Artisan d’une démarche artistique novatrice apparue dans le sillage du « cinéma vérité », ce réalisateur américain originaire de Caroline du Nord, enseignant à l’Université de Harvard, est le père d’une œuvre féconde débutée il y a plus de trente ans. Retour sur un travail pionnier qui interroge les contours de la démarche documentaire en éclairant avec une acuité rare l’imbrication des sphères de l’intime et du collectif.
Les premières œuvres de Ross McElwee subissent l’influence directe d’une des écoles les moins conventionnelles du cinéma américain, qui émerge à la fin des années 1950, celle dite du «cinéma vérité». Solidement ancrées dans l’univers créatif d’une ville de Boston en pleine ébullition intellectuelle et artistique, plusieurs œuvres retiennent l’attention de ce fils d’un médecin patricien confortablement installé avec sa famille dans la bonne ville de Charlotte. Ce sont le cas notamment de Primary (1960) de Richard Leacock, récit de la campagne présidentielle opposant les candidats Humpfrey et Kennedy dans l’Etat du Minnesota, et du très remuant Titicut Folies (1967) de Frederick Wiseman, témoignage accablant sur les conditions de vie dantesques des détenus de l’Institut médico-correctionnel Bridgewater. Le dénominateur commun de ces productions: une volonté manifeste de « capturer la vraie vie » sans s’encombrer d’une grosse équipe de tournage ainsi que le recours à une narration dépouillée, se déployant à partir d’une caméra ayant recouvré sa plus simple fonction, celle d’observer « directement » le monde ainsi que la simplicité de ses divers théâtres d’interaction. Ces ambitions déterminent donc la démarche de Space Coast (1978), portrait réalisé, aux côtés de Michel Negroponte, de trois résidents de la base d’essais balistiques de Cap Canaveral. Cependant, 1978 représente surtout « l’année de baptême » de l’œuvre de McElwee par l’achèvement de Charleen, film séminal tant du point de vue des thèmes qui y sont abordés que de la singularité d’une démarche filmique repoussant les frontières du cinéma documentaire et des dispositifs sur lesquels ils reposent. Pouvoir recourir à un équipement haut de gamme (caméra-main 16mm) pour des périodes de temps allant jusqu’à plusieurs semaines est pour l’époque un privilège rare. C’est peut-être l’apanage quasi exclusif des étudiants de la section du film du Massachussets Institute of Technology (MIT), en particulier des élèves inspirés par l’enseignement de Richard Leacock et Ed Pinkus, deux réalisateurs dont les oeuvres échappent aux canons de l’industrie du film. Comme d’autres oeuvres qui traversent ce temps, comme en particulier Life and Other Anxieties (1977) et Diaries (1981) d’Ed Pinkus, Charleen (1978) et Backyard (1984) de Ross McElwee reflètent l’urgence que ressentent alors les réalisateurs d’explorer, comme en cercles concentriques, les différents univers dans lesquels ils évoluent, que ceux-ci soient spatiaux ou relationnels (familial, amical, social,…). Charleen est ainsi, semble-t-il, d’abord le portrait intimiste d’une amie proche du réalisateur qui, du haut (et des bas) de son charme décomplexé, s’évertue à transmettre à la jeunesse afro-américaine de Charlotte une passion amoureuse (de la vie) qui puise au verbe des meilleurs poètes. Mais, le film fait aussi office de chronique des relations interethniques dans une région des Etats-Unis où guettent le fantôme de l’esclavage et le lourd héritage du ségrégationnisme. La dense variété des interactions entre les deux couleurs de peau est explorée encore plus à fond dans Backyard. Une part incompressible de malaise semble ancrée dans une relation encore foncièrement marquée par les inégalités présentes et par un passé immédiat perclus d’injustices. C’est bien la colère, voire le ressentiment, qu’il faut lire sur le visage du frère hospitalisé de Lucille, la cuisinière afro-américaine de la famille dans laquelle a grandi Ross McElwee et que capture une caméra visiblement trop intrusive.
