Des ruines de Homs assiégée et affamée où se mêlent douleur, chant et fraternité résistante à travers les carnets vidéos de jeunes syriens (« Return to Homs ») au génocide cambodgien et sa survie dans des camps de travail rendu incroyablement présentes par des figurine immobiles en terre cuite (« L’Image manquante »), des films du réel pistent et dessinent l’humain au cœur de la barbarie. Sans oublier une belle transposition de la fiction due à Agota Krytsof, « Le Grand cahier ».
Jeux interdits
Dans un village proche de la frontière hongroise pendant la guerre, deux jumeaux se retrouvent piégés chez leur grand-mère avare, alcoolique et impitoyable. N’est-elle pas surnommée « la sorcière » selon une rumeur la rendant coupable de l’empoisonnement de son mari ? Livrée à elle-même au cœur d’un conte initiatique, dans une enfance partagée entre sauvagerie et fraternelle fidélité, la paire de garçons semble dépourvue de tout sens moral. Ils dressent chaque jour la liste de leur progrès et de leurs forfaits dans un grand cahier finissant par se confondre avec le destin d’enfants guerriers. Jour après jour, ils font l’apprentissage de la vie, de l’écriture et de la violence.
Le cinéaste hongrois Janos Szasz rend compte, sous une facture classique, de la nudité soudaine de l’enfance face à l’adversité. Il adapte fidèlement le roman de formation Le Grand cahier signé de l’écrivaine suisse d’origine hongroise dont l’enfance restera jusqu’à son décès la cause première défendue, Agota Kristof. Son attention obsessionnelle à un détail, le changement constant du regard sur ce qui entoure, l’inexplicable nouveauté d’un geste d’endurcissement confronté à la cruauté villageoise qui borde un camp d’extermination nuit et brouillard. Les jumeaux, noyaux d’enfance tourmentée du film, sont réellement issus d’une région pauvre et campagnarde de la Hongrie, et viennent d’une famille en situation difficile.
Dotés de cette faculté d’accueil désordonné et hypersensible du réel, les frères ont connu certaines des souffrances et privations des personnages qu’ils jouent, tout en ayant expérimenté les préoccupations (la faim) et les enjeux (la survie) de leur quotidien. Menacé par un lyrisme musical parfois un brin amphigourique, le film recueille toute une expérimentation enfantine et souvent taiseuse qui transite par l’enregistrement silencieux de ce qui l’entoure, qui ne trouve pas sa traduction en mots, mais laisse une empreinte profonde notamment en se confrontant à l’absurdité du monde adulte.
Etat de siège
Laisser une trace, une pièce à conviction, un hommage. En postface de ses Carnets de Homs tenus du 16 janvier au 2 février 2012, l’écrivain new-yorkais star de la fiction historique, Jonathan Littel écrit : « Moi je pensais que ce que j’avais vu était assez violent, été je croyais savoir ce que violent veut dire. Mais je me suis trompé. Car le pire ne faisait que commencer… » Vue de l’intérieur, la suite est l’œuvre de l’exceptionnel Return to Homs signé Talal Derki. Le film se place dans le sillage immédiat d’Abdul Basset Saroot, gardien de but au sein d’une équipe junior syrienne et icône sportive dotée d’une personnalité charismatique. Sans oublier un sens du stand up en chansons célébrant le martyr et stigmatisant le régime. Lors de la révolution du printemps 2011, le jeune homme de 19 ans s’active au sein des manifestations. Avant de prendre les armes pour défendre son quartier de Khalidiya et de commander une vingtaine d’hommes face aux exactions sans nom du régime de Damas. Auprès de lui, Ossama, 24 ans, journaliste citoyen, fait le choix de la résistance armée pour défendre ses horizons démocratiques.
