Le film Me Duele la Memoria de Iara Heredia Lozar et Bastien Genoux a été diffusé en ouverture du colloque Exil Désexil, qui se tient jusqu’à samedi à l’Université ouvrière de Genève et à l’Université de Genève.(1) Ce colloque vise notamment à dresser le bilan d’un projet d’Université libre européenne ayant essaimé dans plusieurs villes et universités d’Europe et d’Amérique-Latine ces dix dernières années.
Réunissant chercheurs, intellectuels, artistes et militants, inspirés notamment par les travaux d’Hannah Arendt, de Cornelius Castoriadis, de Colette Guillaumin et d’Etienne Balibar, ce projet d’université libre s’est appuyé sur les rencontres des Assises européennes sur le droit d’asile (Genève, Bruxelles, Rome), du Groupe de Genève «Violence et Droit d’asile en Europe», du Tribunal de Berlin sur le droit d’asile ainsi que sur le programme du Collège international de philosophie Genève-Paris, sous la houlette de Marie-Claire Calloz-Tschopp. Travaillant sur les concepts d’exil, de désexil et d’émancipation à partir d’une perspective décoloniale et en s’enrichissant de l’apport de l’analyse littéraire, ses participants ont étudié les expériences des dictatures d’Amérique latine (Colombie, Argentine, Uruguay, Chili) tout en examinant les politiques migratoires, le droit d’asile ainsi que la question du service public en Suisse et en Europe.(2)
Faire vivre le récit des témoins
Me Duele la Memoria permet d’aborder un nombre important de questionnements du colloque. En donnant la parole à des exilés chiliens ayant trouvé un refuge durable ou temporaire en Suisse, ce film résonne aussi avec le dernier documentaire du grand cinéaste italien Nanni Moretti Santiago Italia, visible en ce moment sur les écrans suisses. (3)
Avec des images d’archives et des témoignages de première main de témoins des événements, le documentaire de Moretti met en évidence le rôle de l’ambassade italienne, qui donna un abri temporaire à des centaines d’opposants au régime du général Pinochet, puis leur permit de trouver refuge en Italie. Les interviews de Moretti, qu’on entend interagir et discuter avec les interviewés, confère une dimension personnelle à des récits émouvants, voire bouleversants.
A l’instar des protagonistes de Santiago Italia, les militant.e.s interviewé.e.s dans Me Duele la Memoria ont été les victimes de la terrible répression – des milliers de personnes assassinées et torturées, des dizaines de milliers de disparus, un million d’exilés . sous le régime de Pinochet, soutenu par la CIA. Mais, comme le film de Iara Heredia Lozar et Bastien Genoux le montre de manière très éloquente, ils ont aussi été les acteurs de l’impressionnant mouvement social qui a accompagné l’Unité populaire d’Allende. Comme le rappelle le sociologue et militant socialiste Jean Ziegler, aussi interviewé dans le film, cet élan populaire a suscité une vague d’admiration parmi les militants progressistes en Occident et un grand d’espoir partout dans le monde. Il a permis la nationalisation des secteurs clés de l’économie, l’expropriation des multinationales étatsuniennes, l’alphabétisation dans les quartiers pauvres et la création des «Cordons industriels» – une expérience sociale où les salariés ont occupé les usines, remis en cause la division du travail et fait fonctionner les usines sans les propriétaires.
Les femmes au premier plan : l’art des arpilleras
L’intérêt historique et la beauté esthétique du film tiennent notamment au traitement du témoignage des femmes interviewées et mises à l’honneur. Leurs interviews, par exemple celui de la militante du mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) Teresa Veloso, illustrent la force de la résistance à la répression du régime de Pinochet.(4)
L’orginalité du film tient en outre à l’utilisation des arpilleras qui illustrent le récit. Celles-ci étaient un moyen d’expression pour dénoncer et résister moralement aux crimes perpétrés par la junte, mais aussi une façon pour les femmes de quartiers modestes de subvenir à leurs besoins. Ces tableaux colorés en tissu, constitués de grandes pièces et d’ajouts de morceaux cousus aux couleurs vives, illustrent à la fois la vie quotidienne et les événements historiques. Elles suggèrent l’indicible et la capacité des femmes et des hommes à résister et transcender la souffrance. Les arpilleras donnent une unité narrative au film qui réussit le tour de force de relater la période de l’unité populaire avant le coup d’Etat, puis celle de la résistance et de la clandestinité au Chili et, enfin, celle de l’exil en Suisse.
