Les âmes grises de la Pologne

CINÉMA • Lodz, 1962. Quatre jours avant de prononcer ses vœux, Anna, une novice catholique et jeune orpheline élevée au couvent, rend visite à sa tante Wanda. Cette dernière l'accueille avec une froideur amusée avant de lui révéler abruptement l'histoire de sa famille juive, dont les membres ont été tués dans les camps de la mort ou exécutés par des civils polonais. Pour filmer "Ida", son drame psychologique en forme de quête d'identité, le cinéaste Pawel Pawlikowski fait le choix d'un noir et blanc classieux, dont il module les transparences, ainsi que du format carré de la pellicule des origines.

Lodz, 1962. Quatre jours avant de prononcer ses vœux, Anna, une novice catholique et jeune orpheline élevée au couvent, rend visite à sa tante Wanda. Cette dernière l’accueille avec une froideur amusée avant de lui révéler abruptement l’histoire de sa famille juive, dont les membres ont été tués dans les camps de la mort ou exécutés par des civils polonais. Pour filmer « Ida », son drame psychologique en forme de quête d’identité, le cinéaste Pawel Pawlikowski fait le choix d’un noir et blanc classieux, dont il module les transparences, ainsi que du format carré de la pellicule des origines.

Les Juifs et la Pologne

L’historien Jean-Yves Potel (1) souligne le caractère courant de la découverte tardive de leur judéité chez nombre de Polonais : « Le film se déroule en 1962. C’est une période où de nombreux Polonais ignoraient qu’ils étaient juifs. Certains ne le savent pas encore. Nés durant la Seconde Guerre mondiale ou juste avant, ils ont été cachés enfants dans des institutions religieuses ou laïques pour être protégés des nazis. Tout au long de leur éducation, jamais leurs origines n’ont été dévoilées. » Outre le fait que depuis 20 ans, l’historiographie polonaise s’est vivement intéressée à l’histoire douloureuse du pays envers les Juifs, Jean-Yves Potel explique au Monde des Religions : « Au moment de la Shoah, la grande majorité de la population polonaise, qui elle-même subit une répression très forte, va devenir indifférente au sort des juifs. Chacun se replie sur soi. On observera néanmoins différents comportements : une minorité va aider les juifs, d’autres personnes vont les cacher et une autre fraction va devenir complice du crime. Cette complicité est variable selon les époques, les lieux, des villes aux campagnes. Ce n’est pas un antisémitisme institutionnalisé comme en France, avec Vichy, mais populaire qu’utilisent les nazis dans les villages. Nombreux sont les paysans qui vont participer au pillage des biens. Lorsque le régime communiste va s’installer au pouvoir, pour apaiser les mémoires, il va blanchir la responsabilité des Polonais vis-à-vis des Juifs. »

La Pologne a compté de multiples acteurs dans les violences, pogroms et le génocide qui touchèrent sa population juive. Il y eut ainsi plusieurs vagues de déportations touchant la Pologne orientale soviétisée entre l’hiver 39-40 et l’été 41. 65’0000 Juifs polonais sont arrêtés et déportés vers les goulags de Sibérie (2). D’autre part, sur les 6 millions de Juifs victimes des nazis lors de la Shoah, la moitié sont originaires de Pologne. Ils disparaissent dans les camps d’extermination nazis ou meurent de faim dans les ghettos. L’histoire relève aussi une participation active de notamment de paysans polonais aux massacres de Juifs (3).

Ida se concentre ainsi, un temps, autour d’une famille pieuse de paysans catholiques qu’une juge en disgrâce (impeccable Agata Kulesza) interroge, se confrontant à une culture du déni face aux crimes commis. Crainte et respectée, sous le surnom de « Wanda la rouge », elle fut Procureure de la République dans le Parti communiste polonais des années 1950. Elle condamnait alors par charrettes les sociaux traîtres au nom d’un idéal porté disparu et qu’elle redécouvre dans le visage de sa nièce, Anna, sous les traits d’une foi lui paraissant irrationnelle et qui pourtant doute. Aujourd’hui, minée par une incroyable lassitude de soi, désabusée, solitaire alcoolique, elle s’offre à des amants éphémères croisés dans les bars.