Homs, berceau du soulèvement contre le président Bachar el-Assad il y a près de trois ans. Homs, ville martyre et « capitale de la Révolution » a ses chroniques envisagées par certains de ceux qui ont vécu son siège d’une terrible dureté par les troupes du régime dictatorial syrien et leurs affidés. Une voix off calme instillant un paysage de combats et de ruines incendiées comme une prière poétique : « Reste à mes côtés ! Tiens moi encore aussi longtemps que tu peux. » On suit un cameraman indépendant et engagé, seul à filmer alors qu’aucune équipe de tv étrangère n’est dans la ville à l’époque dès août 2011, à l’en croire. Après les scènes de liesse populaire où Bachar el-Assad est conspué. Un jeune footballer explique : « Les gens veulent vivre dans la paix et la dignité. Le Maire était corrompu. Ils ont demandé sa démission et il fut destitué. Mais le régime les a supprimés. Alors ils voulurent le renverser. Nous n’avions pas d’abord réclamé la chute du régime. C’est ce que nous avons appris qui nous as changé ».
Désenchantement
A l’image, on voit Abdul Basset Saroot craquer de fatigue au sein d’un immeuble détruit, son RPG serré entre les cuisses, l’homme veut tenir encore pour comme il hurle plus tard sur son lit de blessé « ouvrir un passage pour nos familles. Naturellement, il ne peut à lui seul être le protecteur et le défenseur de la population civile de Homs contre les offensives de l’armée de Bachar el-Assad alors qu’aucune contre-offensive ne vient briser un siège mortifère. Les observateurs de l’ONU, eux, n’ont qu’une demi-heure pour constater l’étendue de la détresse et des besoins. Mission impossible.
Enfin, scène surréaliste où Abdul Basset Saroot, à la merci possible de snipers, harangue le cameraman placé sur un autre appartement, éventré lui aussi. Le jeune homme fait le décompte des morts qui pourrissent sur place en contrebas. Cairo Street, leur rue, ils la traverseront en creusant à la main un tunnel souterrain de 13 kilomètres pour échapper à l’étau qui se referme inexorablement sur la ville. Aujourd’hui les tactiques de l’armée du régime n’ont pas varié. Soit bombarder inlassablement, torturer, affamer, soumettre, tuer. Il y a cette globalisation de l’indifférence internationale face près de 150 000 morts que le film interroge en suggérant au cameraman de garder ses images comme des souvenirs en ne croyant plus aux images postées sur internet qui pourraient faire évoluer les lignes de prise de conscience. En ce mois de mars 2014, l’évacuation de la cité se poursuit notamment sous l’égide du Croissant-Rouge, alors que l’on apprend que 11000 détenus sous la garde des forces de sécurité du régime ont été massacrés entre mars 2001 et août 2013.
Mémoires en terre glaise
La notion d’image selon Georges Didi Huberman englobe les images physiques (photographies, tableaux, gravures, photogrammes…) et les images mentales. Des rapports dialectiques entre ces deux « états » – physique et mental – de l’image et leurs ressources sont constamment engagés. Pour le philosophe français, l’image est davantage un geste et une puissance qu’un objet délimité et achevé, un moment qu’un espace circonscrit, plus un processus qu’un terme. Allié geste et processus de refiguration de l’histoire est ce qui caractérise le cinéma de Rithy Panh. De S-21, la machine de mort khmère rouge à L’Image manquante, opus salué par le prestigieux Prix Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes.
L’Image manquante est l’évocation émouvante et épurée, à la première personne du singulier, d’un crime de masse qui n’a pas laissé d’images directes de ses exactions. Confronté à un crime de masse qui n’a laissé aucune image mouvante des massacres, répressions et exactions commis entre 1975 et 1979, lors du génocide qui fit 1,7 millions de morts, le film L’Image manquante fait le choix radical d’un déploiement panoptique d’immobiles petites poupées en glaise réalisées par le sculpteur Sarith Mang . Elles restent intensément présentes, habitant l’image entre une petite enfance heureuse à Phnom Penh, la découverte des tournages de cinéma, « le monde d’avant, de la musique, de la douceur, de la famille ». Ensuite, c’est l’évacuation de la capitale en quelques heures, le 17 avril 1975, et la déportation de 2 millions de personnes par les Khmers rouges. Les figurines représentent des soldats du nouveau régime contraignant les civils à un départ précipité en les obligeant à laisser tout sur place. Et ne cessant de leur mentir sur les causes de cette évacuation (la menace des bombardements américains sur la capitale) ainsi que leur destination finale.
