Un programme de pièces dansées regroupées sous l’intitulé « Mix 9 » permet aux jeunes interprètes du Ballet Junior de Genève d’ausculter les moindres parcelles du corps en ses bondissements et cassures, théâtralités et qualités d’abstraction. De la ligne circulaire à l’ensemble brisé ou à l’unisson, le doute, le questionnement et le désir sont bien au cœur et chevillés au corps de l’adolescence et de la post-adolescence.
Le rapport au temps est au cœur des âges adolescents et post-adolescents. Il a profondément évolué avec la référence au présent connecté aux réseaux devenue dominante. La question des transmissions est dès lors souvent en souffrance, rendant possiblement plus difficile pour le jeune âge l’appropriation de son histoires, ses réalités et autofictions. Prisonnier de l’actualité leur dessinant un univers anxiogène, voire dramatique pour demain ou un idéal théorique largement relayé par la publicité où « tout est possible si tu le veux », les (post-) adolescent-e-s peuvent sans doute, pour partie, retrouver au sein du répertoire et des créations du Ballet Junior une parole qui leur est souvent confisquée ailleurs. Non sans ressusciter des hiérarchies explicites ou implicites dans leur mode de production notamment où le participatif de l’interprète et l’implication des 18 à 24 ans est à géométrie variable.
Les pièces dansées nous permettent-elles de penser la question qui nous est posée par ces âges ? Soit celle de la capacité de l’adulte à transmettre. Le familier y est, certes, précieux, mais les interrogations, références et outils nouveaux se doivent de rester stimulants, vivants et mouvants, à l’égard d’un rythme de vie qui nous emporte et nous formate. A moins que le corps adolescent en danse soit trop vivant, contradictoire pour être consigné dans une histoire, tant il peut être flou, se mouvoir de manière excessive empêchant toute tentative de mise au point comme on le dirait de l’objectif d’une caméra ou de faire le point.
Tournez manège
Sur un plateau nu surplombé de néons alignés, les corps ondulent comme algues marines, creusant ici le dos, ouvrant là, une cage thoracique en de lancinants surplaces, faisant ondoyant les lignes de crêtes mousseuses des bras en de lancinants surplaces. Les silhouettes adolescentes de Merry-Go-Round (qui signifie tour de manège ou tourner en rond) sont prises dans des transes ouatées, désarticulées avec une finesse qui laisse sans voix, bien que leurs dessins corporels électrisent l’air sans trêve ni butée au fil d’un mouvement continu. Une pièce due aux chorégraphes Laurence Yaadi et Nicolas Cantillon qui ont souvent fait confiance aux jeunes danseur-es sortant ou non des rangs du Ballet Junior pour leurs créations de groupes. Des deux soli féminin et masculin, Climax, qui l’ont vu naître, Merry-Go-Round a su préserver ce passage furtif d’images jamais stabilisées. Elles vont du Christ en croix, tête relâchée et bras souffrant disposés en triangles incertains à au plaisir jubilatoire inspiré de la décharge énergétique d’un joueur de ballon rond ou de son supporter au moment crucial du but décisif. Et le « climax », ce point culminant ou acmée toujours différés permettant au mouvement ondoyant, spiralé, tournant de se déployer comme au fil d’une bobine qui se dévide.
Mouvement sans fin
Dans Merry-Go-Round, rien d’anodin à ce que la continuité de la gestuelle qui reproduit une seule phrase (en ses variations anatomiques) semble sur le point de transformer le corps en pure fluide proche d’une sensation de désincarnation. Mais demeure toujours une sensualité à fluer de chair rapatriant de loin en loin les danses orientales parfois puissamment érotisées. C’est une atmosphère à la fois mortifère et plaisante à l’œil au cœur de l’équation : érotisme chic en creusements et girations lascifs, roulis circulaires de bassins + paysage ouaté, électrique, névrotique = Eros enlace Thanatos. Quand un mouvement pareil à une blessure est ouvert, on ne peut plus la refermer, il faut que le monde, l’espace du dedans et du dehors vienne s’écrouler et renaître à l’intérieur. « Reprise pour la troisième fois, cette réalisation répond à l’envie originelle des chorégraphes de dessiner les contreforts d’une masse, voire d’une nuée en accumulation. La phrase dansée a été réalisée une création précédente sou forme de soli (Climax) Elle est ici dansée en l’accélérant et en la ralentissant. Tous les danseurs-es doivent l’apprendre. L’exercice est complexe, tant il n’existe guère de repères dans ce perpetuum mobile – mouvement perpétuel qui peut se répéter indéfiniment avec des variantes. La structuration ou segmentation vient de ce que les interprètes entrent et sortes tels des instruments au gré d’une partition. Il y a aussi de rares moments d’unisson », relève Sean Wood.
