D’un discours de l’extrémiste norvégien Anders Breiving aux djihadistes européens et à des pères démissionnaires en passant par une radio du génocide rwandais, le Bernois Milo Rau refigure actualités et réalités au théâtre et dans des films.
Présentées à Genève pour la première fois en Suisse romande, les installations performatives imaginées par Milo Rau sont des refigurations transposées d’événements historiques, politiques et de récits biographiques réalisées, en partant d’investigations sur les témoignages et les archives. Cette démarche explore l’un des questionnements de la théâtralité contemporaine lorsqu’elle oscille entre fiction et recherche de réalité. Par le théâtre avec des acteurs ou le docudrame télévisuel, elle cherche mettre réel et fiction en regard afin de traiter les événements historiques, comme autant de débats et présentations d’arguments à un Tribunal.
Défilent ainsi Les derniers jours des Ceausescu , le rôle mortifère d’une radio sous le génocide rwandais ou les différents acteurs du pillage des ressources naturelles en République démocratique du Congo. En faisant fit des frontières entre médias artistiques et en mêlant Histoire, art et politique, Milo Rau compose un théâtre du réel qui privilégie la réflexion et le débat avec le spectateur, l’explication et l’analyse exigeantes, les regards croisés sur l’information souvent réductrice à l’ère du zapping et du tweet.
Une sociologie artistique en actions
Cet artiste bernois de 37 ans a fondé l’Institut international du crime politique ayant des succursales à Berlin, Cologne et Zurich. Son travail se situe dans le sillage de Pierre Bourdieu affirmant que si vous voulez faire de la sociologie rigoureuse, il faut savoir que vous êtes comme un artiste ». Ancien élève du sociologue français, il confirme aborder la sociologie en artiste. « Depuis des années, je ne mets plus en scène des pièces classiques préférant privilégier un théâtre débutant la création par une recherche historique, une collection de faits, des voyages avec la rencontre de témoins et acteurs de situations sociales et humaines », explique-t-il.
Milo Rau envisage sa démarche comme un possible équivalent dramaturgisé et scénographié à l’immense travail d’investigation en infiltration, souvent la seule manière de révéler la vérité du journaliste allemand Günter Wallraff. Les productions du Suisse participent, à des degrés divers d’un théâtre du réel visant à réinventer et interroger les quotidiens d’hier et d’aujourd’hui. On songe ainsi aux opus créés Stefan Kaegi et le Rimini Protokoll, Tatiana Frolova et Gob Squad notamment. Elles visent à interroger le social, le politique et l’engagement par une dramaturgie combinant refiguration et réactivation décalées de vécus, récits de vie, situations et procès tirés de l’histoire. Les créations se situent ainsi aussi du côté de l’intime, ce qui ne signifie pas qu’elles se coupent du collectif.
L’engagement en Europe
Au début de la pièce Les guerres civiles (The Civil Wars), il y a le récit de l’égorgement d’un soldat de Bachar el-Assad par un djihadiste belge. Milo Rau explique avoir rencontré « les avocats, les familles de ceux qui sont partis en Syrie, la police secrète et deux jeunes djihadistes belges. Il a alors oeuvré avec les acteurs à partir de leur histoire autobiographique sur des sujets proches : l’extrémisme, la folie, le néolibéralisme, la perte des traditions, le père manquant. L’image ayant suscité l’engagement du djihadiste belge évoqué a été la cruauté radicale des soldats d’Assad dirigée contre les civils, à une époque antérieure à celle qui a vu la montée en puissance de L’Etat islamique d’Irak et du Levant. Or désormais les djihadistes ont rejoint avec les exécutions visibles sur le net les exactions du dictateur syrien en multipliant les tueries et « génocides ».
