Dans « L’Hiver dernier », drame humain signé John Shank, résister, c’est d’abord un état d’esprit. Une manière de ne pas se soumettre, de refuser d’être assujetti à un ordre dont on ne veut pas, batailler pour la dignité et la fidélité à des valeurs, quitte à tout perdre.
Johann (minéral et vibratile Vincent Rottiers) est éleveur de bovins dans l’Aveyron. Le visage indéchiffrable du jeune homme est une synthèse parfaite de l’ambition propre à la réalisation, à la fois pure surface de projection et vrai bloc d’étrangeté, tenant d’un équilibre incertain entre abstraction et ambition documentaire. Face à des collègues désireux de délocaliser une part de leur cycle productif en Italie et prompts à délaisser des approches de travail autonomes mais couteuses, il opte, seul contre tous, pour un idéal qu’il ne peut lui-même plus réaliser, faute de crédit bancaire notamment.
Résister et attester de sa disparition
Résister à l’apparente fatalité d’un exode rural, d’une délocalisation, reviendra alors à rencontrer, la tête haute, une fuite. Pour remettre en jeu sa propre existence. Il y a plus qu’une simple parade vitale en ce geste. Sean Penn dans son film Into the Wild, suggérait que le goût immodéré de la nature vierge et de l’isolement revient parfois à un désir de néant. C’est contre cette néantisation que lutte Johann avant de se retrancher en lui et s’évanouir au cœur du paysage. Eleveur dans la région et principal conseiller du tournage, Henri Mouret subsume le concret auquel il est confronté : « J’ai refusé l’outillage et les bâtiments modernes pour fuir les charges. Si j’avais marché dans le système, je serai obligé aujourd’hui de me séparer de la terre de mes ancêtres. Désormais, on ne rémunère plus les gens par rapport au travail fourni mais plutôt par rapport au capital qu’ils détiennent. »
« J’appartenais à cette terre comme mon père à moi et son père avant. Elle m’a tout donné, elle m’a porté jusqu’ici », lâche le héros, en voix off, au cœur d’une pénombre amniotique. Résister comme on respire, car de souffles mêlés comme horizons intérieurs et rythmiques, le film n’en manque pas. Résister revient à défendre non plus simplement sa vie mais les valeurs sans lesquelles celle-ci ne mérite plus d’être vécue. « Au cours du récit, le personnage devient toujours davantage un objet, être matière, pareil aux autres éléments naturels, s’y fondant littéralement », relève le réalisateur. Davantage que des univers filmiques parfois primitivistes croisés chez Robert Bresson, Ermanno Olmi, Bela Tarr, ou au gré du Jeremiah Johnson signé Sydney Pollack, on se souvient alors du cinéaste belge Bruno Dumont. Qui a construit son opus, L’Humanité, autour d’un « corps pensant », dont les actes et paroles se réduisent à l’essentiel, au prosaïque, mais dont le corps et les yeux ne cessent de crier, de supplier.
Le réalisateur est un arpenteur du « drame rural », dès ses courts-métrages, Les Mains froides (un bambin se confronte à la mort par le cadavre d’un agnelet), Un Veau pleurait la nuit (un fils fermier et son père agonisant). L’Hiver dernier voit un homme âgé (prodigieux Michel Subor), qui bénissait jadis la nature et les êtres vivants lors d’une fête orageuse. Il voulait faire évoluer la coopérative, pour assurer la survie de tous. Assis aujourd’hui sur son lit et condamné à une fin rapide, il confie à Johann : « Tout est pourri de l’intérieur. Où ils sont mes fils ? Moi aussi j’ai donné toute ma vie, comme mon père. Je voulais aider, c’est tout. Pourquoi tu te poses comme un roc ? Pourquoi tu laisses pas aller le monde à son rythme ? » De manière étonnante, le cinéaste fait de l’émotion dans la souffrance un point de rencontre où exigence et responsabilité s’inscrivent à même le corps. Il y a dans cette séquence, qui réunit les deux hommes de générations et projets de production contrastés, un lien éthique profond dans la proximité des corps, dans le souci commun d’avoir à vivre et à mourir sous la menace de périr. Cette dimension interroge à l’heure des délocalisations et fermetures de sites productifs partout en Europe. Cinéaste humaniste au même titre que Jean Renoir et Laurent Cantet (Ressources humaines), il n’est pas question pour John Shank de proposer une vision duale, manichéenne de l’Homme. Montrer l’humain, c’est aussi parler de ses nuances, exposer les incohérences de chacun.