Jaillissement dansé
Avec Gender Bounce (Genres rebondissants), la création signée József Trefeli ancien danseur de la Compagnie Alias de Guilherme Bothelo, le plateau se métamorphose en auberge espagnole spectaculaire mêlant styles et genres. Folklore magyare au jaillissement festif et puissant, square dance, rave d’un poing tournoyant, danse électro-tecktonik saccadée. C’est l’occasion pour l’interprète de ramener frénétiquement l’espace à lui avec ses bras. Ou d’être parcouru par une sorte de tremblement parkinsonien exagéré.
Sur une musique tour à tour atmosphérique et rythmée en mêlant rock, électro et techno minimale due à Charles Mugel, se déploie notamment une danse hip hop décéléré métissée de contemporain. Elle rappelle la physicalité acrobatique des Ballet C de la B et de Peeping Tom. Ainsi est ralenti jusqu’à la quasi immobilité le Funky Chicken, une figure issue des danses rurales et d’esclaves, inspirée de la démarche du poulet. Il en ira de même dans la revisitation de plusieurs styles de danse, tels le locking, le smurf ou le hype. Tous emportent danseuses et danseurs dans des spasmes les métamorphosant sporadiquement en étranges poupées.
Rigidités sculpturales ou acrobaties, contorsions et reptations serpentines ou glissées rectilignes, le chorégraphe reste fasciné par les modifications que subissent les mouvements en passant par plusieurs corps et des personnalités différentes. « József Trefeli a demandé aux danseurs-ses de première année âgés essentiellement de 18 à 20 ans, beaucoup d’investissement personnel en termes de force de proposition. D’où une grammaire chorégraphique qui leur colle à la peau et correspond à leur génération. Comme si leur univers était raconté à travers la dimension du transgenre. Une dimension avec laquelle designers et stylistes s’amusent, sans développer nécessairement un rapport à l’androgynie. Cette mixité des genres féminin et masculin insuffle de l’étrangeté à un possible troisième genre », détaille Sean Wood.
Cette création orchestre l’heureuse rencontre de plusieurs expressions dansées (street dance et jazz, orientales, contemporaines, folkloriques) innervées chacune de leurs histoires, formes, identités et horizons culturelles. Entre apprentissage, transmission et fonction de socialisation, la danse retrouve ici une forme de rituel archaïque où nombre de cultures se mélangent afin de dessiner un saisissant maelstrom. Les corps vacillent entre drame lynchien et burlesque d’un être qui ne s’appartient plus. Parfois ils tombent dans des états méditatifs, respirant de haut en bas. Ailleurs ils empruntent des démarches animales ou d’insectes.
Génération transgenre
Pour Sean Wood, les interprètes du Ballet Junior participent d’une génération « qui s’assume, ayant peut d’interdit dans l’image. Une ouverture à mettre une robe même chez des garçons machos ne pose aucun problème. Cela est sans doute dû pour partie à la globalisation et la porosité des modes vestimentaires véhiculés par les réseaux. » Sur le plateau, robes tuniques parfois à volants pour les danseurs, pantalons, casquettes, chemises pour les femmes, tout en passant par les éternels codes féminins. De Marilyn Monroe à Julia Roberts dans Pretty Woman en passant par les tenues hybrides (new wave, lolita, ballerine de bandes dessinées, vamp) de Madonna pour le film Recherche Susan désespérément, les gilets néo hippies déjà croisés dans la franchise Friends à des tenues années 50-60 (la série cathodique Mad Men). Sans taire de longues robes vaporeuses croisées dans les figures féminines tour à tour doloristes et vengeresses des créations expressives de danse théâtre signées Pina Bausch.
József Trefeli a parfaitement retenu de la chorégraphe allemande la plus célèbre, les torsions de bras allongés façon algues, les contorsions de hanches puis les jambes vibratiles. Mais aussi les jeux gravitaires ancrant ici le féminin, là le masculin. Enfin, l’aspect « nouvelle revue chorégraphique » portée par des interprètes vrillant leurs regards dans les yeux des spectateurs. Voyez ces groupes de danseurs-ses déployés en lignes distinctes au fil de ce qui rappelle les frises néo classiques des ballets du début du 20e siècle notamment. Et les dispositifs liés aux shows de mode. Ce cabaret contemporain joue ainsi du voguing, une expression dansée apparue dans les années 1970 parmi la communauté transsexuelle et gay des afro et latino-américains new-yorkais. Le voguing se singularise par la pose-mannequin lors des défilés métissé des mouvements angulaires, linéaires et rigides du corps, des bras et des jambes.