Le cinéaste rappelle que ces 500 000 tonnes de bombes déversées illégalement 1965 à 1973, parce que les bombardements furent effectués à l’insu du Congrès américain par les B52 sous la supervision notamment d’Henry Kissinger. Faisant du Cambodge, une victime collatérale de la guerre du Viêt-Nam, ces bombardements participèrent à précipiter, de gré ou force, une majorité des habitants des campagnes dans le bras des Khmers rouges. Dans L’Image manquante, les figurines restent statiques devant des images d’archives en noir-blanc de la capitale désertée. Il y a aussi les mouroirs que sont les hôpitaux de fortune où le jus de certains fruits a remplacé les médicaments occidentaux jugés « capitalistes ». Ou l’exécution d’une mère tiraillée par la faim. Pour survivre, elle a volé des goyaves et a été dénoncée par son fils.
A l’écran, on suit la réalisation de ces statuettes à l’aide d’un poinçon et d’un pinceau. Elles sont saisies dans des tableaux scénographiques avec parfois une toile de fond représentant un paysage. La caméra de Rithy Panh, variant ses angles, réalise de courts travellings, des panneaux gauche et droit ou des vues en surplomb. Le cinéaste utilise aussi des images d’archives de propagande tournées sous la dictature khmère rouge. Défilent ainsi les travaux forcés pour ériger projets d’irrigation, des digues, voire d’immenses bassins, où l’eau ne coulera jamais selon le témoignage de Rithy Panh tiré notamment de son livre coécrit avec Christophe Bataille, L’Elimination. Le Grand Bond en avant de la Révolution cambodgienne, politique économique qui s’inspirait de celui de la Chine de Mao qui déboucha de 1958 à 1962 sur la pire famine qu’ai connu le pays, est un désastre absolu.
« Mon enfance, je la cherche, comme une image perdue. Ou plutôt, c’est elle qui me réclame. Est-ce parce que j’ai 50 ans ? », affirme Rithy Panh dans L’Image manquante. Pour mettre au jour le passé du cinéaste déporté dans un camp de travail où une partie de sa famille laissa sa vie, la démarche du film rejoint de loin en loin ce que Marcel Proust écrit dans Le Temps retrouvé : « Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création originale. »
L’approche retenue par ce cinéaste franco-cambodgien associe réminiscences autobiographiques, événements dramatiques sur fond de rééducation, de travail mortifère et d’exécutions. Mais aussi des réflexions sur le cinéma et la nature du témoignage. Par des effets de profondeur, de modelé des figurines, un savant jeu sur les flous, les nets, les ombres et une dynamique du montage que complètent des images actuelles de paysans au travail sur le bord des routes notamment, une étrange vitalité, limpide et vibrante, traverse ce récit intime et historique.
En ouverture de ce long-métrage, on découvre, sortie d’une vieille boite métallique à l’abandon, la pellicule en couleur d’un film dévoilant une danseuse traditionnelle, possiblement du Ballet Royal du Cambodge. A même de mettre le temps entre parenthèses, le geste délicat de la jeune femme y est un langage qui s’interdit toute émotion expressive. Les silhouettes graciles de ces danseuses étaient près de quatre cents à enchanter le Palais royal. Après les meurtres de masse perpétrés par la Khmers rouges, de 75 à 79, elles n’étaient plus qu’une trentaine.
Le Ballet royal a ainsi pratiquement disparu sous le régime répressif des Khmers rouges qui ont exterminé presque tous les maîtres de danse et les musiciens ainsi que les danseuses. Dépositaire d’une culture millénaire, il fut réactivé par l’engagement sans faille d’une poignée de survivantes du génocide. Rithy Panh a réalisé en 1998 un moyen métrage documentaire, Van Chan, une danseuse cambodgienne. Van Chan, comme nombre de ses compatriotes, a été forcée de quitter l’école des Beaux-Arts pour effectuer des travaux agricoles forcés, sous la garde des soldats révolutionnaires. A la chute du régime de Pol-Pot, son mari est nommé à une haute fonction administrative, mais les Khmers rouges finissent par l’assassiner. Elle est ensuite devenue professeure de danse traditionnelle et pourvoit seule aux besoins de ses trois enfants. Le film fait le lien avec des danseuses actuelles qui sont montrées comme des flammes fantomales floutées.