Sens en éveil
Le réalisateur invente des ilots de sensorialité où le tumulte du monde cesse un instant pour laisser pénétrer le plein jour de la vie. Face au monde trop lisse de la globalisation, qui se dérobe à sa prise, Yohann éprouve le désir de renouer étroitement le contact avec ses bêtes. En témoigne la scène élégiaque en pleine nature illuminée comme une toile de peintres paysagistes américains du 19e s., où il écoute l’animal qui va mettre bas, sent ses sabots. Plus loin, il y a cette sœur (Florence Loiret Caille, impressionnante d’hébétude) que l’on dirait autiste. Et dont il va vouloir, un temps, s’occuper du corps en catatonie alors que tout semble se déliter et se perdre pour lui. Au-delà de ce refus déroutant de l’irréversibilité du temps, on songe à ces mots du poète activement engagé au sein de la Résistance, « école de douleur et d’espérance » pendant l’Occupation, René Char : « J’aime qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi ».
Fermez les yeux, imaginez une vaste lande neigeuse battue par les vents tour à tour virevoltants, lointains puis terriblement proches. Et au milieu de ce paysage neigeux trempé d’une atmosphère bleue pétrole, un homme se détache lentement de la matière de l’image, et sur cette colline si large que seule une voix off bien distincte peut y tenir, on entend le protagoniste principal, un fermier, Yohann. « Dormir. Dormir. Puis me réveiller au matin avec les premiers rayons du soleil. Comme quand j’étais petit. » Aux yeux du réalisateur, « l’idée du sommeil et de l’enfance sont clairement reliées. C’est l’aspiration à pouvoir être bercé, tenu, contenu dans quelque chose qui apaise. Au début, le personnage met en exergue une dimension qui participe de la nécessité de sortir de l’enfance, devoir naître et partant de disparaître, ce qui est l’un des conflits premiers de tout humain. Biologiquement il est né au monde et aimerait peut-être quelque part, même en sachant que ce n’est plus possible être un enfant et dormir paisiblement. »
Enfance perdue
Tout au long de L’Hiver dernier, l’enfant est peut-être ce compagnon, visible ou invisible, dont les signes de reconnaissance et ne réduisent pas l’enfant à un souvenir. Ils n’empêchent ni la part de l’ombre ni le sentiment de la solitude, ni la certitude de la séparation. Sa présence en lui et à côté de lui est vécue par le jeune comme une énigme et une réalité qu’il laissera à la fin sur une route empaumée dans un voyage sans retour. Qu’il se cache de celle qui l’aime avant d’observer de loin ceux qui enlèvent ces bêtes et de se recroqueviller dans l’étable désertée, Johann n’aura de cesse de vérifier cette pensée de Hegel : « les enfants sont la mort des parents. » A la fois démiurge au sein d’une économie globalisée où tous vont le lâcher au sein de la coopérative, celle des idéaux paternels mis en brèche par une paysannerie laminée par l’impossibilité de vivre de ses élevages et de payer leurs cotisations.
Rien n’à avoir ici avec les souvenirs des terres de l’enfance. La trajectoire du personnage principal ne se réduit pas à la quête volontaire d’une survie, à la songerie nostalgique d’un vécu ancien. Mais il se vit plutôt comme un surgissement de « blocs perceptifs » où le passé mort et « l’enfantôme » qui nous habite trouvent une autre expérimentation et même un avenir. Ainsi la scène dans le lit où un enfant demandant à l’autre plus âgé de lui raconter une histoire se voit rétorquer simplement : Dors. « Autre élément qui rapporte à ce désir. Non de félicité absolue, mais de soif d’enfance encore présent chez un adulte », souligne John Shank.
On retient la façon de filmer des gestes, les respirations nocturnes, les souffles diurnes, le lien entre l’homme et ses bêtes. Ancré dans le réel et l’actualité sociale contemporaine, le travail de John Shank, 27 ans, revêt néanmoins une forme poétique, opaque. Malgré la rude et abstraite existence des personnages, le film atteint une forme de sérénité, de plénitude, mais aussi de souffrance et de désespérance, butée. Fruste et parcellaire. Un film doux et puissant, tellurique, charnel, cosmique, où le moindre éclat de réel est magnifié par l’image du chef opérateur, Hichame Alaouié. On peut comparer L’Hiver dernier à Sokourov, qui a une manière singulière de distendre la réalité pour mieux la voir. Le cinéaste rejoint aussi les poètes français de l’image sensorielle, parmi lesquelles Claire Denis (L’Intrus) Philippe Grandrieux (Sombre) et Fabrice Gobert (série Les Revenants), tout en gardant un œil du côté des premiers Terrence Malick (La Ballade sauvage, Les Moissons du ciel). Il développe aussi un lien puissant à l’étrangeté atmosphérique soutenue par le groupe anversois Daau, aux compositions alambiquées et inquiétantes, et dont le nom fait référence au Loup des steppes de Hesse. On est parfois proche de la pose iconique du western, comme dans la scène du fusil tenu sur les épaules par Johann. Et le film de placer sa splendeur désolée, volontairement assombrie par intermittence, au service d’un témoignage infini de l’humain qui résiste.