Le glam rock, dont les principaux représentants furent David Bowie et T. Rex, est aussi présent avec ses pantalons brillants bleu électriques et ses attitudes provocantes. Les costumes sont labellisés« gender créatifs ». Ils brassent de fait les formes de plus d’un siècle tout en froissant le hakama, large pantalon cher aux arts martiaux nippons et au chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui. Tous ces vêtements de scène favorisent l’expressivité brulée de sensations corporelles intenses. « Le défi est de faire appel à l’individualité du danseur en sa force de proposition pour mieux la modifier en étant sensible aux harmonies, rythmes et scansions tant colorées que formelles du paysage vestimentaire mouvant », relève la couturière Marion Schmid.
Danses des genres
Pour interroger le genre en danse et en donner quelques théories et incarnations aux interprètes, le chorégraphe a fait appel à Elisabeth Kukorelly-Leverington, chargée d’enseignement en littérature moderne au Département d’anglais de l’Université de Genève. A ses yeux, « la notion de genre désigne la construction historique, culturelle, sociale des identités féminines et masculines. Système dissymétrique et inégal, les hommes ayant longtemps été dans les rapports sociaux en position de domination incontestée et l’homme ayant servi de référence unique pour penser l’universel humain. Dans son essai, Gender Trouble (Trouble dans le genre), la philosophe américaine Judith Butler convoque performances et actes prompts à troubler l’illusion d’une identité de genre stable (féminin/masculin). Il s’agit de déstabiliser la dichotomie du genre en se situant simultanément à plusieurs endroits – féminin et masculin – de ce spectre du genre. »
Alors que la modern dance étatsunienne avait conservé la dualité des sexes et des genres, la postmodern dance s’est souvent efforcée d’estomper les différences de sexe, de genre, comme les marquages sociaux. Le chorégraphe Steve Paxton, toujours aux États-Unis, dans le contexte politique des années 1970, s’inscrivit dans une volonté de remettre en cause les relations de pouvoir, les hiérarchies et les rôles, notamment entre les sexes, grâce à l’élaboration d’une technique. Celle de la contact improvisation, qui repose sur l’échange gravitaire (poids-contrepoids), le toucher et l’écoute des partenaires. « L’objectif était de réconcilier les rôles respectifs des hommes et des femmes qui étaient depuis si longtemps scandaleusement inégaux dans le monde de la danse (et continuent à l’être aujourd’hui) », souligne Mary Fulkerson, qui a participé aux premières expériences.
Pour József Trefeli, le genre permet d’explorer les qualités, voire nuances et extrêmes, notamment gravitaires, féminins et masculins du mouvement, Mais aussi de faire expérimenter un jeu avec les identités et les genres au sein d’un univers performatif et mouvementiste. En témoigne la séquence initiale où deux danseuses vêtues de chemises et pantalons adoptent des attitudes typiquement masculines et machistes. « L’une des interprètes laisse choir un petit livre habillé de cuir alors qu’elle est dans cette tenue vestimentaire masculine. Mais habillée au féminin d’une robe, elle conserve sur elle son cahier rouge. L’autre danseuse dans ce duo masculin-féminin porte des chaussures d’hommes à la main. Vêtue au masculin, elle ne les pose pas au sol et déclinée au féminin elle pose au sol ses escarpins rouges à talons », détaille le chorégraphe. Il poursuit : « Je cherchais ainsi à mettre en lumière le rapport à l’objet dans les identités du genre masculin ou féminin. Pourquoi le livre et les chaussures ? Ce sont des objets qui évoquent des choses différentes pour chaque spectateur, qu’il soit comptable, professeur ou étudiant, et donc nous renvoie à nos rapports intimes avec ces objets. »
« Le chorégraphe ayant initié auprès des interprètes un travail sur la représentation performative et chorégraphique du genre, les inflexions féminines ou masculines d’un mouvement et d’un geste, je les ai invités à se regarder eux-mêmes depuis l’extérieur. Et considérer comment il est possible d’objectiver le corps genré en mouvement », explique Elisabeth Kukorelly-Leverington. Elle ajoute : « Nous avons aussi exploré la manière dont ils se sentent quand ils marchent et dansent comme une femme ou un homme. Le courant pop a généré des interrogations sur le genre. D’où l’écoute commune d’un titre de Madonna, What it Feels Like for a Girl. Cette adepte du voguing, danse née des cultures gay et lesbiennes, amène à réfléchir à la manière dont on se sent au cœur d’un genre. Elle s’adresse ici à un garçon tout en focalisant sur des parties et fragments successifs du corps. Il existe ainsi plusieurs manières contrastées de ressentir le féminin, le masculin et les voyages les mêlant intimement que ce soit au plan des attitudes, des cultures du geste ou du look. »
Bertrand Tappolet
Mix 9. Ballet Junior. Jusqu’au 23 mars 2014. Salle des Eaux-Vives, 81-83 Rue des Eaux-Vives. Rés : 022 329 12 10. Autres pièces : Six Years Later (extrait) de Roy Assaf. Monger (abrégée) de Barak Marshall.