A 44 ans le metteur et cinéaste bernois dirige le NTGent, Théâtre national de Gand, l’une des scènes européennes les plus en vue. L’artiste a suivi des études de sociologie. Avec pour professeurs le philosophe et historien des idées Tzvetan Todorov et le sociologue Pierre Bourdieu. Du premier, il retient le portrait de l’artiste créateur faisant obstacle à la déshumanisation. Et portant l’esprit de responsabilité, en incarnant un double engagement envers l’art et la société. Du sociologue français, il se remémore: «Bourdieu m’a dit “si tu veux parler” de la boxe, il faut devenir boxeur. Je fais un travail de journaliste, de sociologue quand je recrée quelque chose au théâtre.» (La Croix, 8.7.18)
Bousculer les classiques
A ses yeux, les réalités sont scandaleuses et radicales, le théâtre et le cinéma doivent l’être aussi. L’artiste lance ainsi un manifeste polémique dès son arrivée en 2018 au NTGent. Il défend un théâtre ouvert à la réflexion critique permanente visant à l’émanciper du répertoire. Pour mieux le livrer à une imagination et une actualité contemporaine. Quand Brecht s’inspire de l’Antigone antique de Sophocle, ne la réécrit-il pas aussi quasi intégralement?
De l’oeuvre chant du cygne à la mauvaise réputation de Mozart, opera seria bâclé à la gloire d’un pouvoir autocratique supposé «éclairé», La Clémence de Titus, Milo Rau fait pour le Grand Théâtre de Genève le 19 février une critique virulente touchant l’art, l’intellectuel, le pouvoir et l’élite pseudo-engagés. «Un véritable engagement, ce serait la révolution. Je crois que depuis 1791…, l’élite a compris que la vraie révolution, il faut l’éviter. Il faut faire semblant d’être du côté du changement, mais ne rien changer. C’est ce qui se passe dans cet opéra d’une manière presque absurde», développe le metteur en scène (Vertigo, RTS, 12.02.21).
La place du peuple
Milo Rau enchevêtre réalité et fiction, à la lisière de l’une ou de l’autre. Le poseur de moquette rouge du Grand Théâtre se fait retirer symboliquement le coeur, un sacrifice rappelant Willem Dafoe en Jésus dans La Dernière tentation du Christ de Martin Scorsese. Le vigile puis exécuteur d’un couple d’artistes pendus en scène témoigne de sa vraie fuite d’un Azerbaïdjan déchiré par les exactions. Les crimes de guerre et contre l’humanité (décapitations, mutilations) commis par les forces azerbaïdjanaises et arméniennes lors des récents affrontements dans le Haut-Karabakh restent encore à être traduits en justice.
Le Bernois apporte aussi à la pièce ses thèmes de prédilection: la violence, la transposition de l’intrigue dans le présent, l’histoire de l’art – La Liberté guidant le peuple de Delacroix refigurée en tableau vivant avec le coeur sculpté du peuple en étendard, David et sa Mort de Marat. Il y est question de dystopie et de la transformation ambigüe de la misère en art. Pour une mise en scène qui a tout de la mise en abyme d’un art représentant le peuple en lutte et célébré dans les temples muséographiques bourgeois. Un art dont la pulsation résistante et révolutionnaire s’est estompée derrière une brume pédagogique et consensuelle.
Evangile revisité
«Le Nouveau Testament est le livre le plus simple au monde. Bien davantage encore que l’Etranger de Camus. On est au degré zéro de la littérature. Rien d’ornemental, aristocratique ou bourgeois. La langue y est super directe et intemporelle. A plusieurs reprises dans le film, on croirait les dialogues issus d’improvisations. Mais il s’agit de cette dimension quasi documentaire propre à l’écriture biblique et au chaotique du récit du film. Si j’avais été le propagandiste de la Bible aux 2e et 3e siècles, j’aurais réécrit le livre. Il y a tant de contradictions. En témoigne le fait qu’au début Jésus est baptisé par un autre Messie.» Ainsi parle Milo Rau à propos de sa dernière réalisation au cinéma, Le Nouvel Evangile.
Quel serait le sermon de Jésus en notre siècle? Qui seraient ses apôtres? Le Bernois renoue à Matera au Sud de l’Italie, avec les origines de l’Évangile en mettant en scène une Passion au sein d’une société injuste et inégalitaire. Nous sommes en 2019. La cité est alors Capitale européenne de la culture et des milliers de touristes s’y pressent. Avec l‘activiste politique camerounais Yvan Sagnet, dans le rôle de Jésus, il crée une histoire biblique, pasolinienne et révolutionnaire. Selon le modèle du Christ, Yvan retourne comme «pêcheur d’hommes» dans le plus grand des camps de réfugiés près de Matera. Parmi les personnes échouées dans ce camp, il trouve ses «disciples». Ce sont des gens désespérés qui sont arrivés en Europe par Méditerranée pour être réduits à la condition d’esclaves par la mafia sur les champs de tomates. Plus de 500‘000 personnes rien qu’en Italie.
Alliés aux petits agriculteurs locaux, ces gens fondent la «Rivolta della Dignità», une campagne politique pour les droits des migrants. Le chant de l’auteur-compositeur transalpin Vinicio Capossela aux côtés du chanteur et guitariste de folk américain Woody Guthrie affirme que «cette terre a été faite pour toi et moi». Le film se révèle ainsi puissamment anticapitaliste, reconduisant le propos du Pape François s’étant rendu à Lampedusa pour dénoncer la «globalisation de l’indifférence». Il affirmait alors la nature mortifère et criminelle du capitalisme. Ce qui met en joie Milo Rau? «Le film a un impact sur la réalité: conséquence directe de la Rivolta della Dignità, autour de Matera, les premières Maisons de la dignité ont été fondées. Dans ces maisons, les figurants du film, d’abord sans abri, peuvent maintenant vivre dans la dignité et l’autodétermination. Et cela avec le soutien de l’Eglise catholique».
La Clémence de Titus. Sur www.mezzo.tv du 19 au 24 mars. Le Nouvel Evangile. Infos et billets pour e-cinéma sur www.lenouvelevangile-film.ch dès le 31 mars