la cantine sur un rythme rapide et enjoué, ne laissant pas de doute sur les forces qui contrôlent le territoire ou nous nous trouvons. «Les cantines sont obligées de passer ces chansons…», glisse discrètement l’un des clients, comme pour s’excuser. Un à un ou par petits groupes, des cavaliers venus de toute la région attachent leur cheval ou leur mule à la palissade de la terrasse, et trouvent tant bien que mal une place à l’abri du toit de tôle pour s’abriter du soleil écrasant.
Des airs de Far West
Ce coin qui a des airs de Far West, c’est le Nordeste, région située au nord-est de Medellin, dans la province d’Antioquia, en Colombie. Ici, la richesse du sous-sol, qui abrite de l’or en abondance, contraste avec la pauvreté et le manque d’infrastructures. Pour rejoindre, depuis Medellin, le village d’El Carmen, allée de terre rouge flanquée de chaque côté d’une rangée de baraques de planches aux toits de tôle, il faut voyager 6h en bus puis 2h en jeep sur un mauvais chemin, avant de cheminer entre cinq à dix heures à pied ou à dos de mule, dans un paysage de collines vertes à perte de vue, qui s’enfonce vers les contreforts de la chaîne de montagnes voisine. Tout au long de la route, des caravanes de mules gravissent et redescendent les collines, chargées de planches de bois destinées à la vente dans le centre urbain le plus proche, ou des denrées de base à destination des villages environnants, en particulier des bidons d’essence, essentiels pour faire fonctionner les génératrices qui alimentent toute la région en énergie.
Ici, pas d’électricité, pas de voies de communication, pas de postes de santé. Dans toute la zone, l’Etat colombien est totalement absent et on ressent à son égard une certaine méfiance. «La seule présence de l’Etat ici c’est l’armée, dont le but n’est pas de lutter contre la guérilla mais de déplacer les paysans pour donner le territoire aux multinationales!», confie un habitant. Le précieux métal jaune, qui fait vivre les communautés locales de longue date, fait en effet l’objet de toutes les convoitises.
« Il y a quelques années, lorsque le prix de l’or était monté en flèche, la mine comptait 500 travailleurs »
A quelques centaines de mètres en contrebas, la mine du village, où, jour et nuit, au son de la gigantesque génératrice qui fait fonctionner les installations, des équipes de travailleurs s’enfoncent dans les entrailles de la terre par un trou béant. «Il y a quelques années, lorsque le prix de l’or état monté en flèche sur les marchés internationaux, la mine comptait jusqu’à 500 travailleurs. Aujourd’hui il n’y en a plus que 85», explique l’un de nos guides en nous montrant les baraques abandonnées qui entourent le site. Toute la zone avait alors connu une véritable ruée vers l’or, dont ces quelques ruines demeurent les indices. «Maintenant, le produit de la mine ne suffit pas toujours. Le transport et la mécanisation de l’extraction coûtent cher et on ne trouve plus d’investisseurs pour cela», explique un habitant d’un village voisin dont la mine a dû fermer. «Le fonctionnement d’une génératrice telle que la nôtre coûte 40 millions de pesos mensuels (16’000 CHF)», précise le directeur de la mine locale.
Si celle-ci figure parmi les mieux organisées de la zone, d’autres formes d’exploitations sont également pratiquées, plus ou moins coûteuses et / ou artisanales. Il s’agit cependant majoritairement d’exploitations de subsistance, qui permettent aux travailleurs de vivre, mais pas de réaliser une épargne. Les garanties de revenu sont en outre très instables.
«L’Etat affirme que les mines financent la guerilla»
Ce jour-là, les mineurs de la région ont été convoqués par Cahucopana, association locale qui défend les intérêts des habitants de la zone pris en étau entre guérillas, paramilitaires, armée et multinationales. «L’Etat affirme que les mines financent la rébellion et que ceux qui y travaillent seraient donc des guérilleros, mais ce n’est pas le cas!», assure Carlos, un des membres de l’association, qui précise que toute la région souffre d’un blocus économique en raison de cette situation. «Par le passé, il était interdit d’importer des bottes en caoutchouc, sous prétexte que celles-ci parvenaient à la guérilla», raconte-t-il.
L’association s’est du reste crée suite à de nombreux cas de falsos positivos, ces paysans assassinés par l’armée et déguisés en guérilleros pour augmenter les statistiques guerrières de l’Etat colombien. Si Carlos reconnaît que les guérillas, qui représentent la seule véritable autorité de la région, prélèvent un impôt de 5 à 10% sur la production des mines, il dénonce la criminalisation de l’ensemble de la population véhiculée par les discours officiels. «Les gens ne savent pas qu’il y a ici des paysans, des enfants qui veulent aller à l’école, qu’il y a un risque de déplacement de personnes. Selon les principaux médias, cette région n’est que guérilla, paramilitaires et narcotrafic!».
