Manières de vivre et luttes sociales

Dans ses Investigations philosophiques [1], le philosophe analytique Ludwig Wittgenstein (1889-1951) emploie la notion de « jeu de langage ». Comme exemples de jeux de langage, il cite notamment commander, jouer du théâtre, deviner des énigmes, solliciter, maudire, saluer, prier. Il attire notre attention sur le fait que dans une société, à un moment donné,...

Dans ses Investigations philosophiques [1], le philosophe analytique Ludwig Wittgenstein
(1889-1951) emploie la notion de « jeu de langage ». Comme exemples de jeux de langage,
il cite notamment commander, jouer du théâtre, deviner des énigmes, solliciter, maudire,
saluer, prier. Il attire notre attention sur le fait que dans une société, à un moment donné, il
y a des pratiques, accompagnées de langage, qui se conforment à un code et sont comprises
par tous. Ces pratiques diffèrent selon les cultures et dans une même culture évoluent selon
les circonstances.

Il me semble que la notion de « jeu de langage » est utile pour aborder les pratiques politiques.
Il y a des époques où dans la société, on comprend ce que veut dire revendiquer,
manifester, convoquer et mener une réunion, parler en public pour mobiliser. Ces pratiques
sont des jeux de langage. Les comprennent aussi bien ceux qui y participent, que ceux, sympathisants
ou adversaires, qui en sont spectateurs. Il est en revanche des époques, comme
les vingt dernières années, où ces pratiques ne sont souvent plus comprises. Le langage de
la révolte (de l’indignation, de la désignation du responsable, de la volonté d’agir pour
changer les choses) apparaît seulement comme métaphorique ou littéraire (on peut en faire
des chansons ou des vidéos, mais guère plus) ; et le langage militant, où l’on veut sans demimesure
un avantage nouveau, où l’on appelle à descendre dans la rue en criant et en portant
des banderoles, où l’on se retrouve autour d’une table pour, suivant l’ordre du jour,
commenter les événements, décider ensemble et s’encourager, semble tout aussi étranger
à la majorité (qui n’est par ailleurs plus sensible à l’éloquence ou à l’espoir d’un monde différent).
Ces pratiques sont aussi liées à des « formes de vie », autre terme utilisé par Wittgenstein,
comme celles excellemment décrites par Pierre Sansot : « La convivialité et c’est la
vente de l’hebdomadaire auprès des marchés, les langues qui se délient, les poignées de
main fraternelles, les réunions de cellule qui se prolongent par un pot. Le coude à coude culmine
lors de la fête départementale annuelle aux odeurs de merguez et sur des airs de
danse. » [2]

Ces dernières décennies, on a mis au point de nouvelles pratiques, l’évitement des conflits,
la négociation continuelle, la réduction des tensions et des oppositions. Ce sont de nouveaux
jeux de langage, où négocier, collaborer, atteindre des objectifs immédiats remplacent
les usages de la révolte. Ceux qui ont vécu dans le contexte de la lutte et dans les
milieux régis par les anciens jeux sont désarçonnés, comme ceux qui ont grandi dans les
nouveaux modèles ne voient plus de quoi parlent les tenants de l’autre discours.

La notion de jeu de langage n’explique pas pourquoi les choses changent, elle ne dit rien sur
les aspects positifs ou négatifs de ces changements. Elle est pourtant précieuse en ce qu’elle
peut nous éclairer sur certaines difficultés rencontrées aujourd’hui. Si le message de la
gauche radicale a de la peine à se faire entendre ces dernières années, n’est-ce pas parce
qu’il se situe dans des jeux de langage (celui de la révolte, de la manifestation, du militantisme,
de l’adhésion à un idéal) aujourd’hui mis à distance ? Mais doit-on en conclure qu’il
faut s’adapter aux nouveaux jeux ? Certainement pas. Les jeux de langage sont des comportements
adoptés par en tout cas la majorité d’une société comme réactions à certains
faits [3]. Ce sont des manières de traiter les faits, et les faits restent ce qu’ils sont. Ainsi, qu’on
désamorce aujourd’hui les conflits dans la pratique et le discours ne veut pas dire qu’ils
n’existent plus. On reste donc libre face à eux d’adopter de nouveau un discours de refus. Le
discours majoritaire exerce il est vrai une lourde influence. Mais la société évolue, notamment
par des interventions minoritaires. Il s’agit ici d’évolutions culturelles et les évolutions
culturelles sont toujours complexes, parfois très lentes et souvent inattendues. Il est sûr
qu’on ne peut d’un claquement de doigt les provoquer et les contrôler. Mais le discours de
l’indignation qui renaît actuellement montre que les nouveaux jeux (consensuels) liés au
contexte libéral peuvent être contestés.

Ainsi notre discours de refus de l’injustice et de combat pour une autre société est toujours
vivant ; et dans les termes de Wittgenstein, s’il n’était plus compris à travers les anciennes
formulations, il pourrait se dire à travers de nouveaux jeux de langage. Un grand défi se
dresse pourtant devant nous : une part importante du discours de refus est aujourd’hui formulée
en termes xénophobes, combinant la défense des possédants et la désignation de
boucs émissaires. Et désamorcer ces jeux pernicieux est pour l’heure une priorité, qui n’a rien
de facile (beaucoup de récentes élections européennes en sont la preuve) [4].


[1] Spécialement le paragraphe 23 de la première partie, pp. 125-126 de la collection Tel, Gallimard 1961.

[2] Les gens de peu, Presses Universitaires de France 1991, coll. Quadrige, p. 22.

[3] Les réactions dépendent du sens de son propre intérêt, des sentiments (par exemple d’espoir ou de peur) ou des attitudes
morales (comme le souci d’autrui ou l’égoïsme).

[4] Le Matin Dimanche du 20 octobre cite menacer, insulter et intimider comme trois caractéristiques du fonctionnement du
MCG. Voilà trois « jeux de langage » auxquels dans l’extrême droite s’ajoutent d’ordinaire détester ou haïr et mépriser, et pour
la majorité croire aveuglément et obéir. Tout un programme qui peut malheureusement devenir à l’occasion un code accepté
par beaucoup !