La pièce n’embraye néanmoins pas sur une méditation sur le « lavage de cerveaux » des volontaires européens par des « prédicants salafistes ». Ainsi dans le salon imaginaire du père du djihadiste, quatre comédiens belges et français se succède pour cadrer leur visage projeté en vidéo noir blanc faisant le biopic de leur lien à des pères démissionnaires et parfois violents. C’est le cas de Karim Bel Kacem, acteur subtil. Sans affect, le jeune homme se souvient tranquillement de son 11-Septembre vécu dans un quartier où Ben Laden est adulé. Il rêve ensuite d’infliger une souffrance au père qui frappait et terrorisait ses enfants. Des sévices égaux à ceux des films à la brutalité tortionnaire (Hostel, Old Boy) ou « lui arracher la langue à la manière Pasolinienne de Salo – quand j’entrais alors dans ma période intellectuelle de gauche. » Milo Rau souligne : « Comme les autres, ce personnage est une allégorie sur fond de grave crise existentielle. Arrivé en France, son père devient un tyran domestique et ne lègue qu’une chose au fils, la haine. »
Les voix des génocidaires
Il y a vingt ans, du 6 avril au début juillet 1994, un millions de personnes ont été assassinées au Rwanda pour la seule raison qu’elles étaient identifiés comme Tutsis et Hutus modérés, soit 10 000 par jour. Durant tout le génocide et après l’effondrement de la presse écrite touchant peu de gens dans un pays largement analphabète, Radio Rwanda et Radio-Télévision Libre Mille Collines diffusèrent appels au massacre et instructions pour le conduire correctement. « Que les blagues et les amusements cèdent la place au travail », entend-on dans Radio Haine (Hate Radio). Inlassablement répété entre des plages de zouc congolais et un ton voulu cool voire humoristique dans les studios ici ultramodernes de RTLM, le mot « travail » désigne le fait d’aller tuer les gens, débusquer ceux dont on ne voulait pas. « Apparemment crypté, ce vocabulaire était explicite pour tous les Rwandais. Il fabriquait, développait et entretenait la haine ethnique », souligne Milo Rau.
L’artiste helvétique désigne sa démarche, fruit d’un montage de sources et matériaux en une seule émission, comme naturaliste plus que documentaire, éloignée de tout effet de distanciation hérité du théâtre brechtien.
Le discours d’Anders Breivik
La Déclaration de Breivik (Breivik’s Statement) est une performance-lecture du plaidoyer du tueur de masse norvégien à son procès le 22 juin 2012 avant sa condamnation à 21 ans de réclusion pour les attentats du 22 juillet 2011 en Norvège qui ont fait un total de 77 morts à Utøya et Oslo. Comme à une conférence de presse, la comédienne allemande fille d’immigré turc Sascha Ö. Soydan lit de manière détachée avec pauses, regards levés et mastication de chewing-gum. Soit le symbole d’une intégration multiculturelle que dénonce Anders Breivik.
Elle arbore un t-shirt siglant le profil d’Obama, principal allier de Arabie saoudite qui, selon Breivik, « colonise » le monde en construisant mosquées, « écoles et centres culturels islamiques », qui « propagent l’islam wahhabite, forme très agressive de l’islam ». Faire entendre ces mots dans un tout autre contexte que le procès très médiatisé, superficiel et événementiel dans son suivi médiatique, est une façon pour Milo Rau (qui fait suivre la représentation pour une rencontre-débat avec le public), de faire réfléchir profondément sur l’une des dimension de l’engagement d’action directe d’extrême droite et son discours proche selon l’artiste bernois de l’idéologie de l’UDC dont la campagne anti-minarets est saluée par Breivik également dans un autre document, son manifeste disponible sur le net, Templier 2083. Une Déclaration européenne d’Indépendance.
Bertrand Tappolet
Rens. : www.labatie.ch et www.international-institute.de (en allemand)
Photo Hate Radio : IIPM – International Institute of Political Murder / Daniel Seiffert
Photos The Civil Wars : IIPM – International Institute of Political Murder / Marc Stephan
Photo Breivik’s Statement : IIPM – International Institute of Political Murder / Thomas Müller
- The Civil Wars
- Photo : Marc Stephan