La Compagnie de théâtre de rue Trois Points de suspension offre un inoubliable voyage en continent africain et une exposition didactique au ton décalé agitant et subvertissant nombre de clichés et d’idées reçues. Le spectacle « Nie qui tamola » est un brulot d’intelligence politique documentaire et de noire ironie dramaturgique.
Dans un esprit de comédie politique rappelant dans la veine du stand up moliéresque N’Dongo revient signé du Genevois Dominique Ziegler, la production en deux volets, Nie qui tamola (« l’œil voyageur » en bambara) et La Grande Saga de la Françafrique emprunte à plusieurs sources. Comme dans le meilleur de l’œuvre d’un Céline, la morosité est battue en brèche par la dérision qui le plus souvent équilibre voire occulte le désespoir. L’optimisme tragique de la narration épique ne se dément presque jamais. La gamme du rire est ici extraordinairement étendue et repose sur des techniques et des procédés nombreux. Certain d’entre eux semblent l’apparenter au comique rabelaisien (invention verbale, humour du ventre et du corps), d’autres plutôt à l’opérette, l’opéra-bouffe ou le vaudeville 1900 (burlesque, parodie, sous-entendu), d’autres à la farce ubuesque (caricature, absurdité, hyperbole).
Ce comique rarement gratuit dénonce la « comédie humaine » sur un mode fréquemment cinématographique. Ainsi la dramaturgie et l’esthétique inclinent-elles vers le film d’animation et le dessin animé. Voyez ces mises en corps avec courses poursuites jouant du ralenti, de l’arrêt sur image dans le style de la saga Scoubidou et du manga One Piece, qu’au burlesque et à l’humour vitriolé de Charlie Hebdo et du Canard enchaîné. En témoigne la découverte du Tiers-Mondopoly, un moment d’anthologie animé par où dans un jeu de dupes à cases successives des spectateurs volontaires joueront le rôle d’un réfugié tunisien qui ne trouve nulle part terre promise et une jeune Africaine, Amina, dont la malédiction est d’avoir vu un gisement de pétrole surgir de son jardin et qui disparaîtra victime de la pandémie du sida qui a fait près de 30 millions de morts et plus de 50 millions de personnes infectées en Afrique à ce jour.
Du colonialisme de conquête au néo impérialisme économique, le diptyque mis en scène par Nicolas Chapoulier est aussi documenté que le théâtre du réel enquêtant sur le génocide rwandais, Rwanda 94. Il évoque parfois la pièce sur les relations pétrolières franco-africaines, Elfe la pompe à fric imaginée par Nicolas Lambert à partir d’un procès mettant en lumière l’un des plus gros scandales de la Ve République. Plusieurs milliards du pillage des rentes pétrolières africaines, passés par les comptes en Suisse et au Luxembourg notamment, se trouvent disséqués dans un procès intenté par la compagnie pétrolière Elf qui s’est déroulé en 2003 à Paris. Nie qui tamola interroge le rôle personnel de Jacques Chirac, au cœur depuis plus de 40 ans des politiques de secret et d’impunité ainsi que ceux de Charles Pasqua et de Nicolas Sarkozy, sans oublier la gauche socialiste et François Mitterrand, qui s’inscrivent également dans les mécanismes de « la raison d’Etat ». Peu à peu, se fait jour le procès d’un système, « la Françafrique », et d’un État, la France. Mais le ton est ici résolument tragi-comique, proche de celui de l’homme de théâtre italien et Prix Nobel de littérature, Dario Fo.
Un continent méconnu
L’Afrique peut-elle être visible et audible dans une histoire majoritairement écrite par les Européens ? Le spectacle est parti de ce constat que l’Afrique demeure pour beaucoup un trou noir dans l’esprit comme sur la carte. Un demi-siècle après la décolonisation, l’Afrique semble dans une impasse : développement en berne, situations politiques instables, guerres, sida, famine, confiscation des richesses par une minorité, réchauffement climatique intensifiant la désertification, crise financière et économique, raréfaction du pétrole, de l’eau et des ressources naturelles, corruption érigée en principe de gouvernance. Mais au-delà du constat alarmiste, c’est surtout la place de « l’homme africain » et du migrant au sin de la mondialisation qui sont ici en jeu. Comment se fait-il que sur le sol des ressources naturelles parmi les plus importantes de la planète vivent les plus pauvres de la terre ?
