Proudhon et Courbet. Duel sur la toile et dans la vie

THÉÂTRE • Au fond de la scène qui accueille « Proudhon modèle Courbet » de Jean Pétrement, trône « L'Atelier du peintre », une toile préparation pour l'Exposition universelle de 1865 qui la rejettera. L'atelier de Courbet voit, lui, la confrontation entre deux figures majeures du siècle des Révolutions espérées et niées : Gustave Courbet et Pierre-Joseph Proudhon.

Au fond de la scène qui accueille « Proudhon modèle Courbet » de Jean Pétrement, trône « L’Atelier du peintre », une toile préparation pour l’Exposition universelle de 1865 qui la rejettera. L’atelier de Courbet voit, lui, la confrontation entre deux figures majeures du siècle des Révolutions espérées et niées : Gustave Courbet et Pierre-Joseph Proudhon.


Allégorie peinte et réelle

S’imaginant tel Rembrandt ressuscité, Courbet (Alain Leclerc) tente de dépeindre dans son tableau la société, ses classes, la vie et la mort, le peuple dans sa diversité, les lueurs émancipatrices républicaines. Hors son modèle féminin, Jenny, il ne recourt qu’à des images, photographies ou gravures. On découvre Courbet peignant un modèle que représente la toile en train d’être peinte. Car dans cette « allégorie réelle » intitulée L’Atelier, il y a bien un tableau dans le tableau. Un paysage de Franche-Comté se détache au premier plan que prolonge le corps paysagé de la femme modèle dénudée, muse et maîtresse.

Pour donner corps aux modèles successifs de Courbet (1819-1877) et aux tentatives d’émancipation féminine du 19e siècle, la dramaturgie a imaginé Jenny (Elisa Oriol). Elle est ici une contradictrice, broyeuse de formules tapageuses et de mâles préjugés. Ainsi cet épisode scénique qui la montre en train de moudre le café et feignant la jouissance à l’écoute de la pensée antiautoritaire désordonnée d’un Proudhon troublé (Jean Pétrement).

Dans l’équilibre tenu entre la présence de ses trois personnages et le choix, comme élément scénographique principale, la toile en préparation, L’Atelier, la pièce relaye parfaitement une idée de Courbet : L’égalité des sujets. Dans le tableau, tout est digne d’être représenté. Même le démuni, le travailleur harassé et magnifié parfois, le laid selon les normes classiques.
Dès l’entame, on découvre le peintre jouisseur, charnel, enivré de bière et de femmes et imbu de lui-même. L’une des convictions de Courbet était l’incompétence de l’Etat dans le domaine de l’art. A ses yeux, nulle démocratie sans un art libéré de toute mainmise gouvernementale et soutenu par le mécénat privé.


Proudhon, un socialiste mutualiste

Proudhon modèle Courbet voit le personnage du peintre maugréer contre Jenny, son modèle à demi nue, qui ne s’en laisse pas compter. Sa devise héritée de son père ? « Crie fort et marche droit ». Entrant à la dérobée, Proudhon surprend un coït qu’il ne saurait voir. En bon hygiéniste social, il stigmatise la condamnable inclination du peuple toujours « prompt à forniquer », à l’en croire.

Cet enfant terrible du socialisme est aussi travaillé par une misogynie qui effondre. Proudhon (1809-1865) est ce tribun passionné alignant les adjectifs vindicatifs contre le règne de Napoléon III. Il fut néanmoins peu entendu par les politiques et les publics de son siècle alors même que Charles Augustin Sainte-Beuve le décrivait comme le plus grand prosateur de son temps, ou Georges Sorel comme le plus éminent philosophe français du 19e siècle. Marx lui-même a retenu chez lui notamment la théorie de la plus-value que Proudhon formulait dans Qu’est-ce que la propriété ? (1840) : « Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Louqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme des salaires eût été la même. Eh bien, un désert à mettre en culture, une maison à bâtir, une manufacture à exploiter, c’est l’obélisque à soulever, c’est une montagne à changer de place. La plus petite fortune, le plus mince établissement, la mise en train de la plus chétive industrie, exige un concours de travaux et de talents si divers, que le même homme n’y suffirait jamais. » A la suite de la révolution de 1848 et de l’instauration de la IIe République, Proudhon est élu député et siège à la commission des finances de la Chambre. Il y défend la création d’une banque nationale, capable de centraliser la finance ; la monnaie, gagée sur la production, n’y aurait qu’une valeur purement fiduciaire (le franc est alors gagé sur l’or). Il réclame aussi la réduction des taux d’intérêt, d’escompte, et celle des loyers et des fermages. Après les journées de Juin, ces propositions, qui ne verront pas le jour, font de lui la personnalité politique le plus caricaturée et diabolisée de l’époque par la presse bourgeoise.

Rivé à la table de cuisine de Courbet, Proudhon se défend de prôner la suppression de la liberté individuelle, mais sa socialisation. « Je n’aime aucune divinité, qu’elle s’appelle Dieu, Etat ou propriété », écrit-il. Jenny, narquoise, lui rétorque : « Vous êtes un idéaliste. Assez de pureté Proudhon ». En dispute avec la jeune femme, il lâche : « Je souhaite aimer ma femme autant que j’ai aimé ma mère ». En cet homme, Courbet voyait un père aimant. En témoigne ce portrait posthume et idéalisé de « Proudhon et ses enfants » (1865). Peint de mémoire, le visage de ce réformateur de l’ordre social n’a pas conservé ses rides, quand on le compare aux photos de Nadar. On est loin de l’image d’Epinal du penseur farouche, dans cette noblesse à l’antique qu’affiche le penseur vêtu d’une blouse d’ouvrier.


La pièce joue avec finesse des va-et-vient entre idées, peinture, société, côtés public et intime des personnages. Sans omettre un lyrisme discret fidèle à l’œuvre peint de Courbet, ce poète amoureux de la solitude et rêveur attaché au pays natal. Ce voyeur aussi, ensorcelé par le du corps-paysage de la femme, partagé entre rêverie et volupté. A l’instar de la volonté artistique de Courbet, la mise en scène met « l’art au service de l’homme ».
En 2009, l’éditeur Edward Castleton s’interroge sur la postérité de Proudhon : « Dans toutes les tentatives actuelles visant à « moderniser » le socialisme, existe-t-il une place pour une idéologie prônant une rupture de classe radicale mais pacifique ; exigeant l’organisation de la société en fonction d’une division du travail mutualiste et visant à une moindre différenciation des salaires ; recherchant la justice en se souciant de l’économie ; préférant la représentation socioprofessionnelle à un suffrage universel toujours susceptible de dégénérer en césarisme ; déclarant la guerre aux spéculateurs et aux grandes fortunes ; prêchant un fédéralisme radicalement décentralisateur et non point libre-échangiste ? ». Sur un drap tendu devant le plateau de de Proudhon modèle Courbet, cette phrase projetée du penseur socialiste accueille le spectateur : « Ne regardons jamais une question comme épuisée. » Dont acte.

Bertrand Tappolet

Proudhon modèle Courbet. Chapelle du Roi René, 4 bis, rue Grivolas. Avignon. A 12h. Jusqu’au 31 juillet puis en tournée française. Rés. : 0033 4 90 82 23 35. Rens. : www.theatre-bacchus.fr