Quand les temps sont durs et que le froid de l’hiver arctique envahit leurs aires d’habitation, les tribus Inuits se rassemblent en se blottissant littéralement les uns contre les autres autour d’un foyer central, le kashim, pour passer ensemble la saison morte avant une grande dispersion en été qui les éloigne les uns des autres souvent de plusieurs centaines de kilomètres. Marcel Mauss, un des pères de l’anthropologie, avait mis en évidence au début du XXème siècle déjà comment la collectivité chez ces tribus du Grand Nord était vécue de manière quasi magique et transcendantale pendant la période hivernale. Aujourd’hui, le Groenland reste une terre difficile pour ses 57’000 habitants, presque exclusivement Inuits, alors que le réchauffement climatique bouleverse l’environnement de l’île avec une fonte des glaces de plus en plus marquée. Les Inuits du Groenland sont toujours dépendants de la couronne danoise, bien qu’une large autonomie leur ait été accordée en 1979, et même étendue en 2009. Le Danemark, membre de l’OTAN, est toujours en charge des affaires étrangères et de la défense, ainsi que de la politique monétaire. En outre, il subventionne pour moitié le budget des Groenlandais, qui vivent essentiellement de la pêche à la crevette et de la chasse à la baleine. Pour l’instant, serait-on tenté de dire, au vu de ce que l’on verra plus loin.
Une île à 80% à gauche
Il n’était pas inutile de faire un retour sur les travaux de Marcel Mauss et la place du collectif chez les Inuits : le Groenland vote à gauche à 80%. Les socialistes groenlandais furent à l’origine de la lutte pour l’autonomie de l’île avant qu’une scission ne donne naissance aux deux principaux partis de gauche actuellement présents au parlement. Le Siumut, tout d’abord, est un parti social-démocrate traditionnel, affilié à l’Internationale socialiste, qui a gouverné l’île pendant trente ans jusqu’en 2009, année où il a perdu les élections face à l’Inuit Ataqatigiit (IA). Ce dernier parti est issu du regroupement en 1983 entre des jeunes socialistes plus radicaux et une aile du mouvement syndical qui s’est détachée de la social-démocratie. La formation est membre de l’Alliance de la Gauche verte nordique, qui a un statut d’observateur auprès du Parti de la Gauche européenne. Elle est plus particulièrement attachée à une véritable indépendance pour l’île et au concept de développement durable. Dans les faits, les deux partis s’opposent essentiellement sur l’attitude à adopter face à la gestion des ressources naturelles. Le retrait des glaciers rend en effet accessibles des zones qui pourraient faire la fortune des Inuits. Alors que la gauche groenlandaise annonce vouloir gouverner en favorisant le développement économique, l’éducation et la formation pour tous, ainsi que la protection sociale, les réserves d’hydrocarbures et les ressources minières devraient libérer l’île de sa dépendance financière par rapport au Danemark et couvrir les programmes sociaux, comme c’est déjà le cas par exemple au Venezuela.
Des ressources naturelles qui attisent les convoitises
Gaz naturel, pétrole, uranium, terres rares (certains métaux, par exemple, indispensables à la production des smartphones), il y a pratiquement de tout au Groenland et en quantité. A titre d’exemple, les gisements d’uranium sont évalués à près de 600’000 tonnes pour une production mondiale annuelle de 40’000 tonnes. Devenir une Arabie saoudite nordique n’apparaît pourtant pas dans les plans des insulaires, qui visent plutôt le modèle de la Norvège, un Etat pétrolier aux normes environnemental strictes. La ligne de fracture au sein de la gauche groenlandaise passe pourtant bien par les choix à faire pour le développement de l’extraction des ressources. L’IA penche pour le gaz et le pétrole, le Siumut pour l’uranium et les métaux rares (ces derniers ne pouvant être extraits sans toucher à l’uranium). Les sociaux-démocrates, revenus au pouvoir en 2013, ont d’ailleurs levé en octobre dernier l’interdiction d’extraction mise en place depuis 1988 par le parlement groenlandais lui-même.
Ces ressources naturelles estimées attisent en effet les convoitises. L’Union européenne mise sur ses liens par l’intermédiaire du Danemark (bien que l’île soit le seul « pays » à avoir quitté l’UE de son propre chef en 1985 pour des raisons de quotas de pêche) et le nucléaire français se pourlèche les babines en pensant à une synergie franco-groenlandaise. De leur côté, la Chine et l’Australie ont déjà bien avancé leurs pions : la compagnie australienne Greenlands prospecte un gisement d’uranium potentiellement exploitable dès 2017, alors que les Chinois soutiennent un projet de la société London Mining, qui doit investir 1,7 milliards d’euros pour l’exploitation d’une mine de fer. Cet investissement est cependant en suspens suite aux déboires de la société en question liés à l’épidémie d’Ebola en Afrique.