« J’ai demandé un titre pour ma terre, mais on m’a dit qu’il avait déjà été attribué »
Pour les participants à la réunion, la préoccupation semble cependant ailleurs. «Ils disent que nous sommes illégaux car nous n’avons pas de titre minier, mais comment en obtenir un? Je vis ici depuis 25 ans, j’ai demandé au ministère des mines un titre pour ma terre, mais on m’a dit qu’il avait déjà été attribué!», s’exclame un habitant d’un village voisin. «Il y a des rumeurs selon lesquelles les terres que nous travaillons appartiennent à quelqu’un d’autre. Nous vivons ici depuis longtemps et n’avons pas les moyens de nous défendre!», renchérit le représentant des autorités locales.
Depuis que le gouvernement colombien a décidé de faire de l’exploitation minière l’un des principaux moteurs de développement du pays, le nombre de titres miniers attribués sur tout le territoire a en effet explosé. Le sous-sol appartenant à l’Etat, celui-ci les attribue depuis la capitale, sans consulter les personnes qui habitent sur place. Or, sans titre officiel, pas d’exploitation légale possible, même si l’on est propriétaire de la terre. Les conditions à remplir pour les obtenir, parmi lesquelles l’obtention d’une licence environnementale, sont, en outre, souvent hors de portée des petits mineurs, ce qui pose également des problèmes à un stade ultérieur: «Pour pouvoir écouler leur production à Segovia, le centre urbain le plus proche, les mineurs artisanaux devront bientôt disposer d’un “carnet“ qui atteste qu’ils disposent d’un titre minier et d’une licence environnementale, ce qui n’est pas le cas de la plupart d’entre eux», commente Carlos de l’association Cahucopana.
« Le mercure est un prétexte utilisé par le gouvernement »
Ce que l’Etat reproche entre autres aux petits mineurs, c’est la destruction de l’environnement provoquée par l’utilisation du mercure dans l’extraction artisanale de l’or. En juin 2013, le parlement colombien approuvait ainsi un projet de loi visant à interdire, dans un délai de 5 ans à 10 ans, l’usage de la substance dans le cadre de l’exploitation minière. On a entendu parler de cette loi jusqu’à El Carmen, et elle provoque les plus vives craintes: «Le mercure est un prétexte utilisé par le gouvernement pour lutter contre les petits mineurs. Il dit que nous sommes responsables de la contamination de l’environnement alors que les multinationales, qui ont beaucoup plus de moyens, continuent à l’utiliser!», dénonce un représentant des autorités locales. «La question n’est pas environnementale, ils s’attaquent à nous car nous sommes les petits!», souligne un autre.
Alors que nous visitons la mine du village, son directeur nous présente les différents processus mis en place pour éviter de rejeter le mercure utilisé dans la nature. Un élément qui, visiblement, n’est pas laissé au hasard. Si les grandes entreprises ont souvent abandonné le métal lourd, elles utilisent en revanche le cyanure, également hautement toxique et nocif pour l’environnement s’il y est répandu.
Peu d’autres ressources
«Il faut respecter nos traditions! Nous sommes natifs de ce territoire et avons toujours vécu de l’exploitation minière. Si elle n’est plus possible, nous ferons partie des déplacés! Il y a peu d’autres sources de revenu dans la région si ce n’est le bois et l’élevage, qui ne sont pas rentables», indique un participant de l’assemblée. «En l’absence de l’Etat, les ressources des mines sont utilisées pour construire des écoles ou des routes. De la mine viennent beaucoup d’avantages pour la communauté», ajoute Carlos. «S’il n’est plus possible d’utiliser le mercure, les familles n’auront pas à manger, les écoles ne pourront pas fonctionner, les routes ne se feront pas», poursuit Catalina, également membre de Cahucopana. Si la communauté tente de légaliser sa situation, avec l’aide d’avocats proches de l’association, le processus est long et semé d’embûches et les menaces à sa survie nombreuses.
Un Eldorado pour les multinationales
A plusieurs heures de route d’El Carmen, la situation de Segovia, capitale minière de la zone, n’est pas meilleure. Littéralement construite sur une gigantesque mine d’or, la petite ville dont les rues en permanence envahies de motos sont flanquées d’une quantité impressionnante d’échoppes dédiée à l’achat et à la vente du précieux métal est aussi le dernier bastion de la région sous contrôle de l’Etat. Dans cette commune qui présente parmi les plus hauts taux de pollution au mercure du monde, les effets des politiques étatiques se font sentir de façon plus directe: «Dès qu’on veut ouvrir une nouvelle mine, la police intervient sous prétexte que l’on ne dispose pas de licence environnementale ou de titre minier», se plaignent des habitants venus assister à une réunion convoquée par Cahucopana.
