Presque aucun genre et registre cinématographique (fiction, documentaire, reportage promotionnel, témoignage engagé, auto-portrait,…) ne s’est refusé à son talent. Avec à son actif plus de quarante films, l’oeuvre de cette cinéaste se distingue par l’urgence et l’universalité de ses thèmes. L’unité des perspectives morales, la pénétrance du regard posé par l’image ainsi que l’originalité des choix esthétiques : un ensemble qui méritait d’être salué à l’unisson sur la Piazza Grande.
« La première œuvre d’Agnès Varda, La Pointe Courte (1955), peut être considérée comme précurseur du cinéma de la Nouvelle Vague », fait observer Jean-Michel Frodon, éminent critique de cinéma et professeur associé à Sciences-Po Paris, lors d’un dialogue avec Agnès Varda à Locarno. Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, François Truffaut, et d’autres cinéastes, tous férus d’indépendance créative et associés de près ou de loin aux Cahiers du cinéma, gravitent autour de ce mouvement. Ils n’ont pas de programme commun. Seulement l’ambition de faire advenir de nouvelles façons d’aborder l’art et la pratique du cinéma, dans une France de l’après-guerre qui cicatriserait mieux ses blessures collectives. Agnès Varda, Chris Marker et Alain Resnais émargent de ce groupe pour constituer ce que d’aucuns ont appelé « la Rive Gauche », métaphore géographique pour désigner une sensibilité beaucoup plus marquée, chez ces artistes, pour les projets d’émancipation sociale.
L’œil de l’ethnographe
Agnès Varda vient au cinéma par la pratique de la photographie. Son premier travail connu consiste en une série de portraits. Ils capturent la troupe de Jean Vilar en représentation au Festival de théâtre d’Avignon. La France est le lieu de naissance du médium photographique; celui aussi des premières controverses sur la place de la photographie dans l’histoire de l’art et la théorie esthétique. Le goût des images, ainsi qu’un sens inné de l’observation, trouvent toutefois chez Varda son origine dans l’amour pour la peinture. « J’étais notamment fascinée par les œuvres du peintre Edgar Degas, en particulier son travail sur le cadrage. Degas peignait des toiles entières, puis découpait à l’intérieur des toiles pour n’en garder que ce qui l’intéressait », explique Agnès Varda.
D’emblée, la caméra de Varda donne à voir, avec une finesse rare, l’incroyable densité des destins individuels, et leur articulation à la vie collective. Le cours de ces vies a, c’est sûr, une part de mystère irréductible. Mais, l’exploration de l’environnement (physique) au sein duquel elles se déploient permettrait peut-être de mieux les appréhender. La Pointe Courte superpose ainsi le portrait du quotidien d’un petit village de pêcheurs du sud de la France en lutte pour sa survie économique avec l’histoire d’un couple – interprété par Silvia Monfort et Philippe Noiret – en proie aux vertiges de la lassitude amoureuse. Plus de cinquante ans plus tard, une démarche analogue informe Les Plages d’Agnès (2008). Le documentaire est une magnifique méditation filmée sur la vie de la cinéaste. Il fait s’intercaler sa voix-off avec sa présence physique à l’écran. Le paysage est celui des plages de Belgique de son enfance et de la plage de Noirmourtier, où Varda a filmé les derniers jours de son mari, le réalisateur Jacques Demy.
L’engagement féministe
La préoccupation pour les questions collectives semble au moins aussi marquée chez Agnès Varda que le goût pour les psychologies individuelles. Parmi les exemples les plus connus, on peut citer : un documentaire sur les Black Panthers, une installation sur les Justes de France et plusieurs œuvres marquantes sur le mouvement d’émancipation féminine. Réponse de Femmes : notre corps, notre sexe (1975) explore d’un point de vue féministe le rapport des femmes à leur corps. L’une chante, l’autre pas (1976) thématise, par-delà les barrières sociales existantes, la question du droit à l’avortement. Cléo de 5 à 7 peut s’interpréter comme un appel à une conscientisation féministe. L’héroïne de cette fiction est une diva de la chanson. Son personnage satisfait à tous les critères esthétiques et comportementaux du glamour médiatique. Des cheveux blonds permanentés ; la perfection surfaite du maquillage ; la taille de guêpe et les talons aiguilles ; l’allure, mais aussi le discours et les manières hyper stéréotypées : Cléo est l’incarnation de l’idéal féminin sur papier glacé. Pourtant, elle ne respire de loin pas le bonheur. Elle attend les résultats d’une analyse médicale. Son esprit tourmenté lui fait croire à l’imminence de l’annonce d’une maladie cancéreuse qui viendrait rapidement l’emporter. Son angoisse de mort est symbolisée par une peur panique d’atteinte à son intégrité corporelle. Celle-ci n’est que le reflet de son obsession à voir sa beauté, son seul et unique atout dans sa triste manche existentielle, à jamais préservée. L’exploration de cette névrose très spécifique, qui prend dans certaines scènes carrément la forme d’une angoisse de mutilation (verbalisée par l’héroïne), est une critique de la fétichisation du corps féminin dans une société où règne encore la domination du masculin, de ses fantasmes et de ses valeurs. Le spectateur est bientôt l’heureux témoin de la transformation intérieure de l’héroïne. Celle-ci s’opère en écho à la rébellion qu’elle va mettre en œuvre contre les codes et usages qui l’avaient jusqu’ici enfermé. Cette libération s’effectue au travers d’une déambulation, à pied et virevoltante, à l’intérieur de la ville de Paris. Dans la culture occidentale, la flânerie était jusqu’à récemment l’apanage quasi exclusif du masculin. L’affirmation de l’héroïne se joue donc dans l’acte de flâner. La transformation intérieure implique un changement d’attitude vis-à-vis du monde extérieur. Une porte d’accès vers l’Autre s’ouvre alors que la caméra, comme en écho à ce nouveau regard, adopte une multiplicité de points de vue sur la ville de Paris.