1 Voir https://madamepasteque.ch/wp-content/uploads/2019/05/LeDesexilDeLExil_programme_web.pdf.
2 www.exil-ciph.com.
3 Pour les projections en Suisse, voir https://www.cineman.ch/en/movie/2018/SantiagoItalia/cinema.html#movie-detail-nav.
4 Elle sera présente à Genève pour s’entretenir avec le public.
Interview des co-réalisateurs du film, Iara Heredia Lozar et Bastien Genoux.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l’éclosion de ce film et son contexte de réalisation ?
Bastien Genoux (BG). Il s’agit d’un projet collectif. Il a émergé dans le sillage du film «La barque n’est pas pleine» (2014) de Daniel Wyss à propos l’accueil des réfugiés chiliens en Suisse et l’action du comité Places gratuites. Iara Heredia Lozar, Marc Gigase et moi-même avions travaillé avec Daniel Wyss sur ce film et accumulé de très nombreux rushs. Nous voulions les exploiter et les intégrer dans un récit un peu différent en prenant notamment appui sur les images d’arpilleras.
Iara Heredia Lozar (IHL). Au départ, il y a l’histoire de mon père. Militant brésilien de gauche au Chili, il a dû s’exiler en Suisse pour fuir la répression déclenchée par le coup d’Etat du général Augusto Pinochet, le 11 septembre 1973. Ma mère a quant à elle fui l’Espagne de Franco. Je suis née apatride en 1978 et j’ai grandi à Lausanne. J’ai été nourrie par les débats autour de la répression et de l’exil dès mon plus jeune âge. Le film part de mon regard pour donner la parole à plusieurs militant.e.s exilé.e.s du Chili réfugié.e.s en Suisse, dont mon père. Le défi était de gérer la distance entre le «je» et le «nous» car en tant que fille de réfugiés, j’ai été directement impactée par cette histoire. Elle a eu une répercussion très importante sur ma vie personnelle, en tant que fille d’un exilé ayant survécu aux traumatismes de la répression, puis comme la militante de gauche internationaliste que je suis devenue. C’est pourquoi le film mélange les genres et les registres. Il associe le témoignage intime au commentaire et à l’analyse historique. De ce point de vue, la collaboration de Marc Gigase, professeur d’histoire, a été très précieuse.
Le film exploite très habilement différentes ressources visuelles – interviews, images d’archives et des plans fixes sur les arpilleras -, mais aussi sonores – voix-off, musique, sonorités d’ambiance. Les arpilleras enrichissent beaucoup la trame narrative. Comment avez-vous opéré ce mélange ?
BG : Le fait d’opter pour différents types d’images et de travailler avec une image fixe permet d’accéder à différentes temporalités. On peut regarder les choses plus longtemps et différemment, échapper à l’aspect très concret des images d’archives qui peut être un peu écrasant. Les arpilleras sont des tableaux cousus à partir de tissus colorés qui décrivent la vie quotidienne au Chili sous la dictature de Pinochet. Elles forment des documents étonnants qui permettent de « décaler un peu le discours ». Le spectateur accède à une représentation plus symbolique et plus universelle du vécu sous la dictature. Les arpilleras permettent une meilleure identification des spectateurs au vécu des protagonistes interviewés dans le film.