Les préoccupations écologiques et sociales sont grandissantes. Comment le gouvernement pourra-t-il empêcher un désastre environnemental quand BP et Exxon arriveront pour forer des gisements qui restent difficiles à exploiter ? Sans parler évidemment des déchets liés à l’extraction de l’uranium. Du côté du social, une loi adoptée en décembre 2012 permettant aux entreprises étrangères de faire venir des travailleurs aux conditions légales de leur pays d’origine envoie déjà un mauvais signal.
Des choix décisifs
C’est dans ce contexte qu’ont eu lieu le week-end dernier des élections législatives anticipées provoquées par un scandale politique : la première ministre sociale-démocrate Aleqa Hammond n’avait pas remboursé assez vite des billets d’avion et des notes d’hôtel payés par le contribuable. Alors que les sondages donnaient l’IA en tête et pouvaient remettre en cause les projets d’extraction d’uranium, c’est le nouveau chef du Siumut, Kim Kielsen, qui devra finalement constituer un gouvernement de coalition après la victoire étriquée de son parti. Les petites formations du centre et de la droite pouvant profiter de leur statut de faiseurs de rois, les mois qui viennent s’annoncent mouvementés alors que l’avenir de l’île est conditionné par des choix clairs, qui engageront les citoyens et les investissements sur des décennies, tout en jouant un rôle géopolitique nouveau. Un Groenland qui avance vers l’indépendance pourrait bouleverser l’équilibre politique au Folkething (l’une des chambres du parlement) danois, les deux députés groenlandais, toujours socialistes, assurant généralement une courte majorité au centre gauche danois. Il ne faut pas oublier non plus les questions d’équilibre stratégique global, puisque les Etats-Unis, qui avaient déjà essayé de racheter l’île à plusieurs reprises, y ont installé la base militaire de Thulé au nom de l’OTAN. Cette base est un sujet de discussion majeur au parlement groenlandais, alors que Russes et Américains se disputent depuis la guerre froide le contrôle stratégique du Cercle Arctique.
Six ans après la crise, que devient l’Islande ?
C’était l’espoir surgissant de la crise de 2008. Le secteur financier islandais ayant implosé et plongé le pays dans une mélasse des plus sombres et des plus visqueuses, une « révolution des casseroles » pacifique et citoyenne avait contraint le gouvernement à ne pas recapitaliser les trois grandes banques du pays et ne pas rembourser avec de l’argent public les créanciers étrangers engagés sur des placements essentiellement spéculatifs. Dans la foulée, une nouvelle constitution inspirée « par en bas » et des poursuites judiciaires inédites engagées contre des responsables du secteur bancaire avaient fini de conférer une auréole progressiste salutaire à cette île volcanique, jusqu’alors surtout connue pour l’organisation des rencontres, certes sur des échiquiers de taille différente, entre Spassky et Fischer en 1972, ainsi que Reagan et Gorbatchev en 1986. On voyait déjà dans ce mouvement citoyen victorieux la première épine dans le pied des ayatollahs du FMI et de leurs séides européens hystériques.
Des banquiers en prison
Six ans plus tard, force est de constater que ce mythe est écorné. Certes, des banquiers sont en prison, la croissance est repartie (actuellement entre 2 et 3%) et l’Islande a réussi à sauver son Etat Providence (le budget de la protection sociale a augmenté de 25% au plus fort de la crise). Il n’empêche que l’Etat a rapidement perdu le contrôle des banques qu’il avait nationalisées, que la Constituante issue de la « révolution » de 2008 n’a qu’un rôle consultatif et que des mesures d’austérité équivalentes à 10% du PIB ont tout de même été appliquées par la coalition rose-verte au pouvoir. Cette austérité et un niveau de vie qui peine à remonter la pente pour les Islandais a d’ailleurs ramené aux affaires en 2013 le parti conservateur, qui avait permis l’obésité morbide du secteur bancaire responsable de la crise. Des économistes estiment même que le rebond de l’économie islandaise n’est dû qu’au retour à un contrôle des changes strict, qui a permis de dévaluer la couronne locale et de relancer les exportations. Au rayon des bonnes nouvelles, l’Etat vient d’annoncer qu’il rachetait une partie de la dette des ménages. Environ 70’000 familles verront leurs mensualités réduites de 15%. Cette décision s’ajoute à d’autres mesures visant à réduire l’endettement des Islandais et stimuler la consommation. Elle devrait être financée, il faut bien se résoudre à le croire, par une augmentation des taxes sur les actifs des banques.