On entend ainsi l’intarissable Jean-Désiré Lambin, souvent menacer par le péril de trop dire en effleurant seulement les réalités, retourner quelques vérités qui dérangent : « Quelle est la plus grande matière première de l’Afrique ? La misère. Le monde entier se fait du pognon sur la misère africaine. » Ainsi le Congo-Kinshasa (« 1 milliard et demi de dollars d’aides, seul 10 % parviennent à l’Africain, souvent une main où la montre en or n’est pas loin »). « L’argent du développement sert d’abord à payer les ONG, les photographes de guerre, les vols charters des renvois. ». « Rendons la misère aux Africains, qu’ils se fassent un peu de pognon ». Point n’est possible de sortir l’Afrique de sa condition sans lucidité sur elle-même et dans l’analyse et sans un certain courage dans l’expression et l’action.
Saga Africa
Voici un road-movie théâtral, un spectacle fleuve à visiter. Autant d’installations et de moments loufoques, où la petite anecdote rencontre l’histoire, celle de la décolonisation. L’opus évoque avec impertinence et dérision les échecs de la décolonisation, les scandales de la « Françafrique », les mirages de la libre circulation des hommes dans une Europe du repli aux frontières chaque jour plus hermétiques et anxiogènes. Et ce constat fort simple. Si le monde payait les productions et matières premières africaines à un prix plus équitable et juste tout en participant à une redistribution des richesses profitant au plus grand nombre et en cessant de prendre tout un continent pour la poubelle des ses smartphones, tablettes tactiles et autres ordinateurs, l’Afrique serait en grande partie bien partie.
Plusieurs oublis néanmoins : le racisme interafricain ainsi que les conflits interethniques, civils et de ce qui reste d’étatique ne sont qu’effleurer. Et ce que l’on appelle désormais « La Chinafrique », où la mis en coupe réglée de l’économie de nombreux pays par un Etat oublieux des droits humains. La controverse autour d’une Chine se comportant comme une puissance coloniale semble éternelle. C’est une controverse inépuisable. Ainsi juste avant la tournée africaine du président chinois Xi Jinping en mars 2013, le gouverneur de la Banque centrale du Nigeria, l’un des Etats qui a pourtant fait de la corruption une culture nationale, Lamido Samusi, fils d’un ancien ambassadeur à Pékin, l’a prolongée dans le Financial Times du 11 mars, estimant que les Africains devaient « se réveiller sur les réalités de leur romance avec la Chine ». Il affirme : « La Chine prend nos ressources naturelles et nous vend des biens manufacturés. C’était également l’essence du colonialisme. Les Britanniques sont allés en Afrique et en Inde pour s’assurer des matières premières et des marchés. L’Afrique s’ouvre maintenant de son plein gré à une nouvelle forme d’impérialisme », a-t-il affirmé. Cette dimension est abordée Pierre Péan dans Carnages. Le journaliste d’investigation estime que si la politique africaine de la France doit susciter examen critique, elle ne mérite pas d’être critiquée en bloc alors que le silence demeure sur la politique dans le continent des autres grandes puissances , USA, Royaume-Uni, Israël et Chine en tête.
La Mafiafrique : un cas de criminalité économique
Ne pouvant arpenter tous les maux, La Grande saga de la Françafrique se concentre sur la politique franco-africaine avant l’arrivée de François Hollande au pouvoir. Une politique dont l’extrême nocivité a été mise en par l’économiste français François-Xavier Verschave. Sur un comique ravageur, on suit après la proclamation de l’indépendance des anciennes colonies françaises d’Afrique, des réseaux politiciens avec l’aval voire la bénédiction des présidents de la Ve République (De Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy) ont assuré la continuité du pillage du continent noir au profit notamment des hommes au pouvoir en France en plaçant des dictateurs corrompus à la tête des Etats nouvellement indépendants.
Le spectacle prolonge, à sa manière, la tradition des conteurs (fabulatori) et des marionnettistes du lac Majeur dont les histoires fantaisistes renversaient la réalité pour faire apparaître le vrai, ces colporteurs de vérité par l’absurde aux personnalités multiples dont l‘acteur et metteur en scène transalpin Dario Fo fut l’un des plus inspirés continuateurs. De même, l’extraordinaire Jérôme Colloud joue avec virtuosité la carte de l’histrionisme. Un simple accessoire lui permet de se métamorphoser en Léopold II, Roi des belges et génocidaire du Congo, Jacques Foccart, conseiller politique français, secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches de 1960 à 1974. Il a été un personnage central dans la création de la Françafrique et découvre ici « Le Livre du Mal » (« Saint Scoubidou, priez pour nous ! »). Ce qui suit est raconté par le menu dans La Grande saga… et détaillé dans l’indispensable ouvrage, Noir silence. Qui arrêtera la Françafrique ? signé François-Xavier Verschave. Foccart épaulé par le mercenaire Bob Denard sont les hommes de l’ombre et réalisateurs de tous les mauvais coups signés de Gaulle et pastichés comme dans un cabaret transgenre.