« Avec de la terre et de l’eau, avec les morts, les rizières, avec des mains vivantes, on fait un homme. Il suffit de pas grand-chose. Il suffit de vouloir. Son costume est blanc, sa cravate sombre. Je voudrais le tenir contre moi. C’est mon père… ». Le commentaire en voix off accompagne la statuette en argile doit on voix la naissance, la peinture par la main de l’artiste. Ce père qui mourra notamment en refusant de s’alimenter comme un animal, préservant ce qui reste de l’humain dans l’inhumain. Plus loin des images d’archives montre des poissons capturés dans des filets tendus à la verticale. Dans leur absolue dictature mortifère, les Khmers rouges avait interdit toute pêche au « peuple corrompu » des villes déporté dans les campagnes et condamné à la rééducation, le travail forcé jusqu’à la mort pour beaucoup, et la famine permanente qui permet de briser la plupart des résistances. Le jeune Rithy Panh alors âgé d’environ treize ans prend tous les risques en allant pêcher du poisson pour sa mère agonisante, mais arrive trop tard, car cette « Mère Courage » est morte entre-temps.
Le dispositif permet de faire résonner les paroles issues d’un texte cosigné par Rithy Panh et Christophe Bataille qui s’immerge profondément en apnée chez le regardeur. A l’écran s’inscrit une série de vagues roulantes qui engloutissent la caméra pour un naufrage et une noyade de l’être évoqués à plusieurs reprises au cours du film. Comment ne pas songer ainsi à ce qu’avance l’écrivain et poète français Bernard Noël ? Ainsi pour lui, « l’oubli est le contraire du néant. Il est la positivité de l’absence… Le réel est l’oublié du visible : il faut que le voyant oublie d’abord le visible. »
Sur le fait de ne pas animer ces figurines en stop motion ou avec d’autres procédés, le réalisateur confie à La Croix : « Nous sommes des survivants. Nous revivons mais avec une part de mort. Comment parler de cette mort en nous ? C’est pour cette raison que j’ai choisi de ne pas animer ces figurines. Ces personnages figés en terre glaise se révèlent plus fortement par moments que les archives ou les images filmées de propagande. » Le cinéaste sait aussi se mettre en abyme et garder une distance ironique et critique avec son propre statut de rescapé devenu cinéaste lorsqu’on voit apparaître son image dans un poste de tv sculpté miniature comme rescapé, cinéaste et écrivain faisant une fois encore le récit du génocide.
Certains des tortionnaires d’hier ont instauré, dans la région de Pailin, une zone de non-droit, une enclave officieuse des Khmers rouges et du trafic (or, femmes), lieu de peur, raquette et désespoir L’écrivain voyageur Olivier Weber (Prix Joseph Kessel et Albert Londres) décrit ainsi dans son récit Les Impunis des scènes déroutantes. D’anciens bourreaux khmers rouges enrichis par les bordels, casinos, trafic de rubis et blanchiment d’argent, ont servi une idéologie ayant aboli l’argent sous Pol Pot, prônant la pureté, punissant de mort les relations sexuelles hors mariage systématiquement forcés sous la dictature et débouchant sur des viols et violences faits aux femmes, suivent à la TV des extraits du procès en cours à Phnom-Penh et débuté en 2011. Le verdit doit tomber au premier semestre 2014 pour l’idéologue Nuon Chea et l’ex-chef d’Etat Khieu Samphan, octogénaires encourant la perpétuité, et derniers survivants parmi les dirigeants du régime qui a causé la mort de deux millions de personnes.
Par l’incroyable force du cinéma de témoignage, la sobriété du commentaire, l’art d’un sculpteur, qui fait naître sous l’œil de la caméra personnages, décors et accessoires de glaise, puis les peint avec minutie, Rithy Panh parvient retranscrire, avec pudeur et justesse, ce qui, pour tant de survivants, demeure indicible : les souffrances quotidienne, la douleur du survivant, l’amour pour ceux qui sont morts. « Tout malheur est supportable si l’on en fait un conte ou si on le raconte », écrit la philosophe connue pour ses travaux sur le totalitarisme et « la banalité du mal », Hannah Arendt.
Bertrand Tappolet
FIFDH. Jusqu’au 16 mars. Maison des Arts du Grütli, Genève. Rens. : www.fifdh.org.