Les multiples présences du Moi
La volonté de sonder les profondeurs des sentiments – quitte à ne s’épargner aucun inconfort personnel – est tout aussi manifeste lorsque McElwee s’aventure, dans ce qui forme le coeur de ce film, dans l’univers de ses propres liens de sang. Au sein d’une famille où l’on a cru mieux pouvoir digérer la douloureuse épreuve du deuil en maintenant sur lui un plus complet silence, le recours à la caméra pourrait permettre au protagoniste principal de briser un tabou fondateur de son existence : celui de la mort de sa propre mère. Alors qu’il est prédit à la même carrière de médecin que son père, l’ironie veut pourtant que le frère du réalisateur soit incapable de le renseigner sur les circonstances du décès maternel. La présence de la caméra ouvrait pourtant l’espace d’une révélation ; ou, quoi qu’il en soit, d’un nouveau dialogue possible. Comment sa présence bouleverse-t-elle précisément la nature des relations entre les protagonistes? Elle modifie la perception de la réalité et contraint celui qui fait usage de la caméra à un permanent retour sur lui-même. Comme le relève Ross McElwee, « si l’interaction filmée semble naturelle ou appropriée, la personne derrière la caméra est en fait la première à devoir s’y adapter ». Paré des manteaux d’une logique implacable, ce constat préside en fait à l’ensemble de la démarche ultra réflexive de McElwee. Trop occupés à se revendiquer d’une objectivité « naturaliste », les partisans du « cinéma vérité » avaient omis de reconnaître la présence du cinéaste derrière le dispositif filmique. Comme l’explique Giona A. Nazzaro, critique de film et programmeur au festival Visions du réel, toute l’originalité de la démarche de McElwee consiste alors à déclarer, en rupture avec eux, que « pour avoir un cinéma documentaire honnête, il faut dénoncer la position du cinéaste dans son propre travail ». Seule une réflexivité constante est susceptible de conférer à la démarche filmique une réelle authenticité.
Le rôle de la voix-off
La présence du réalisateur doit se faire constamment connaître et sentir. Pour y parvenir, elle repose en très grande partie sur la voix-off, d’où l’extrême importance accordée à son texte et à sa musicalité. « Chez McElwee, la voix-off n’est pas séparée des images. S’il est conçu pour être mis en relation avec les images, le texte de la voix-off n’est pas l’illustration des images, ce n’est pas non plus un commentaire. C’est un corps vivant qui rentre en relation avec la matière des images ». Pour être sensible à son immense force d’évocation, en outre, « il faut être familier avec le son de l’anglais américain, et en particulier du Southern English. En effet, l’anglais que l’on parle dans le sud des Etats-Unis est complètement différent de celui que l’on parle par exemple à New-York, à Los Angeles ou à Chicago », poursuit Giona A. Nazzaro.
Une œuvre engagée
Outre le minutieux découpage du texte et la qualitéacousmatique du son, la mise en scène volontaire de son propre personnage est l’expression de la sensibilité esthétique propre de McElwee. Ce témoignage n’est pas incompatible avec le partage de ses convictions personnelles, forgées à côtoyer la grande histoire, dans la réalité comme dans ses films (ou dans la réalité de ses films). On retrouve là sans nul doute l’influence du genre du nouveau journalisme, et notamment des fameuses Armées de la nuit de l’écrivain Norman Mailer (1968), retraçant la marche révoltée sur le Pentagone des opposants à la guerre du Vietnam. Si on le lui demande, McElwee le reconnaît d’ailleurs sans difficulté: son œuvre est loin d’être dénuée de contenu politique. Un des thèmes de Sherman’s March (1986) est clairement la prolifération des armes thermonucléaires. Tout en suivant l’itinéraire du général ayant mené l’Armée de l’Union dans une guerre totale contre le Etats confédérés lors la guerre de Sécession, le film évoque en de nombreuses scènes – en sus des boires et déboires amoureux de son héros – l’enrichissement de l’uranium et du plutonium dans le climat de folle surenchère nucléaire propre à la guerre froide. « J’établis un parallèle entre la guerre menée par Sherman, et la guerre menée par l’armement nucléaire, contre des populations civiles innocentes », explique McElwee. Six O’Clock news (1996) thématise les dangers d’un certain prêt-à-penser consumériste américain, celui de la démagogie et du populisme servis sur les plateaux minables des télévisions locales. Bright Leaves (2003) emmène le spectateur sur le terrain de l’industrie du tabac, florissante à nul autre pareil, de la Caroline du Nord. Le film a certes la dimension d’une méditation autobiographique (l’arrière-grand-père du réalisateur était le fondateur de la fameuse marque « Bull Durham »). Il y a beaucoup à apprendre en le regardant sur la structure socio-économique ou le profil psychologique d’une certaine « personnalité collective » sudiste. Bright Leaves n’est toutefois guère une ode à l’industrie du tabac ou aux vertus de la cigarette. In Paraguay (2008), s’il a pour objet central l’émouvante évocation du processus d’adoption difficile du deuxième enfant de McElwee, dénonce aussi sans ambages les méfaits d’une longue immixtion politique américaine en Amérique latine. Time Indefinite (1993) et Photographic Memory (2012) enrichissent quant à eux peut-être plus amplement la peinture de l’univers des relations intimes de McElwee, notamment par l’évocation des rapports «père-fils » d’une génération à une autre. Les attentes affectives, les aléas de la complicité entre les uns et les autres, les malentendus, les retrouvailles, la recherche du bon positionnement, une large palette d’émotions est explorée. A propos d’un virus de la réflexivité documentaire qu’il risquerait fort de transmettre à un fils semble-t-il plutôt patient et aimant, aujourd’hui déjà solidement installé dans sa vingtaine, McElwee nous rassure heureusement: « Mon fils dit, lui, qu’il veut faire des films de fiction!».