De Gaulle, Chirac, Mitterrand que le comédien incarne avec force effets de manches, voix et roulements d’yeux, tout en devenant tour à tour le Capitaine Thomas Sankara et son double nettement moins charismatique et assassin Blaise Compaoré, toujours à la tête du Burkina Faso. Le Président du « Pays des hommes intègres » décèdera sous les balles de putschistes de mort naturelle selon un doc militaire français. Cette expérience de la « fable » est importante pour l’acteur qui grâce à elle s’exerce à être en dehors de son personnage (par sa mimographie, ses poses recroquevillées, sa gestuelle foisonnante et « toonesque »), à le critiquer comme un meneur de jeu (buttafuori) qui le présente au public, le soutient ou le discrédite. Il apprend aussi à n’être plus un seul mais plusieurs, à accéder à la « choralité ». Glissant sur les ailes de la distanciation brechtienne, ce jeu épique s’accorde avec une redécouverte du théâtre médiéval, des traditions populaires et de la commedia dell’arte, qui permet au comédien protée de trouver la signature corporelle de chaque inculpé interprété. D’où le recours à des procédés de stylisation ou de grossissement particuliers au cabaret ou au cirque qui véhiculent toute une culture en puissance.
Le Guide du Clandestin
Dès l’entame de Nie qui tamola, on entend « N’ayez pas peur de vous perdre, la pensée de Daniel Meynard est une pensée personnelle et propre à chacun. » Pour l’Espace et dédale documentaire Daniel Meynard, le bonimenteur Jean-Désiré Lambin en pantalon et chemise blanches façon GO du Club Med, présente Supersynapse « avec la fouge d’un Jeune Tunisien qui se jette à l’eau voulant rejoindre les côtes italiennes à la nage ». L’exposition prend le risque de ressusciter les pires clichés coloniaux pour mieux les interroger, voire les subvertir. L’homme dit répondre à toutes questions, assurant une permanence en tentant de donner des clés pour appréhender cette exposition documentaire dédiée à l’ethnologue, philosophe et poète Daniel Meynard, un personnage imaginaire, possédant sa notice wikipedia, invitant au « bivouac cérébral », si ce n’est au « picnic mental ». On lit sur la vraie fausse notice wikipedia : « célèbre pour ses pensées autour des relations Franco-africaines et la création du concept de baobabité ». Soit une réflexion sur les « Identités racinaires originelles mangeuses d’altérité » qui aurait inspiré la pensée indépendantiste des années cinquante. Quand on sait que l’une des photos illustrant cette figure historique est celle de Raymond Domenech alors joueur, qui fut le sélectionneur de l’Equipe de France le plus haï de l’histoire du football, on mesure le degré de mise en abyme parfois potache.
Dans l’exposition, on trouve outre un distributeur de dictons africains, un vrai faux documentaire, La France vue par une ONG sénégalaise, où l’on apprend que « la main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit » Le Guide du Clandestin et ses « 37 modèles de pirogues testés sur nos bancs d’essai ». L’ouvrage promet « les meilleures marques de tenailles anti-barbelés. Les bons plans où dormir avec sa couverture. Un réseau de passeurs super sympas. » Et son supplément gratuit, le manuel pour « apprendre à faire des faux papiers ». Le tableau intitulé Naissance de l’humanitaire, lui, encadre une chaussette accompagnée du cartel détaillant : « La mono chaussette pour accident sur mine anti-personnelle. Invention de Bernard Kouchner donnée à Abdoul Niang lors de son camp scout. »
Ou une œuvre intitulée Mémoire, souvenir du naufrage au large des côtes sénégalaises du porte-conteneurs Marimba qui permis aux plages de Dakar de se faire colorer par des milliers de Moon Boots roses. Ce jour du « Tsunami rose » rapporte notamment aux détournements chers aux surréalistes, dadaïstes et autres situationnistes, indignés ou non et à tout ce que les médias, de Ouagadougou à Paris, compte de publications satyriques à base de caricatures et dessins de presse.