Donner à voir la précarité et l’exclusion
Savoir embrasser une ubiquité de regards. Cette exigence est, semble-t-il, au cœur de la démarche filmique d’Agnès Varda. Dans Sans Toit, Ni Loi, récompensé par le Lion d’Or au Festival de Venise en 1985, cette logique est même poussée à son extrémité tragique. Tout à l’opposé de l’héroïne de Cléo de 5 à 7, le personnage de Mona, l’héroïne de Sans Toit, Ni Loi, (le rôle est magistralement campé par Sandrine Bonnaire), doit faire face à un insurmontable déficit d’image. Mona est une sans-abri à l’esprit rebelle qu’une personnalité récalcitrante et des circonstances de vie malheureuses ont plongé dans un engrenage fatal : de la précarisation à l’exclusion sociale et jusque vers la mort. Le film débute et se conclut par la décès de la jeune fille. Le film est une fiction qui fait recours aux artifices du documentaire en faisant témoigner les différents acteurs qui ont côtoyé l’héroïne à différents moments de sa vie. La mort sociale qui est associée au statut de sans-abri et de chômeur précarisé de longue durée est signifiée ici par le dispositif narratif. L’héroïne n’existe que par le point de vue du spectateur. Les vivants évoquent au temps présent du récit filmique la vie passée de Mona. Des « témoins-sédentaires » parlent de sa vie de voyage; des « témoins-travailleurs » racontent une Mona oisive; il n’y a qu’eux pour faire le récit de sa vie et de sa mort, toutes deux confisquées par une solitude absolue et révoltante.
Le Temps d’Agnès
Empreinte d’une pudeur profondément respectueuse des publics qu’elle rencontre (paysans, ouvriers, artisans,…), la caméra documentaire de Varda témoigne aussi du destin d’individus évoluant en marge de la société. Les Glâneurs et la Glâneuse (2000) fait ainsi le portrait d’hommes et de femmes se nourrissant de fruits et légumes non récoltés ou de rebus laissés sur les marchés. L’originalité de ce documentaire consiste aussi en son prolongement en une seconde partie. La cinéaste décide de retourner en effet vers les personnes qu’elle avait rencontrées deux ans plus tôt (Les Glâneurs et la Glâneuse… deux ans après (2002)). « Comme Dans les Demoiselles ont eu 25 ans (1993), les Plages d’Agnès (2008), Agnès de ci de là Varda (2011), il y a cette idée très originale que le passage du temps peut lui-même constituer un matériau de cinéma », fait remarquer Jean-Michel Frodon à propos de cette habitude à retourner sur ses pas qu’a développé la cinéaste. En filigrane de cette préoccupation, on trouve la question de la mortalité de la condition humaine, mais aussi l’enjeu de la conservation de la culture, matérielle et immatérielle. Ce souci explique peut-être la volonté de décloisonner les techniques, mélanger les genres et les supports. Depuis une dizaine d’années, Agnès Varda propose des installations dans le cadre de musées ou autres rendez-vous internationaux prisés des galeristes. Dans Les Glâneurs et la Glâneuse, on peut la voir demander à des paysans ce que représente pour eux l’acte de glâner, et ce en référence directe à un tableau emblématique de la peinture réaliste française qu’elle choisit de leur montrer. Cherche-t-elle à conférer un nouveau sens à cette peinture ? En accord avec un engagement artistique plus que jamais polymorphe, ce geste permet en tout cas de faire entrer la vie quotidienne des paysans (ceux du passé comme ceux du présent) en dialogue avec les mondes de l’art, du musée et de l’exposition. Et ce, encore une fois, de la plus belle et convaincante des façons.