Bertrand Tappolet
L’IMAGE ET LE SON EN VIBRATIONS
Entretien avec le cinéaste John Shank.
Dans la manière qu’a votre film de travailler la pénombre, les images émergeant lentement de l’obscurité, se déployant parfois aux lisières du visibles, rappellent l’approche sensoriel d’un cinéaste Philippe Grandrieux (Sombre, La Vie nouvelle, Un Lac). Pour ce dernier, qui n’hésite pas à tourner plusieurs dioptries en dessous de la normale ou à évoluer dans le flou amniotique, pour mieux voir, il faut moins voir.
John Shank : Comme spectateur, afin de mieux percevoir, j’ai besoin d’épurer l’image, d’en retirer des éléments. Aborder ici les paysages physiques, humains et réalités d’un point de vue sensoriel est une nécessité. Afin de sentir, l’on ne peut tout voir. Lorsque l’on voit tout, on perd une part de ses sens. Enlever pour mieux voir, c’est focaliser le regard sur quelque chose. Il faut aussi demander au spectateur d’aller chercher dans l’image. Ainsi ne pas lui donner l’ensemble du visible et du perceptible immédiatement.
De la première à la quasi dernière scène, Johann, le protagoniste principal, a une manière singulière de surgir puis de se fondre dans la matérialité du décor environnant.
Ce sont des moments à la fois très écrits et dépendants des conditions de tournage. La dramaturgie de ce personnage apparaissant lentement de la brume est une manière d’emmener le spectateur, de lui dire : Faisons un pacte. Nous entrons dans un monde avec lui avant de se retrouver face à face, en espérant que le regardeur se trouve confronté à lui-même. Ou comment amener le spectateur vers le personnage dans une démarche physique de déplacement, de souffle réalisé à ses côtés. Par cet artifice, se dégage une manière de renouer le lien avec le spectateur.
Dès le début, le sensorium mêle le vent et le souffle. La bande son mêle ainsi le microcosme et le macrocosme au cœur d’une plurisensorialité.
Le long métrage a été réalisé grâce à des prises de sons en direct qui ont été par la suite reconstruits. Le début voit quatre plans successifs se déployer sur une construction sonore complexe et recherchée. On arrive ainsi dans espace baigné d’un grand souffle. Subitement, on se rapproche intensément de la respiration de Johann, le large soufflant mourant au cœur d’un plan large. C’est une question d’énergie et de sens.
D’où l’essai d’emmener le spectateur avant tout par les sens, l’oreille, en particulier dans cette séquence d’ouverture. C’est la première manière de demander au spectateur de lâcher prise et d’aller juste sentir avec le rythme intime du film. Le vent final est le fruit du mixage de plusieurs en répondant ici au souhait d’une amplitude renforcée, là il est agressif, ailleurs plus doux. Partant, se dessine une dynamique qui, je l’espère, reflète la trajectoire intérieure du personnage. L’idée du vent correspond au spectateur qui est peut-être dans un processus d’identification avec le héros.
Ainsi le vent raconte une histoire, tout comme les souffles des protagonistes excessivement présents. Nombre de respirations sont d’ailleurs refaites en postsynchronisation, variant de l’apaisement à l’affirmation. De fait, ce qui domine, c’est l’envie que le regardeur soit en contact avec le souffle, le vent.
Les premiers mots en voix off du héros sont : « Dormir. Dormir. Puis me réveiller au matin avec le premiers rayons du soleil » Cela fait théâtral, dans le bon sens du terme. Comme quand j’étais petit ». Qu’en est-il de ce rapport au sommeil et à l’enfance.
Un écrivain avançait en substance : « Si seulement la vie pouvait être comme le sommeil, faite de plaisirs simples ». Ou le sommeil associé à un plaisir simple alors que la vie n’est pas cet ordre. L’idée du sommeil et de l’enfance sont clairement reliées dans le film. C’est l’idée de pouvoir être bercé, tenu, contenu dans quelque chose qui apaise et permet un sommeil apaisant.
Au début, le personnage met en exergue une dimension qui participe de la nécessité de sortir de l’enfance, devoir naître et partant de disparaître, ce qui est l’un de ces conflits premiers de Johann. Biologiquement il est né au monde et aimerait peut-être quelque part, même en sachant que ce n’est plus possible être un enfant et dormir paisiblement. En témoigne ailleurs la scène dans le lit où un enfant demandant à l’autre plus âgé de lui raconter une histoire se voit rétorquer simplement : Dors. Autre élément qui rapporte à ce désir. Non de félicité absolue, mais de soif d’enfance encore présente chez un adulte.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
L’Hiver dernier. Cinéma d’Oron, Oron-La-Ville. Jusqu’au 26 mars. Et sortie en DVD. Site : www.cccke.be/lhiverdernier