A l’origine la création, il y a d’abord plusieurs séjours effectués par la compagnie principalement en Afrique subsaharienne francophone, durant lesquels elle a récolté au gré de ses rencontres objets et histoires. Le metteur en scène, Nicolas Chapoulier, explique : « On est sorti de ces voyages désillusionnées, désenchantés. Ainsi mandatés pour donner des stages d’acrobatie, notre enseignement touchant au Kenya des acrobates ayant un niveau bien plus élevé que le notre. Les investissements réalisés alors participaient à financer des actions ayant in fine peu de sens. D’où l’envie de proposer une réflexion autour du don, de l’immigration, de l’identité nationale, continentale au détour de la création du dispositif Nie qui tamola. Soit l’axe central du travail, le regard que l’on porte sur les autres. Comment l’Afrique nous voit-elle comme un Eldorado. Comme nous la considérons pauvre, victime d’elle-même, du sida et des guerres ethniques. De quelle manière ce double regard n’est-il pas aujourd’hui un mur érigé de préjugés. Nous avons ainsi créé un personnage fictif commun rendu avec la volonté de l’inscrire dans une réalité et le penser in situ, tant nous venons de la tradition du théâtre de rue créatrice de fables toujours innervées d’une part documentaire authentique. Dans ce village exposition, le public se retrouve dans l’espace mental de Daniel Meynard dans lequel il peut retrouver cet état de confusion dans lequel on peut se trouver en rentrant de voyage. Ce moment singulier où tout s’entrechoque, des les cultures aux spécificités culinaires. Partant ce spectacle tentaculaire va de la recette de cuisine à la politique internationale. »
Des discours et des politiques
Quand Nicolas Sarkozy, aiguillonné par sa plume d’alors, Henri Guaino, déclarait dans son controversé discours de Dakar en juillet 2007 s’adresser « à tous les habitants de ce continent meurtri, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs », et appelait les Africains « à se réveiller », le spectacle en fait son miel. On espère aussi qu’il passera à la moulinette les propos de François Hollande affirmant en octobre 2012 : « J’ai confiance, l’Afrique est en marche ». Les deux présidents ont pris des chemins opposés. Mais est aujourd’hui toujours plus tenace l’incroyable siphonnage des richesses de ce continent par la France notamment, qui ne les paye toujours pas au juste prix (pétrole, gaz, nickel, uranium et la surpêche de bateaux-usines européens) et se garde de lutter efficacement contre le recyclage de l’argent de la corruption. Sous l’écran de fumée de l’aide au développement, la coopération et l’engagement humanitaire, la mobilisation des pays riches (G8) en faveur de l’Afrique a souvent les allures d’une opération de communication couvant des régimes kleptocrates avérés, du Mali au Tchad.
On souhaite ainsi que cette production puisse étendre encore davantage ses ramifications dans les choix de François Hollande et son intervention ambigüe au Mali saluée dès ses débuts par l’inimitable philosophe de pouvoir, Bernard Henri Lévy, qui écrit, le 15 janvier 2013, sur le face-à-face du Président avec l’histoire : L’intervention « confirme, sur le plan des principes, ce devoir de protection qu’avait déjà établi l’intervention en Libye : une fois, c’est un précédent ; deux fois, c’est une jurisprudence ; et, pour les partisans du devoir d’ingérence, pour les adversaires d’un droit des peuples à disposer d’eux-mêmes allègrement confondu avec le droit des nantis à se laver les mains du sort des damnés de la terre, pour tous ceux qui pensent que la démocratie n’a pas plus de frontières que n’en a le terrorisme, c’est une avancée. »
On n’oubliera sans doute pas que ce sont en des termes voisins que plusieurs guerres « à fondement humanitaire » participant d’une instabilité si ce n’est d’un chaos actuel ont justifié l’intervention de forces coalisées occidentales avec les résultats contrastés que l’on sait, de la Somalie à la Libye en serpentant par l’Irak et l’Afghanistan. En trouvant des alternatives au modèle occidental de développement, l’Afrique sera-t-elle plus considérée qu’assistée ? « Nous n’allons pas refaire le monde, nous devons y trouver notre place », affirme le Sénégalais Cheickh Anta Diop. A sa manière, Nie qui tamola y contribue.
Bertrand Tappolet
Nie qui tamola. Parc des Cropettes, Genève, 10 août à 18h et en tournée. Rens : www.troispointsdesuspension.fr
Pour aller plus loin : François-Xavier Verschave, Noir silence. Qui arrêtera la Françafrique ?, Plon, 2000 ; Xavier Harel, Afrique. Pillage à huis clos, Fayard, 2006 ; Pierre Péan, Carnages. Les Guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Fayard, 2010 ; Tidiane Diakite, 50 ans après, l’Afrique, Arléa, 2011.