C’est aussi une manière de mettre en avant le témoignage féminin dans une société où, tout à coup, ce ne sont plus les hommes, mais les femmes qui racontent l’Histoire. Après le coup d’Etat, les femmes des «poblaciones» – les quartiers populaires –, dont les maris avaient disparu ou étaient au chômage, ont inventé cette forme d’expression. Récupérant des chutes de tissus et des bouts de chiffons dans les usines, elles se sont mises à les confectionner. C’était un moyen d’expression pour dénoncer les exactions commises par la junte. En même temps, ces femmes de quartiers modestes pouvaient ainsi subvenir à leurs besoins. Celles-ci ont en effet été les premières affectées par le coup d’Etat, subissant un appauvrissement lorsque leurs maris ont été licenciés, arrêtés ou ont brutalement disparus. Cet acte créatif représentait aussi bien un moyen de subsistance qu’un mode d’expression pour témoigner des privations et humiliations de la vie quotidienne et dénoncer les violences et injustices du régime.
Nous avons décidé d’intégrer les arpilleras, non seulement pour rendre hommage à ces femmes qui ont œuvré dans la clandestinité pendant de nombreuses années, mais aussi pour donner à connaître ce travail extraordinaire par sa valeur symbolique, subversive et testimonielle. Ces tableaux cousus arrivent à exprimer ce que les mots taisent. Le recours aux arpilleras permet en effet d’aborder des thématiques difficiles comme la torture qui a été systématique. Nous n’avons pas voulu aborder ce thème dans les entretiens par pudeur et respect. Elles disent ce que les mots n’arrivent pas à exprimer. Comme le sujet est grave et douloureux, les arpilleras permettent également de ne pas générer quelque chose de trop triste. C’est un mode de représentation permettant d’être «plus léger» et de laisser une part pour l’imagination du spectateur. Le fait de filmer des arpilleras nous a également obligé à prêter une très grande attention à l’accompagnement sonore. Ce travail a été réalisé par Jerôme Cuendet. Ces sons rendent les arpilleras plus vivantes. Ce résultat d’ensemble a aussi été obtenu grâce à l’excellent travail de montage effectué par Myriam Rachmuth.
I.H.L.: C’était important pour moi de donner la parole aux femmes et notamment à celles des quartiers populaires. Cet art représentait pour elles un acte de résistance. A la base, cet artisanant est à la fois très féminin et très silencieux. Il est exercé dans un cadre privé, qui tout à coup devient public. Il permet de dénoncer les exactions commises par la dictature. Cela fut un moyen pour ses femmes de se réapproprier leur destin par le biais de la lutte car les arpilleras étaient cachées, puis circulaient. Elles partaient à l’étranger où elles alimentaient la résistance à la dictature. Les arpilleras font entendre la voix des femmes qui n’avaient souvent pas de moyens de s’exprimer avec des mots ou avec l’écriture. Sous le régime d’Allende, ces femmes participaient au grand programme d’alphabétisation.
Le travail des deux artistes que l’on voit dans le film Maria Madariaga et Patricia Hidalgo que nous avons connues à travers le Musée de la mémoire de Santiago, a été reconnu comme patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2012. Elles continuent à broder et à animer des ateliers. Les arpilleras reflètent encore les mouvements sociaux dans le Chili d’aujourd’hui: les manifestations d’étudiants pour la gratuité des études et contre la répression policière ainsi que la répression des indigènes Mapuche. Dans notre film, certaines arpilleras disent des choses, d’autres suggèrent. Elles témoignent de ce que l’on ne peut pas dire avec des mots. Elles vont plus loin que les choses dites avec des mots. Les tissus parlent. Les couleurs sont très vives et contrastent souvent avec le propos des protagonistes. Elles évoquent le soleil et cette terre chilienne coincée entre la montagne et les mers. Les arpilleras permettent des respirations, de voguer un peu, de naviguer au sein du récit général. Enfin, du point de vue cinématographique, le découpage des tissus et la couture peuvent être vues comme une métaphore, voire une mise en abîme, du processus filmique qui ressemble à l’assemblage d’une arpillera.
Votre film permet d’aborder des enjeux politiques et mémoriels cruciaux ayant trait à la fois à l’histoire du Chili et à l’histoire de la Suisse. Comment êtes-vous parvenus à concrétiser ce défi?