En quête des origines

Les émotions sont passées à l’étouffoir alors que les corps semblent s’épuiser de l’intérieur dans ce film qui tente de retrouver le canevas intime d’une époque. Non sans ce qu’elle voudrait une amitié complice, tendre et désirante, cette femme de loi à la dérive tisse une relation avec sa nièce, une jeune et belle femme, Ida Lebenstein, qui est le vrai nom d’Anna, incarnée toute en retenue et détermination butée par Agata Trzebuchowska, à la fois insondable et étonnement transparente. Cette jeune fille souvent silencieuse semble abonnée à l’intériorité de par son mode de vie conventuel austère. Mais la religieuse se révèle non dénuée de désirs et d’humour plutôt dans le dessein d’expérimenter l’inédit. Les deux femmes partent dans la voiture de la juge à la recherche du funeste destin ayant touché la mère et le frère d’origine juive d’Ida. Enragée par les dénis et la médiocrité ambiante, la juge mène l’enquête tambour battant, recourant à une menace plus imaginaire que réelle auprès du paysan récalcitrant à livrer la vérité, style : « Je peux vous briser ».

Le film vaut surtout pour le portrait croisé de ces deux personnages forts au fil de plans fixes à l’esthétique un brin trop raffinée, jouant sur le champ de profondeur des noirs et toute une gamme de gris, insufflant une densité au numérique qui rapatrie dans son meilleur quelque chose des splendeurs d’épiphanie des maîtres que sont Tarkovski, Bresson, Dreyer, et, dans une moindre mesure, Alain Cavalier.

Plus tard, Ida ôte son voile, libère ses cheveux, emprunte la robe et les souliers à talons de sa tante qui s’est suicidée, fume cigarette sur cigarette, boit de la vodka comme elle, est ivre comme elle. Elle rencontre un jeune saxophoniste lors de séquences où il joue en concert des standards jazz dus notamment à Coltrane et des titres signés Adriano Celentano, qui distillent une suavité poisseuse et sexuée. Dans le lit, après l’amour, le musicien lui propose de partir en tournée, marcher ensemble au bord de la mer, elle qui n’a jamais rien vu. Elle sourit doucement : « Et après ? »… « Après, on achètera un chien et une maison ! Et on aura des enfants. » Oui, mais après ?… « Après, on aura des problèmes, comme tout le monde ! C’est la vie »… Soit la vie de couple et sa dimension asséchante éminemment prévisible. La séquence d’après, précisément, découvre Ida marchant solitaire sur une route, délaissant la petitesse annoncée du scénario de la félicité conjugale. Un prélude de Bach l’accompagne, le même que retient Andreï Tarkovski dans Le Miroir.


Alternance d’atmosphères

Adepte fervent de la construction maniériste frisant l’académisme et armé d’un sens esthétique vaporeux, Pawel Pawlikowski réfléchit en peintre pour abstraire une image en « surdécoupant » l’espace avec cette façon ostentatoire d’incruster tout ce qui est volatile entre songe cotonneux et réalité dramatique ou doucement mélancolique. Le réalisateur dit une part de ce que le metteur en scène et dramaturge polonais Krzysztof Warlikowski déploie dans son théâtre – (A)pollonia – sur le catholicisme, l’antisémitisme, le communisme, le nazisme et les atrocités commises envers les Juifs en Pologne, mais de manière bien moins véhémente, comme en creux. C’est la banalité du mal et les meurtres commis pour des motifs bassement prédateurs, comme s’approprier une propriété, qui viennent troubler une croyance en Dieu.


Décadrant par instants les visages laissés aux lisières du visible, l’opus ménage de grands espaces vides au dessus des personnages dans l’image y insufflant le poids de l’histoire et des non dits, si ce n’est une tension, comme dans cette forêt hantée d’une petite musique tchekhovienne sensible aux non-dits. Le film alterne le sombre et le lumineux, le grave et le léger mélancolique, ses ritournelles populaires (Love in Portofino, 24 000 Baisers, Guarda che luna), avec moins de suspensions du récit que d’indétermination fondamentale. A la fin, le filmage sort finalement de son cadrage au cordeau pour suivre en cahotant le visage de la jeune novice au regard tourné vers l’intérieur. La novice est sur sa route de campagne, peut-être libérée du monde, mais faisant le choix probable d’une forclusion définitive au couvent, alors que dans les années 60, de nombreux jeunes Polonais se tournent effectivement vers la religion. « L’Eglise catholique polonaise est la seule du bloc de l’Est à avoir réussi à imposer une certaine indépendance vis-à-vis des communistes », relève encore l’historien Jean-Yves Potel.

Bertrand Tappolet

Ida, Cinéma Les Scala, 23 rue des Eaux-Vives, Genève et en Suisse romande

(1) Jean-Yves Potel, La Fin de l’innocence. La Pologne face à son passé juif, Edition Autrement, 2009
(2) Cf. Laurent Rucker, Staline, Israël et les Juifs, Paris, Presses universitaires de France, 2001. Laurent Rucker « L’Union soviétique a-t-elle sauvé des Juifs ? », Les Cahiers de la Shoah 1/ 2002 (no 6), p. 59-87. A consulter sur : www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-shoah-2002-1-page-59.htm.
(3) Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 2007