Ici aussi, les petits mineurs se sentent floués, ce d’autant plus qu’à quelques kilomètres trône le siège de l’entreprise canadienne Gran Colombia Gold, qui, elle, extrait en toute légalité. Propriétaire d’une concession qui s’étend dans toute la région, elle autorise la présence des petits exploitants à son bon vouloir et pour autant que ceux-ci lui remettent la plus grande partie de leur production. «Ce modèle permet de formaliser les petits mineurs, de leur faire bénéficier d’avantages en termes de santé et de retraites, d’un entraînement de sécurité et d’un environnement de travail plus sûr», affirme l’entreprise via son site internet. Des conditions dont les concernés, visiblement, ne voient pas les avantages, notamment en comparaison avec la possibilité de retirer l’ensemble des bénéfices de leur production, ce qui leur assure un revenu bien plus élevé. «Beaucoup de mines ont été fermées en raison de leur illégalité, et l’entreprise ne génère que peu d’opportunités d’emploi. Nous sommes confrontés à un problème de chômage. C’est la fin de l’exploitation minière à petite échelle!», s’écrie l’un d’eux.
« Si la guérilla se rend maintenant, nous serons exploités sans limites! »
Ici aussi, le thème du mercure revient régulièrement: «Ils vont fermer notre usine de traitement communautaire sous prétexte que nous n’avons pas de licence environnementale. On nous stigmatise comme des personnes qui contaminent l’environnement. C’est vrai, nous utilisons le mercure, mais raisonnablement.» Pour un conseiller municipal présent à la réunion, «la racine du problème est le système économique colombien. Tous les jours sortent des décrets contre les petits mineurs et favorables aux multinationales. Le pays est en train de leur être livré!» «Si la guérilla se rend maintenant, nous serons exploités sans limites!», lance un participant, en référence aux actuelles négociations de paix de la Havane.
Pour les petits producteurs de Segovia, la menace provient cependant également des nouveaux groupes paramilitaires, ou bandes criminelles, pour qui l’or est progressivement devenu une source de revenu plus intéressante et sûre que la production de cocaïne. Une réalité qui ne peut être évoquée qu’à demi-mot, mais que la population a vécue dans sa chair en 2012, alors que le prix de l’or avait atteint des sommets sur les marchés internationaux. Les deux groupes paramilitaires principaux du pays (Rastrojos et Urabenos) se disputaient alors le contrôle de la ville, s’adonnant en toute impunité à l’extorsion des petits producteurs et s’appropriant même certaines mines, ce qui avait fait atteindre à la bourgade des taux de mortalités plus élevés que ceux des grandes villes. Début 2014, l’ancien maire, connu pour posséder des parts dans différentes sociétés minières locales, était du reste arrêté pour sa participation à des actes d’extorsion et de déplacement de petits mineurs et ses liens présumés avec l’un des deux groupes. Si la situation est aujourd’hui plus calme, ceux-ci sont encore bien présents. La section de Sintraminergetica, le syndicat des mineurs, a du reste cessé toute activité dans la zone, pour des raisons de sécurité. Un état de fait qui n’est sans doute pas pour déplaire à la principale entreprise exploitante de la place.
Une poule aux œufs d’or pour la Suisse
Où va l’or du Nordeste, que celui-ci provienne d’El Carmen ou de Segovia? S’il est difficile d’en apporter les preuves tangibles, il est fort probable qu’une partie de la production de cette zone ait pour destination la Suisse. Il est en effet de notoriété publique que notre pays figure parmi les principaux affineurs d’or au monde. Selon les statistiques officielles des importations d’or, rendues publiques début 2014 notamment sous la pression des ONG, la Suisse aurait importé, de janvier à octobre 2014, environ 12 tonnes d’or colombien pour un montant de près de 345 millions de francs. Du côté des mineurs de Segovia, on nous affirme que «ce sont deux familles qui achètent la majorité de l’or, qui part ensuite vers Medellin, dans des entreprises telles que Gutierrez et Goldex notamment». Selon une enquête récente parue dans Le Matin Dimanche, la raffinerie suisse Metalor aurait affiné pour des dizaines de millions d’or colombien entre 2008 et 2013, notamment en provenance de l’entreprise Goldex. Cette dernière a du reste récemment dû fermer ses portes pour avoir acheté de l’or à un important chef paramilitaire. Quant à l’entreprise Gutierrez, elle exporterait également de l’or vers la Suisse.