BG : Nous voulions en effet donner à voir et à comprendre les enjeux du Chili d’Allende et les immenses espoirs que l’Unité Populaire a suscités au Chili et en Europe. Le film nous permet d’explorer et de faire vivre la mémoire de ces luttes sociales. Il permet aussi de faire entendre des témoignages très chargés d’affects des militants ayant dû fuir la dictature de Pinochet. Cependant, une distance se crée grâce à la dimension militante du récit. Celle-ci permet de ne pas rester confiné dans le registre de l’émotionnel. Cela permet également de conférer une résonance au film aujourd’hui. Car pour les protagonistes et leurs descendant-e-s, il s’agit de l’investissement de toute une vie. Celui-ci s’est prolongé au Chili et en Suisse dans le cadre d’autres combats pour la dignité et pour l’égalité. Le film aborde également la question de l’accueil des exilés en Suisse et résonne toujours avec l’actualité de la question migratoire. Il permet de faire un retour sur le passé et de clarifier beaucoup de choses. Personnellement, en tant que Suisse qui ne suis pas directement lié à cette histoire d’un point de vue familial, je pense que c’est un film important. Je suis reconnaissant d’avoir pu contribuer à sa réalisation.
IHL : Remuer ce passé douloureux a constitué un exercice délicat. La parole de ces réfugiés a longtemps été tue. Bien que nos protagonistes n’aient plus aujourd’hui ce statut – certains se sont même naturalisés et exercent pleinement leur citoyenneté – ils ont longtemps été des étrangers, des réfugiés, des requérants d’asile. Leur besoin de parler était donc très fort. Le rapport à la mémoire varie selon les familles et les contextes, et aussi aujourd’hui en fonction de l’actualité politique. Dans le cadre de nos repérages, certains exilés chiliens nous ont dit: «Moi, j’ai tout oublié de mon séjour au stade national!». A leur arrivée en Europe et en Suisse, les exilés étaient généralement très actifs dans les réseaux de soutien à la résistance chilienne, au sein du collectif Chile (marxiste révolutionnaire) ou du comité Allende (communiste et socialiste).
En Suisse, ils se sont engagés contre la vente d’avions et pour informer l’opinion publique suisse de l’ampleur de la répression. Au Chili, la situation a très progressivement évolué. D’abord, avec la chute du régime en 1989, puis l’arrestation à Londres de Pinochet en 1998. On a assisté alors un phénomène de libération de la parole. Lors de l’anniversaire des quarante ans du coup d’Etat, ce sont les deuxième et les troisième générations d’exilés chiliens dont je fais partie, qui ont commencé à se manifester. Pour ma part, j’ai grandi à Lausanne dans un milieu complètement multiculturel – où se côtoient des Espagnols, des Portugais, des Italiens, des Kurdes, etc.
Le besoin d’entendre le témoignage de nos parents était très fort. Nous ressentions que de nombreuses choses étaient non dites. Nous avons eu la chance de pouvoir interviewer mon père Joao malade, peu de temps avant sa mort, à de très nombreuses reprises. C’était très intense. Il avait envie de dire plein de choses. Nous avons récemment aussi pu projeter le film au Tessin en présence d’Oscar, un autre protagoniste qui témoigne dans le film. Un homme présent dans la salle, ayant fui l’Argentine pour la Suisse en 1976, et qui témoignait de son vécu pour la première fois, a souligné que l’on donne peu la parole à ceux qui étaient enfants pendant ces événements tragiques. C’était très touchant. La parole continue donc à se libérer. Des travaux de maturité sont réalisés. De plus en plus de jeunes lisent des livres sur ce thème.
Quant à notre film, même si je pense qu’il est important de le voir sur grand écran, n’importe qui peut le voir en se procurant le coffret DVD. J’ai l’impression qu’il est particulièrement adapté pour le contexte scolaire. Grâce aux images d’arpilleras, le film peut intéresser les élèves qui sont moins à l’aise avec le registre langagier et discursif. Me Duele la Memoria permet ainsi d’aborder à la fois l’histoire du Chili, la question de l’asile, les luttes sociales et la place des femmes dans la société.